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Rubrique Ici mieux que là-bas

L’épopée d’Annie Steiner

Y’a des moments comme ça où affirmer sa fierté d’être algérien prend un sacré coup dans l’aile ! L’un de ces moments est l’enterrement de la moudjahida Annie Steiner.(1) Fier de voir le peuple, son peuple, ses amis, ses compagnons de lutte, l’enterrer dans cette terre à laquelle elle a sacrifié sa vie. Mais moins fier — beaucoup moins fier — de la modicité de la reconnaissance officielle de la part de pouvoirs publics pourtant habituellement enclins, en pareilles circonstances, à déployer de pompeux cérémoniaux. On sent comme une ambiguë circonspection. Avec tout le respect et l’affection qu’on peut avoir pour la diva, tout le monde ne peut pas être Warda El Djazaria ! Idem : avec tout le respect et la considération qu’on a pour l’acteur, tout le monde n’est pas Roger Hanin ?
Pourquoi donc cette réserve ? Est-ce parce qu’elle a demandé des funérailles simples, « sans chichi », comme le commente un de ses amis, Mohamed Larbi Merhoum ?
Possible ! N’y a-t-il pas d’autres raisons ?
Pour infiniment moins que ce qu’elle a fait et enduré, d’autres ont eu droit aux pompes de l’État. « D’origine européenne » comme on dit, elle choisit d’être algérienne et, en tant que telle, elle s’est battue pour un idéal, la cause de l’indépendance du pays.
Annie Steiner, Fioro de son nom de jeune fille, était issue d’une famille de pieds-noirs d’origine italienne. Elle vit le jour le 7 février 1928 à Hadjout (ex-Marengo). Née deux ans avant la célébration du centenaire de la colonisation, elle grandira dans une époque où le système colonial, fort de son autolégitimation, semblait devoir durer éternellement. Et malheur aux vaincus ! Dans ce contexte d’apartheid colonial, de séparation des populations entre colonisés et colonisateurs, on peut s’interroger sur ce qui a bien pu pousser la petite Annie Fioro à apprendre l’arabe en cachette à l’âge de 12 ans ? Déjà un signe de transgression de l’ordre !
Elle épousa Rudolph Steiner, un architecte suisse qui travailla dans les équipes de Le Corbusier, avec qui elle eut deux filles, Edith et Ida. Au lendemain de l’arrestation d’Annie Steiner, son époux quittera l’Algérie emmenant ses deux enfants dont la mère perdra la garde dans une procédure de divorce intentée devant les tribunaux suisses à la fin de la guerre. La perte de sa famille : voilà une des conséquences de son engagement dans le FLN.
Quand elle a été arrêtée, il semble que son époux aurait essayé de la faire libérer en tant que citoyenne suisse. Mais la démarche individuelle était contraire à ses principes de combattante anticolonialiste. C’est son peuple qui devait être libéré, pas elle seule ! Elle refusa toute compromission de ce genre !
Le jour du cessez-le-feu, heureuse d’avoir gagné l’indépendance, elle devait dans le même temps déplorer la perte de ses filles.
L’intérêt et la solidarité avec les Algériens colonisés la conduisent naturellement à soulager la misère de ses frères et sœurs en s’engageant dans les Centres sociaux auprès de Germaine Tillion. Rallier le FLN fut la suite logique de sa démarche révolutionnaire.
Agent de liaison pour le FLN, elle joua un rôle crucial avec l’agent de liaison du PCA, Joséphine Carmona, une lingère d’Oran membre du Parti communiste algérien,  dans la rencontre entre les dirigeants du PCA et ceux du FLN en 1956. Sadek Hadjeres se souvient avoir passé la nuit chez les Steiner, la veille de la deuxième rencontre FLN/PCA qui s’est déroulée rue Horace-Vernet où habitait le couple.
Membre des réseaux de Yacef Saâdi, elle est arrêtée le 15 octobre 1956 et condamnée en mars 1957 à 5 ans de prison. Incarcérée à Barberousse, elle assiste à l’exécution de trois militants de l’indépendance Fernand Iveton, Mohamed Ben Ziane Lakhnèche et Ali Ben Khiar Ouennouri, dits « Ali Chaflala » et « Petit Maroc ».
Elle composa un poème devenu célèbre : « Ce matin ils ont osé. /Ils ont osé vous assassiner/En nos corps fortifiés/Que vive notre idéal/Et vos sangs entremêlés/Pour que demain ils n'osent plus/Ils n'osent plus nous assassiner. »
Après l’indépendance, elle reste en Algérie où elle travaillera dans l’administration pendant trente ans. Elle vécut simplement et dans l’anonymat, fidèle aux principes de Novembre 1954, affirmant : « J’ai toujours cet idéal de liberté, je ne l’oublierai jamais. » Elle est morte en respectant jusqu’au bout son éthique de moudjahida. Alors pourquoi cette modération dans la reconnaissance officielle ? Est-ce parce qu’elle faisait partie de ces moudjahidate qui n’étaient pas tendres avec ceux qui ont détourné les promesses de Novembre ? Connue pour son franc-parler, elle déclarait : « Je n’ai pas fait cinq années de prison et perdu mes enfants, pour voir l’Algérie pillée comme au temps du colonialisme, pour que Monsieur Mohamed remplace Monsieur Pierre. »
Est-ce parce que, d’origine européenne, elle ne correspond pas ou plus au profil du nouveau héros national qui doit fatalement porter un patronyme à  consonance musulmane ?
Ce peuple, le sien, pour lequel elle a souffert et combattu n’est pas responsable de l’ingratitude de ses représentants obligés !
Peut-être assiste-t-on à un inédit révisionnisme qui essaye de réécrire l’histoire du mouvement national et de la guerre d’indépendance à travers le prisme étroit et fallacieux qui veut rétroactivement transformer la guerre d’indépendance en guerre de religions ?
Y’a des moments comme ca où il y en a qui osent…
A. M.

1) Annie Steiner répond avec sa franchise habituelle à toutes les questions dans l’ouvrage d’entretien réalisé en 2011 par notre consœur Hafida Ameyar : La Moudjahida Annie Fiorio Steiner – Une vie pour l’Algérie – Hafida Ameyar – édité par des amis de Abdelhamid Benzine – Alger septembre 2001.

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