L'Arabie Saoudite, on y revient encore ne serait-ce que pour un
pèlerinage puisque le régime wahhabite a la mainmise sur les sanctuaires
de l'Islam, et qu'il n'entend pas desserrer son emprise. Certes, la
monarchie finira tôt ou tard par sacrifier quelques-uns de ses dogmes
religieux, comme annoncé bruyamment par l'homme fort du moment, mais
sans lâcher le pactole. Que valent Boukhari, Mouslim, Ibn Taymia, et
autres cheikhs voués à l'obsolescence, à côté de la manne financière que
constituent les «Lieux saints», et lieux de rédemption proclamés ?
Depuis des siècles, et de façon plus massive et plus efficiente ces
dernières décennies, des religieux manipulateurs, au service des
pouvoirs politiques, imposent leur vision de l'Islam. «Les religieux
constituent un danger par leur proximité avec les hommes du pouvoir, et
ces derniers représentent aussi un danger, par leur proximité avec les
religieux» : cette pertinente formule est de Chahinez Ouazir, auteure
égyptienne de La théologie emprisonnée.(1) Le livre publié l'année
dernière a connu un certain succès lors de sa présentation au Salon du
livre du Caire, qui reste vaille que vaille le plus grand rendez-vous du
livre arabe. Pour cette raison sans doute, et faute d'intérêt de la part
des traducteurs potentiels, l'ouvrage ne connaîtra sans doute pas la
consécration qu'il mérite. Outre le fait qu'il est écrit par une femme,
ce qui suppose un certain courage, voire de la hardiesse dans un pays
comme l'Égypte, le livre constitue une attaque frontale contre
«Al-Azhar». L'université millénaire déjà ciblée comme citadelle du
conservatisme, opposée à la rénovation du discours religieux prônée du
bout des lèvres par Sissi, est omniprésente, même en n'étant citée
qu'une seule fois. On en finit avec Al- Azhar en quelques phrases : «Al-
Azhar de quel siècle, celui des Fatimides, des Ayoubides, les Azharis
qui penchent vers le soufisme, ou ceux qui inclinent au wahhabisme ?».
Pour Chahinez Ouazir, l'intégrisme et la violence, que vit l'Égypte, et
avec elle le monde musulman, sont la conséquence des choix dictés par
des religieux, affublés du titre de «cheikh ». Les théologiens se sont
donc emparés abusivement de cette appellation, réservée à l'origine et
dans son sens étymologique, aux vieux, aux plus sages, et aux chefs de
clans, ou de tribus. L'auteure montre comment les premiers théologiens,
suivis par leurs disciples, se sont enfermés à double tour, et
emprisonné les musulmans avec eux, dans une prison sans fenêtres. Elle
aborde tour à tour la manière dont s'est construit le dogme dominant,
dénonçant l'utilisation de titres ronflants pour désigner les geôliers
de l'Islam, tels «cheikh-al-islam», ou «rénovateur du siècle».
Détournement de sens : ils se réclament d'une sourate («Al-Fatir»), et
n'en citent qu'un seul verset (28) qui parle de savants (Ulémas), et
s'adresse plus à des scientifiques qu'à des religieux. Après s'être
tressés les lauriers du chef, les théologiens ont imposé une règle
quasiment intransgressible, celle de l'unanimité des «savants», qui
évoque implicitement les quatre maîtres du sunnisme. Le principal
argument de Chahinez Ouazir est de nature historique puisqu'elle observe
que les fondateurs des quatre écoles de jurisprudence n'ont pas vécu à
la même époque. Ils n'ont pu donc se réunir, discuter, et confronter
leurs points de vue, pour obtenir l'unanimité sur des questions
théologiques, et cette unanimité est donc une simple clause de style.
Pour mieux illustrer son propos, l'écrivaine cite l'épisode de
l'utilisation de l'eau courante acheminée par tuyaux, et robinets, que
les Égyptiens appellent jusqu'à nos jours «Hanafiate». Pourquoi ? Parce
que l'école chaféite, suivie par la malékite, avait interdit
l'utilisation de ces robinets, et proclamé que toutes les ablutions
faites par ce moyen étaient illicites. En réalité, il se trouve
simplement que les porteurs d'eau à domicile appartenaient au rite
chaféite, et craignant pour leur gagne-pain, ils avaient suscité cette
fatwa interdisant l'eau courante. Le rite hanafite n'ayant pas
d'adeptes, ni d'intérêts dans la corporation des porteurs d'eau, avait
légalisé les robinets, rattachant ainsi son nom à cette innovation,
qualifiée d'hérésie par les autres écoles. L'écrivaine n'oublie pas
aussi de consacrer un chapitre au prêche du vendredi, qui n'est plus
cantonné aux mosquées, mais s'impose dans les quartiers, et immeubles
alentour par hauts-parleurs. De même que ces prêches, ces sermons, et
autres sujets religieux se transmettent par d'autres moyens comme les
fichiers audio et vidéo, ainsi que les chaînes satellitaires, diffusant
le discours dominant. Chahinez Ouazir note une ressemblance quasi
parfaite entre les prêches du vendredi, que ce soit au niveau du
contenu, ou du ton utilisé par l'imam, à commencer par l'introduction
archiconnue. La conclusion est aussi identique puisqu'elle consiste
généralement à implorer Dieu pour toutes sortes de sujets, en réservant
la part belle aux ennemis.(2) Ce qui est remarquable aussi dans les
discours de l'immense majorité des prêcheurs du vendredi, c'est le ton
comminatoire, et le rejet, ponctués par des éclats de voix, et des coups
de colère. «Il ne m'est jamais arrivé d'entendre un prêche qui évoque
des choses positives, donne des raisons d'espérer, et inspire un peu
d'amour, et ouvre le cœur des fidèles», dit-elle. «Et le plus grave,
ajoute-t-elle, c'est qu'il n'y a pas un seul fidèle qui ose interrompre
l'imam lorsqu'il profère des insanités, puisque cela ne se fait pas. Il
faut attendre, à la limite, la fin de la prière, mais entretemps le
prêche a produit son effet». On appréciera la profession de foi, en
introduction au livre : «Louange à Dieu qui m'a donné l'énergie de
comprendre, et de maîtriser mon incompréhension. Louange à Dieu qui m'a
beaucoup donné». Un avertissement sans doute nécessaire, mais pas
nécessairement suffisant, à l'adresse de ceux qui sont prêts à dégainer
anathèmes et excommunications. Pour l'instant, seuls des amis bien
pensants lui ont conseillé de faire preuve de prudence.
A. H.
(1) La théologie emprisonnée (Sidjn-Al-Fiqh) - Chahinez Ouazir – Editions Battana. 2017. Le Caire. Remerciements à notre amie Fatiha Belkacem qui m'a ramené ce livre, sachant qu'il ne sera pas disponible tout de suite en Algérie.
(2) En général, les ennemis sont les juifs et les chrétiens, mais les exigences de la guerre du Yémen, et du conflit avec l'Iran, ont ajouté à l'imprécation wahhabite un passage contre les Chiites criminels (Al-Rawafidh almoudjrimine).
A. H.
(1) La théologie emprisonnée (Sidjn-Al-Fiqh) - Chahinez Ouazir – Editions Battana. 2017. Le Caire. Remerciements à notre amie Fatiha Belkacem qui m'a ramené ce livre, sachant qu'il ne sera pas disponible tout de suite en Algérie.
(2) En général, les ennemis sont les juifs et les chrétiens, mais les exigences de la guerre du Yémen, et du conflit avec l'Iran, ont ajouté à l'imprécation wahhabite un passage contre les Chiites criminels (Al-Rawafidh almoudjrimine).