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Rubrique Le Soirmagazine

La ville méditerranéenne est une belle femme en haïk qui voile de blanc ses splendeurs Alger, les noms du voyage

Par Noureddine Khelassi
Alger, c’est plus qu’une ville. C’est, avant la géographie, la géologie, l’art, l’architecture et l’Histoire, un nom pluriel. Un anthroponyme pas comme les autres, car c’est celui d’une femme surnommée El Bahdja. La bien-nommée radieuse, dont la vue, au jour levé et au soleil couchant, vous emplit le cœur de gaîté. C’est une femme en haïk qui voile ses splendeurs de blanc, malgré l’avanie du temps et la vilénie de l’habitant. C’est en effet une femme puisque son nom, synthèse de tant de patronymes, d’appellations fluctuantes et de dérivés toponymiques, tous au féminin déclinés, parfois au pluriel, en a fait une femme. «Une femme opulente assise en tailleur accueillant entre ses jambes une mer d’un bleu à nul autre pareil», comme la regarde de ses yeux énamourés et l’honore de ses mots tendres  l’amoureux de l’Histoire Daho Djerbal. 

Comme lui, combien sommes-nous, Algérois de souche, d’implantation plus récente ou de passage, à l’avoir épousée, en premières ou en secondes noces ? Epousailles durables ou éphémères aux couleurs de sa mer à la fois bleue, mauve et opalescente  et aux teintes de son ciel d’azur, d’azur brume, d’azur clair et d’azur azurin.

Ville-femme, femme-cité
Mais de quoi la ville-femme, la femme-cité est-elle finalement le nom ou le surnom ? Alger, El Djazaïr, Lezzayer Tamanayt ? El Bahdja, La Blanche ou El Mahroussa ? Ikosim, Icosium, Aldjère, Djazaïr Béni Mezghenna, Djézèyère et bien d’autres déclinaisons ? Son toponyme, c’est l’un ou l’autre et c’est tout cela la fois : une succession de flexions et de désinences qui font l’Alger d’aujourd’hui. Alger, femme âgée, mais dame sans âge, dont le nom ou le prénom, qu’importe la patronymie, déroule l’Histoire, la sienne de longs cycles. 
La ville, le site et le nom intimement liés, c’est déjà une légende, celle d’Hercule. Il y a si longtemps, dans le récit de sa fondation, le grammairien et compilateur latin Caius Julius Solinus, dit Solin, qui vivait vers la fin du IIIe siècle après Jésus-Christ, racontait la légende de la toponymie. Sous sa plume, le toponyme et le nombre n’auraient fait qu’un : «Lorsque Hercule traverse cette contrée, vingt de ses compagnons, l’ayant abandonné, choisirent un emplacement et y élevèrent des murailles. Afin qu’aucun d’eux ne put se glorifier particulièrement d’avoir imposé son nom à cette cité, on donna à celle-ci un nom formé du nombre de ses fondateurs. Vingt en grec, se disant Eikosi, Ikosim, et, plus tard, au temps des Romains, Icosium, le nom et la ville qui en seraient dérivés. 
Au commencement fut d’abord le nom et sa légende. Appellation nimbée du mystère des siècles et de la mythologie du patronyme, aux rythmes du voyage d’Hercule à la recherche des pommes d’or des Hespérides, qu’une tradition situait aux confins occidentaux de l’Afrique. Une légende, un nom et la légende d’un nom. Et déjà des femmes. Les Hespérides, les fantastiques Nymphes du Couchant. Eglé, Erythie et Héspérie, perdues dans des jardins fabuleux, aux couleurs d’agrumes, l’autre nom des Hespérides. Ikosim, c’est également le lieu, l’île ou les îlots des mouettes. Oui, Alger est aussi une mouette, comme elle, de blanc drapée. L’île aux mouettes ou les îles de tchoûtchoû mâleh, «l’oiseau salé», le «djoudjou» des Osmanlis d’Alger, dont la stridulation matinale réveille la ville pour lui rappeler, aux aurores, sa méditerranéité. 
Alger, toujours le nom qui vaut l’escapade. L’île d’oiseaux impurs, ressuscitée par son fils Bologhine Ibn Ziri, le Sanhadji qui la nomma Dzaïr Béni Mezghenna, les Ath Mezghan, de pure lignée. Ziri, Ziride, Dzayer, Dziri et Iziriyen, autant de déclinaisons qui désignent Alger, les Algérois et leurs racines berbères. Ainsi est fait un nom singulier mais si pluriel par ses multiples alluvions qui l’ont longtemps fertilisé. Alger ou Aldjère, déformation catalane d’El Djir et de Bled El Djir, la ville de la chaux. La légende dit que c’est à sa couleur que la capitale doit son autre nom d’Alger la Blanche. Puis, Kheireddine, le corsaire méditerranéen, qui ne voulait pas que sa ville conquise soit une simple succession de bosses, tertres, monticules, pentes et collines, lui donna son prolongement marin, avec le port et la jetée de l’amirauté. Le marin aux nefs agiles fixa ainsi le destin urbain et la prospérité historique de la ville. Béni soit-il donc ! 
Avec lui, et sur ses traces, Alger a gravi ensuite les pentes qui la dominent pour qu’elle domine mieux la mer. Berbère depuis des lustres, elle est née longtemps avant l’avènement du Christ. Phénicienne, Romaine, Byzantine, Vandale, Arabe, elle est tout aussi bien maghraoua, zénète, ziride, almoravide, almohade. Comme elle est également ottomane, espagnole, française, méditerranéenne, africaine, maghrébine de caractère et terre d’accueil généreuse des Juifs et des Andalous. Païenne, juive, chrétienne et malékite, Alger était œcuménique et cosmopolite. Toujours singulière, toujours plurielle ! 
La ville d’autrefois, comme celle d’aujourd’hui, européanisée par Frédéric Chassériau, et plus tard rationalisée par Le Corbusier, Henry Sauvage, Fernand Pouillon, Viollet-le-Duc et bien d’autres architectes, est une ville en cascade. Une agglomération suspendue au flanc d’une petite montagne et de nombreux mamelons environnants qui lui offrent tant de balcons et autant de belvédères sur la mer. Comment donc, en dépit du Covid, des pénuries d’eau, de la vie encore plus chère dans une ville qui n’est plus tellement la conviviale des temps jadis, ne pas s’enivrer, encore et encore, des mots amoureux pour elle d’Anna Greki ? Poétesse éblouie par ses lumières, totalement séduite par cette ville qui dit l’amour à ceux qui la regardent avec les yeux de la passion ensoleillée ! Colette Grégoire, Française de langue, mais Chaouie des Aurès, là où Dieu est lumières, Anna Greki la moudjahida, l’amoureuse épanouie de son pays, dit en poème désordonné : «J’habite une ville si candide qu’on l’appelle Alger la Blanche, ses maisons chaulées sont suspendues en cascade, en pain de sucre, en coquilles d’œufs brisés, en lait de lumière solaire, en éblouissante lessive, passé au bleu en dentelle, en entre-deux en plein milieu de tout le bleu […], on l’appelle El-Djazaïr.» 
Toute la poésie de la ville, dans le nom condensée. Alger, ce n’est cependant pas seulement la toponymie. C’est aussi la topographie, dont les cinq portes de sa Casbah. Cité en hauteur, en escaliers, en rampes, en sinuosités, en balcons, en terrasses telles des tables gigognes, ses cinq portes ouvrent sur une ville serpentine et ondoyante, à flancs de montagne incrustée. Une ville au pied de la montagne, Qâa’ el Djebel, et à son sommet, Râ’s el Djebel, ainsi vue par les Qassbadjis, ses habitants d’hier et d’aujourd’hui. Sa Casbah, c’est finalement El Djazaïr zemân, Alger autrefois, comme l’a vécue et la célèbre encore son digne amoureux, Kaddour M’Hamsadji. Une ville en triangle massif, dont la base est parallèle à la Méditerranée et dont le sommet se situe précisément à Dâr es-Soûltan, le palais du Sultan, à Bab Ejdid, vieille citadelle surplombant la médina qui semble fondre vers la mer. 
La ville ottomane, divisée en Haute et Basse Casbah, qui effleure à peine l’autre Alger. Une cité haussmannienne et néo-mauresque que La Casbah attouche par ses cinq portes. Bab El Oued, Bab El Bhar, Bab Edzira, Bab Azzoun et Bab Ejdid. Cinq portes comme les doigts d’une main qu’on ouvre pour saluer, pour conjurer le mauvais œil, ou pour congédier les envies jalouses. Au-delà des portes de la ville ottomane, la cité européenne. Autour d’elle, implantée dans un bel ordonnancement, avec des percées transversales, des rues avec des rampes, des escaliers, des avenues à arcades et en galeries pour les protéger du soleil, notamment sur le sublime front de mer. Alger, c’est finalement l’urbanisme mixte, la dualité architecturale, les cultures d’hier séparées. Deux villes, l’une arabo-berbère ; l’autre, européenne, longtemps cloisonnées, désormais ouvertes l’une sur l’autre, voisines par cohabitation, mais jamais entremêlées. 

El Bahdja de Dahmène El Harrachi 
El Bahdja que pleure en la chantant son fils de ses quartiers européens de l’est, Dahmène El Harrachi, c’est avant tout son front de mer, à l’ouest. Une réplique sur la Méditerranée de la parisienne rue de Rivoli. Juste après les deux portes de Bab El Bhar et Bab Dzira, les deux ouvertures sur la mer et vers la cité, et devant Bab Azzoun, la venelle à arcades, le front de mer est une fantastique promenade avec une architecture de rampes d’accès au port et à l’Amirauté. Un immense et long balcon qui permet de voir au loin, au plus loin, le cap Matifou et le djebel Bouzegza qui cache à peine le majestueux Djurdjura. 
Enclave adossée à une montagne, Alger est ainsi une ville ouverte sur la mer et sur une grande ceinture montagnarde qui va de l’Atlas blidéen aux contreforts de la Grande-Kabylie. Au bout occidental du front de mer, à la fin du grand boulevard de l’impératrice Eugénie, baptisé souverainement Zighoud Youcef et Che Guevara, deux frères d’armes algérien et argentin, se dresse l’Amirauté, aujourd’hui siège des forces navales de l’Algérie indépendante. Si l’on s’y attarde un peu, et pour peu que l’on y tende l’oreille, on peut entendre le brouhaha des corsaires ottomans. Boucaniers conquérants revenus dans l’Alger de la Régence après quelques raids flibustiers sur des côtes de la Méditerranée occidentale. Et si on poussait un peu plus loin les pas, en surplomb immédiat de l’Amirauté, entre Bordj Essardine et Bordj El Goumène, on pourrait entendre tonner de mille boulets, derrière le bruit des flots et la musique des siècles, Baba Merzoug. Le saint père-canon qui donna à Alger son autre nom de Mahroussa, la citadelle bien gardée ! 
Alger, un nom, encore un nom, toujours un nom ! Alger, c’est donc une immense terrasse sur la mer, faite de belvédères, de belles vues sur la ville étagée et étalée, masses blanches et rouges, et verdure de plain-pied et plein la vue, jusqu’à la mer, et au plus loin que porte l’horizon. Alger, au-delà de la géographie, de la topographie, de la toponymie et de l’Histoire, c’est finalement un tableau impressionniste où se côtoient et se congratulent romantiques, orientalistes, impressionnistes, surréalistes et miniaturistes : tous, poètes des mots et des couleurs. Ensemble de décors baroques, rococos, arabes, berbères et hispano-mauresques. Conglomérat de maisons bourgeoises et de résidences nobiliaires turques, d’édifices modernes imposants, d’architectures haussmannienne, néo-mauresque et ottomane, de carrelages stylisés, de faïence moderne et de zellij ancien. Rencontre de l’Orient et de l’Occident, du Maghreb et de la Méditerranée, de l’islam, de la chrétienté et de la judaïté. 

Voyages à travers les noms
La promenade à Alger, c’est aussi des voyages par le biais d’autres noms. Des patronymes qui font aussi, à travers la durée historique et l’éclectisme de l’architecture, l’âme de la ville, son identité plurielle, son cosmopolitisme humain et son œcuménisme culturel. Très loin dans le temps, c’est Solin le Latin qui raconta sa première légende. C’est, plus tard, Abou Obeid El Bekri, polygraphe andalou qui s’en est entiché. C’est El Idrissi, Charif Hassan Al Quortobi, le célèbre géographe qui célébra ses charmes. C’est Barberousse l’Albanais, son libérateur et occupant des lieux, c’est aussi l’Espagnol Diego de Haëdo qui décrivit sa topographie pour mieux raconter une superbe Histoire générale d’Alger. C’est également le monumental Ibn Khaldoun et sa phénoménale Histoire des Berbères. Et bien d’autres noms comme Miguel Cervantès, le père de Don Quichotte qui donna son nom à sa célèbre grotte de captif des marins barbaresques. C’est Mohamed Bencheneb qui fixa pour l’éternité Les mots türks et persans conservés dans le parler algérien.  
C’est, d’autre part spirituelle, le grand philosophe d’El Biar, Jacques Derrida, qui construisit à Alger sa célèbre théorie de la déconstruction. C’est également la féerie du cinéma à La Casbah, avec le légendaire Pepe le Moko  de Julien Duvivier.  La Casbah, titre éponyme de John Cromwell, ou encore La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Et, plus tard, l’inoubliable Tahya ya Didou, du regretté Mohamed Zinet, et, bien sûr, l’inimitable Omar Gatlatou. Autant d’hymnes d’amour à une ville que l’on n’aura pas fini d’aimer et de revisiter, malgré l’outrage du temps inexorable et la main avilissante de l’Homme. C’est enfin, mais pas la fin de l’histoire, un autre nom comme une invitation renouvelée à la balade, Henry de Montherlant. Un magicien des mots pris de vertige devant le panorama algérois et à la vue de la vieille ville et du port. Etourdi à la belle saison par les cris stridulants des hirondelles et des mouettes, il s’exclama : «Ce matin à l’aube comme ce soir au crépuscule, une ville d’hirondelles, de folles nageuses de l’air, zigzagantes, effleurant les corniches, juste assez pour désirer être autre part, tantôt noires, tantôt blanches, tantôt bleuâtres, selon ce qu’elles opposent d’elles au premier feu du jour.» 
Nom d’une ville, Alger est plus qu’une ville, un nom du bonheur d’être dans une cité de lumières et de couleurs, même si El Bahdja, la radieuse, n’a plus elle-même les cris de joie méditerranéenne de ses blanches mouettes. 
N. K.

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