Placeholder

Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Aïssa, l’Elvis Presley !

Par Rabah Saâdoun

Désormais, Aïssa fait partie du décor quotidien de la ville et ne passe jamais inaperçu. Mallette noire à la main, il porte souvent des costumes amples, certes un peu usés, mais propres et griffés. Le sens affûté par l’expérience de plusieurs années de pratiques de classe,  coupe de cheveux banane, légèrement gominés, lèvres charnues, gueule désinvolte… Il a précisément les traits d’Elvis Presley et, partout où il passe, on le remarque.

La ressemblance avec son idole est frappante. Ressemblance qu’il entretient depuis qu’il était enseignant de langue française. Un vrai gentleman, modeste, honnête et très serviable ! Actuellement, il est retraité et passe son temps à déambuler en ville avec son trésor bien caché dans sa mallette.  Des revues et des magazines français, il en raffole : Paris Match, Voici, Gala, VSD, Télé 7 jeux et bien sûr son livre fétiche : la biographie d’Elvis Presley. Si on ne l’aperçoit pas faisant les cent pas en ville, c’est qu’il est attablé dans un café, sirotant son breuvage, cigarette de marque entre les doigts, grille de mots croisés sur la table et damant le pion à Hamid, enseignant de français à la retraite, le cruciverbiste par excellence de la ville de Tissemsilt.

Il lui arrive des fois de prendre avec lui dans sa mallette ses anciens documents pédagogiques : fiches, cahier journal, cahier de formation et même des progressions du programme de l’époque où il enseignait. Et parfois c’est carrément des Opni (objets pédagogiques non identifiés). 
Et quand il les porte, c’est qu’il projette d’aller droit vers son ancien collège où il enseignait et sans demander la permission à quiconque, il pénètre dans une salle où forcément il  y a un enseignant de français donnant son cours comme s’il s’était informé à l’avance de l’emploi du temps de tous ceux qui enseignent la langue de Molière. Il l’interrompt et termine l’explication du point de langue du jour mentionné au tableau. 
Tout cela sous le regard étonné des collégiens qui s’interrogent sur l’intrusion d’un tel personnage et même de celui de l’enseignant qui ne le connaît pas et qui se tient à l’écart car il n’arrive pas à comprendre le pourquoi de cette invasion inopinée, n’osant pas l’arrêter  car pensant qu’il s’agit d’une inspection pédagogique. Mais pour ceux qui le connaissent dans le corps des enseignants et, heureusement qu’ils sont nombreux, son entrée par effraction ne les aurait pas choqués. Ils le laissent faire car ils savent que c’est quelqu’un obsédé par l’enseignement et à chaque fois cette nostalgie pédagogique le serre fort au point où il se dirige directement vers ses anciens repères.  Une fois sa prestation pédagogique de haute qualité terminée, il prend sa mallette, serre la main de l’enseignant, salue les apprenants avec un sourire très large et quitte la salle.
Dans la rue, dès qu’il croise un enseignant de français qu’il reconnaît, il l’arrête automatiquement et lui pose des tas de questions sur tout ce qui a trait à l’enseignement du FLE (Français langue étrangère) n’hésitant point à étaler ses connaissances et son savoir dans ce domaine. Azziza, une de ses anciennes collègue, stagiaire à l’époque, se lacère les joues comme elle le dit : «dès qu’il me croise, Aïssa me rappelle tous les bons et mauvais moments passés ensemble au collège, mais il insiste surtout sur le coup de main qu’il m’avait donné pour passer mon Capem.»  «Tu te rappelles Azziza, c’est moi qui t’ai élaboré les fiches et les progressions, c’est moi qui t’ai aidée à corriger les cahiers de tes apprenants, c’est moi, etc.», lui répète-il à chaque fois.
Notre Elvis Presley ne rate aucune journée pédagogique organisée par les inspecteurs de français. Il assiste, prend note et participe comme s’il était stagiaire. Il propose même ses services pédagogiques aux inspecteurs en cas de besoin. Altruiste et généreux, il prête souvent ses anciens livres de pédagogie et de didactique à ceux qui le lui demandent et parfois, peut même en offrir.  Ce célibataire endurci qui a passé toute sa vie au service de l’éducation se retrouve actuellement déprimé et fortement mélancolique  car se sentant délaissé par sa grande famille, surtout celle de l’éducation. Avec sa maigre retraite, il arrive tant bien que mal à joindre les deux bouts et à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Mais malgré tout cela, il est toujours bien soigné et tiré à quatre épingles.
Par ailleurs, une autre obsession le hantait et le hante toujours, celle qui a forgé toute sa personnalité  : son amour pour son idole Elvis Presley. Il garde précieusement tout ce qui a trait à ce chanteur mythique des débuts du rock’n’roll. Eh oui, plus de trente ans après sa mort, Aïssa en parle comme s’il était encore vivant et rien ne lui échappe de sa biographie ! Il connaît par cœur quelques chansons de son répertoire. Et surtout, ne lui dites jamais que vous en êtes fan, car il ne vous lâchera pas d’une semelle et vous risqueriez une vraie glu, synonyme de son amour indescriptible pour ce chanteur !
Djamel, son frère, bel homme qu’il était lui aussi et partageant la même passion, lui avait emboîté le pas mais avec un peu plus d’implication. En effet, lui, était enseignant d’anglais et se métamorphosait en Elvis Presley dès que l’occasion se présentait.
La coiffure culte du chanteur bien soigné et aidé par la langue de Shakespeare qu’il maîtrisait correctement, il répétait sans difficulté les meilleures chansons de son chanteur préféré et imitait même son déhanchement suggestif ! Il faisait même partie d’un groupe de musique de chansons occidentales  à l’époque, le fameux groupe des Hendels de Vialar. Malheureusement, lui aussi a pris précocement sa retraite suite à une invalidité mentale et, actuellement dépressif, il ne vit que des   souvenirs des années phares de son adolescence. 
Surtout celles où il enseignait au nouveau CEM, the teacher y revenait souvent, en dehors des heures de cours, pour faire son one man show, selon les dires de l’ex-concierge de l’établissement aâmi Rabah : «Je me rappelle de lui, il venait souvent au collège, ouvrait le portail et se dirigeait droit vers la salle 6 et commençait à faire son cours devant une salle vide ! Je le laissais faire bien sûr et ce n’est qu’après un certain temps que j’allais le voir en lui disant que ça a sonné et qu’il fallait quitter les lieux. Je comprenais son acte innocent, lui qui quelques années plus tôt avait fait les beaux jours de l’établissement. Que Dieu le guérisse.» 
 Aïssa, lui, se moque qu’on ne lui ait jamais témoigné la moindre reconnaissance, son seul souci étant de profiter au maximum de la vie : bien manger, bien s’habiller, fumer comme un sapeur-pompier, acheter les meilleurs magazines et revues d’actualité, débattre des sujets qui ont trait à l’enseignement et à l’éducation, et surtout terminer la grille de mots croisés du jour. Avec l’âge, il ne soigne  plus, comme avant, son look rock’n’roll d’antan et se contente d’être lui-même.

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder