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Rubrique Kiosque arabe

Être iconoclaste sans risques

Il y a les historiens, les chercheurs en histoire plus ou moins expérimentés, et il y a les chercheurs d'histoires, au pluriel bien sûr au cas où mon «s» passerait subitement à la trappe. Pour vous rassurer, nous ne sommes pas les seuls à tirer sur les corbillards, voire à faire la chasse à des morts plus anciens, juste pour obtenir un accès à la soupe, quitte à cracher dedans après. Mais nous n'avons rien inventé au demeurant depuis que les nouveaux prophètes ont ajouté de nouveaux cadenas d'amour aux portes hermétiques de l'ijtihad, de l'intelligence, en résumé. L'historien latin Suétone, à moins que ce ne soit la Bible, a inauguré la méthode du «venin dans la queue» (1), qui consistait à livrer le pire à la fin de ses biographies d'empereurs romains. C'est un peu le principe repris des siècles plus tard par Abbas Al-Akad que nous célébrons comme l'un des plus grands écrivains égyptiens et arabes de son temps pour certains textes. Courageux, mais pas téméraire, il a eu recours à la méthode Suétone dans sa très courte biographie de Mu'awya, le Compagnon du Prophète, qui s'est fait sultan et a fondé une dynastie. Toutefois, il a fait preuve de plus de témérité et de générosité en matière de venin, quand il s'est agi de faire des commentaires aussi ingrats que défavorables sur son amie May Ziadé (2). 
L'écrivain égyptien Anis Mansour, qui avait été l'élève de l'auteur des Sarah (3) avait déjà évoqué Dans le salon d'Al-Akad - Jours vécus cette relation d'amour avec May Ziadé. Il avait toutefois omis de donner la véritable raison de la rupture de cette dernière avec Al-Akad, présenté comme un amoureux transi, patient, animé de sentiments platoniques et très purs. En réalité, nous dit Waciny Laredj dans sa biographie romancée de May Ziadé (4), même si cette dernière répondait à sa flamme, elle n'était jamais allée jusqu'à assouvir les désirs d'Al-Akkad. À chaque fois qu'il revenait à la charge, mû uniquement par ses poussées de libido, raconte l'écrivain algérien, elle refusait de céder à ses désirs, en disant refuser le péché de chair. Ce qui avait fait dire d'ailleurs à l'écrivain égyptien que May Ziadé était «une forteresse entourée d'eaux profondes», ce qui la rendait imprenable et qui a fini par décourager l'amant éconduit. Ce que ne disent pas tous les écrivains égyptiens qui ont évoqué cette relation et que rapporte Laredj, c'est qu'Al-Akad, n'ayant pas réussi à assouvir sa fringale sexuelle, s'est vengé de May. Il a agi d'ailleurs avec une rare cruauté, en étant l'un des premiers à piocher dans sa tombe et à dire qu'elle était folle à lier, justifiant ainsi le forfait du cousin qui l'avait fait interner.
Ceci expliquant cela, il y a un autre Égyptien, d'un autre siècle qu'Al-Akad et d'une autre trempe bien qu'il ait quelque peu assombri sa réputation vis-à-vis de nous lors de la crise du football. Il s'agit de Youssef Zeydane, l'auteur aux deux prestigieuses récompenses littéraires, pour son roman Azazil (5), et qui a soulevé un certain émoi en 2017, en s'attaquant au héros Saladin. Or, dans l'imaginaire des peuples arabes et surtout aux yeux des Européens, Saladin, c'est le héros chevaleresque et magnanime, un chef tolérant et charitable envers ses ennemis vaincus. Or, Youssef Zeydane annonce sur le plateau d'une émission de télévision que Saladin n'est pas le héros que l'on croyait, mais un chef cruel et sanguinaire qui a commis des massacres. Il fait état de 800 notables fatimides assassinés lors de la conquête du Caire, et l'accuse de génocide planifié : pour empêcher le retour du chiisme, il a séparé les hommes et les femmes en âge de procréer. Qu'il ait voulu éradiquer le chiisme semble plausible puisque Saladin a entrepris, dès sa prise de pouvoir, de fortifier la capitale et de créer des écoles d'enseignement religieux sunnite. Il est ensuite revenu sur le sujet des massacres en affirmant que le sultan avait fait massacrer 200 000 habitants sunnites dans le seul quartier de Mansourah, au Caire. 
Ce qui semble peu plausible si on apprend qu'à la fin du XIVe siècle (Saladin, c'est le 12e et donc 2 siècles auparavant), la population du Caire dans son ensemble ne dépassait pas 200 000 âmes. Il y a eu certes des massacres de sunnites hostiles à la dynastie, à Mansourah, mais d'autres chroniqueurs et historiens, dont Ibn Iyas, les ont évalués par centaines, sans céder à l'excès. À vaincre sans péril : Youssef Zeydane s'est ensuite attaqué à un autre héros, typiquement égyptien celui-là, puisqu'il s'agit du général et chef nationaliste Ahmed Urabi (1841-1911). Ce dernier avait conduit en 1879 une mutinerie au sein de l'armée, vite devenue une insurrection totale contre l'autorité des khédives, puis la révolution qui porte son nom et qui triompha. Ahmed Urabi et ses partisans ne changèrent pas la nature du régime, mais obtinrent surtout la démission du Khédive Ismail, en faveur de son fils Tewfik qui nomma Urabi comme ministre. Ces évènements et la nature nationaliste de l'éphémère gouvernement que dirigea Urabi servirent de prétexte à l'invasion militaire franco-britannique de 1882 qui mit fin à l'épopée Urabi. Et c'est justement ce que lui reproche Youssef Zeydane, à savoir que sa révolution a été un prétexte à l'occupation de l'Égypte par la Grande-Bretagne pour une période de 70 ans. 
Argument spécieux, voire fallacieux, mais curieusement des avocats retors, comme en possède l'Égypte, et qui en sont arrivés à sacraliser même les eaux du Nil, n'ont pas bronché. Mais l'écrivain a aussi rendu un autre service à l'Histoire, suivi et conforté par Ibrahim Issa: la fameuse image d'Épinal figurant dans les manuels scolaires et montrant Urabi en train d'invectiver le khédive Tewfik est un faux en Histoire, juste pour émerveiller les enfants.
A. H.
(1) Du latin «in cauda venenum», qui consiste à énumérer toutes les bonnes actions du personnage décrit, avant de lui asséner le coup de grâce en révélant tous ses travers et crimes. Les Romains avaient tiré la leçon de la «flèche du Parthe».
(2) May Ziadé (1886-1941) est une femme de lettres palestinienne, originaire de Nassira (Palestine), et qui s'est fait surtout connaître dans les milieux littéraires du Caire, où ses salons étaient très courus. Sa beauté et son esprit ont suscité des admirateurs parmi les écrivains les plus huppés de son temps comme Djebrane Khalil Djebrane, mais aussi la jalousie de ses proches. C'est un de ses cousins qui a réussi à la faire enfermer dans un hôpital psychiatrique pour s'emparer de sa fortune.
(3) Longtemps, après la sortie du roman d'Al-Akkad Sarah, tout le monde a pensé que son héroïne, prénommée Sarah, était en réalité May Ziada, mais la vraie Sarah a existé. Il s'agissait d'une belle Libanaise, très belle et surtout moins farouche qui n'avait pas peur du péché comme May, et qui lui avait donné toutes satisfactions au point de devenir un roman. 
(4) Waciny Laredj. Mays-les nuits d'Isis Koubieh.
(5) Son roman a obtenu deux prix en Grande-Bretagne : celui du meilleur roman en arabe et celui du meilleur roman étranger traduit en anglais.

 

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