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Rubrique Kiosque arabe

Les quatorze péchés capitaux de Shahrour

Il y a des gens dont on est tellement lassé que sans être pour autant des pousses au crime, nous nous attachons à suivre le moindre de leurs pas, en espérant que ce soit le faux ou le dernier. Celui qui permet aux deux pieds de se retrouver enfin unis dans la quiétude éternelle du tombeau, tout en laissant aux survivants la latitude d'apprécier cette quiétude, d'un autre angle. Nous avons, en revanche, beaucoup d'appréhensions et d'inquiétudes à suivre les pas hésitants de certains aînés, que leur âge avancé n'autorise pas à commettre le moindre excès. Et si par malheur, ils disparaissent au moment où on avait le plus besoin d'eux, ou on s'y attendait le moins, nous nous sentons un peu abandonnés devant l'avenir qui nous attend sans eux. Le penseur syrien Mohamed Shahrour, qui vient de nous quitter à l'âge de 81 ans, était de cette engeance-là, celle qui s'obstine à triompher de l'obscurantisme et de l'ignorance sacrée. Au départ, rien ne destinait cet ingénieur en génie civil, formé en URSS (ce qui servira surtout à le diaboliser), à se lancer dans l'œuvre de sa vie : faire revivre un Islam des lumières. Car, de son point de vue, cet Islam-là existe, a existé, et il n'a pas attendu les âges d'or, catalogués comme tels dans les livres d'histoire, pour exister, mais il suffisait d'aller vers le Coran. Uniquement le Coran.
Mohamed Shahrour était un musulman pratiquant, mais un de ces pratiquants qui ne s'évertuent pas à rendre leur piété visible par des stigmates, évoquant parfois la tâche de Caïn. 
Il voulait relire le Coran à la lumière des progrès scientifiques et renouer avec l'Islam des origines, mais un Islam débarrassé des strates, empilées durant des siècles par les théologiens. Il était donc catalogué «coraniste», à l'instar des penseurs égyptiens Djamal Al-Bana et Ahmed Sobhi Mansour, car il voulait retourner au seul Coran et expurger l'Islam de la Sunna. Shahrour était à sa manière un «salafiste», mais il projetait à l'encontre des fondamentalistes d'extirper du patrimoine tous les hadiths sur lesquels s'adosse l'Islam politique de nos jours. En agissant ainsi, Mohamed Shahrour ne contredisait pas les enseignements du Prophète de l'Islam, puisque c'est le Prophète en personne qui a interdit la transcription de ses hadiths. Il craignait, en effet, que ces hadiths ne viennent rivaliser ou entrer en conflit avec le Coran, ce qui est effectivement arrivé après l'ouverture des vannes, sous la dynastie omeyyade. Pour le penseur syrien, ce sont les dynasties omeyyade et abbasside qui ont imposé la Sunna, au détriment du Coran lorsque ces dynasties étaient au faîte de leur puissance politique. Il s'agit donc juste de considérer les hadiths comme des éléments d'histoire.
Shahrour affirme, en effet, qu'il s'agit de revoir de fond en comble les constituants du patrimoine religieux et de les réexaminer à partir de nos connaissances et de nos réalités. Il faudra asseoir de nouvelles bases théologiques, loin des critères et des savoirs qui étaient en vigueur au deuxième et au troisième siècle de l'Hégire, et sans l'intervention des États. Aujourd'hui, déplore-t-il, le discours religieux que nous adressons au monde n'est pas celui de l'Islam de la révélation ni celui du message de Mohamed, c'est un discours tout à fait opposé. En plus de son livre le plus célèbre, «Le Livre et le Coran», où il expose sa relecture du Coran, le penseur syrien a plaidé pour la nécessité d'assécher les sources du terrorisme. Malheureusement, beaucoup d'États et de dirigeants politiques, qui ont adhéré à cette thématique, se sont cantonnés aux sources de financement et au recrutement d'exécutants. Or, explique-t-il, le terrorisme n'est pas né ex nihilo, mais il se réfère à notre culture et son action ne fait que rééditer des faits intervenus aux premiers âges de l'Islam. Et il ajoute : «Tant que nous continuerons à lire l'Islam de la même manière, nous obtiendrons les mêmes résultats, quelles que soient les appellations, Al-Qaïda, Daesh, Boko Haram, ou autres groupes. Les groupes terroristes se réfèrent aux mêmes textes et aux mêmes exemples.
Le penseur a toujours défendu la primauté du Coran comme source de législation, tout en soulignant que l'Islam laisse une grande liberté de manœuvre à l'homme sur ce chapitre. Il souligne qu'il y a dans le Coran de quoi alimenter toutes législations sur terre, alors que dans le patrimoine théologique hérité, nous trouvons des dispositions qui contredisent le Coran.
Outre la réfutation de hadiths, comme source de législation, Mohamed Shahrour a contesté également certaines lectures et exégèses du Coran sur des sujets sensibles, comme l'héritage et les interdits. Il est de notoriété publique que le penseur syrien a soulevé l'ire des conservateurs sur deux sujets : le premier sur l'héritage, en concluant de sa propre lecture du Coran que Dieu a instauré l'égalité entre l'homme et la femme en la matière, contrairement à l'usage. Dans ce domaine, aussi, il s'est inscrit en faux contre la croyance que l'Islam interdit la transmission d'héritage par voie testamentaire. Le second sujet, en reprochant aux théologiens d'avoir péché par excès de zèle, par exemple, en portant le nombre de péchés capitaux (haram) à soixante-dix, alors qu'il n'en a dénombré que quatorze dans le Coran. Quant à la cohabitation du religieux et de la politique, il l'a résumée très clairement : «Le seul pouvoir que possède la religion, c'est celui de la conscience. 
S'agissant du pouvoir politique, c'est une autre affaire qui est différente et qui n'a rien à voir avec la religion. Il n'est pas dans les fonctions de l'État d'envoyer les gens au paradis ou en enfer, sa fonction se limite aux problèmes d'ici-bas. Et s'il n'est pas possible de séparer la religion de l'État, il faut en revanche dissocier la religion de l'État.» On comprendra que la disparition d'un tel homme puisse susciter autant d'émotion et de peine que celles que l'on peut ressentir devant la perte d'un être cher. Regrets éternels, Mohamed Shahrour !
A. H.

 

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