Placeholder

Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie «La vache des orphelins»

Si Tahar a amassé une petite fortune du temps des pénuries, il arrivait à se procurer tous les produits : café, beurre, huile, concentré de tomates, lait, semoule...
Quand on entre dans son magasin d’alimentation générale, on ne remarque aucune différence entre lui et les autres commerçants qui vendent les mêmes denrées, c'est-à-dire des étagères désespérément vides, mais si l’on se donne la peine de monter les quelques marches qui mènent à sa soupente, on y découvrirait une véritable caverne d’Ali Baba ; il y a là de quoi ravitailler tout un régiment.
Fin limier, il peut repérer d’un simple coup d’œil un contrôleur des prix, un client qui ne lésine pas sur la dépense, et un pauvre près de ses sous, capable de le dénoncer pour vente au marché noir.
Pour les nantis, qui acceptent de payer le prix fort sans rechigner, tout est disponible avec, à la clé, la livraison à domicile, et ce, sur le dos de son employé, en la personne du vieux Abderrahmane, qu’il exploite honteusement pour une bouchée de pain.
Alors que pour ceux qui ne peuvent pas se permettre de telles dépenses, sa réponse et toujours la même :
- Oulach (je n’ai rien), d’une voix méprisante et hautaine.
A la fin des années de rationnement, il a pu se construire une très belle bâtisse et agrandir son commerce. Et avec l’argent récolté en période de spéculation, il a voulu s’acheter notoriété et respectabilité à peu de frais.
Afin que l’on parle de lui comme d’un homme généreux et pieux, il attendait les jours des fêtes religieuses pour remplir des pots en plastique de monnaie de un à dix dinars, se mettait à une de ses fenêtres situées au premier étage, puisait des poignées de grosses et petites pièces dans les récipients posés à côté de lui pour les jeter dans la rue. Le spectacle des nécessiteux qui se bousculaient pour ramasser ce qu’il semait le rendait euphorique. Cela lui donnait la sensation d’être quelqu’un de puissant à qui on doit respect et considération.
Il se croyait même être l’homme le plus généreux de la ville ; il répétait ce dégradant spectacle à longueur d’année, sans se rendre compte de l’antipathie que cela pouvait générer à son égard.
Personne ne voulait l’avertir qu’il était plus que ridicule à vouloir afficher d’une manière ostentatoire sa fortune, on rigolait et on se moquait de lui derrière son dos sans qu’il s’en rende compte.
Chez cet arriviste, il n’y a que l’apparat qui compte. On raconte qu’il ne fait l’aumône qu’en présence de témoins, sinon il prononce le fameux mot qu’il a toujours sur le bout de lèvres : «Oulach !»
Sa générosité ne s’appliquait pas sur Abderrahmane, son ouvrier qui trimait pour lui depuis des années sans couverture sociale ni salaire décent, cet homme courageux et travailleur qui a pour seul défaut l’illettrisme. Il le traitait comme un moins que rien, le faisait travailler plus de douze heures par jour sans jamais lui accorder de congé. Le vieux, père d’une famille nombreuse, acceptait cet asservissement sans mot dire. Il savait qu’à son âge, il ne risquait pas d’être embauché ailleurs.
Ne respectant pas les cheveux blancs de celui qu’il considère comme un domestique, il l’obligeait à transporter des bonbonnes de gaz, des sacs de semoule de 50 kilos, des cartons très lourds chez certains de ses clients fortunés. Lorsqu’il y avait des travaux à réaliser chez lui, il économisait le coût de l’embauche d’un ouvrier en faisant appel à Abderrahmane. Il ne lui épargnait aucune corvée, et ce, jusqu’a sa mort.
Le jour de son enterrement et devant une assistance nombreuse, il promit de prendre soin de la veuve et des orphelins de celui qui l’a servi avec courage et abnégation. Il scruta la foule du regard s’attendant peut-être à des applaudissements devant une déclaration aussi tonitruante ; mais la majorité des présents étant des amis du défunt savait à quoi s’en tenir sur les prétendues promesses du prétentieux personnage.
Deux mois plus tard, ne savant à qui s’adresser pour lui venir en aide, Fatma, la femme de Abderrahmane, rendit visite au patron de son époux pour solliciter un prêt.
Elle commença par lui baiser les mains, avant de lui demander.
- Si Tahar, je ne viens pas pour une aumône, mais juste pour un prêt que je vous rembourserai dès que possible. Mes enfants et moi vivons dans une misère noire depuis la disparition de mon mari. Très jeune, j’ai appris la couture, j’aimerais que vous m’avanciez de quoi acheter une machine à coudre afin que je puisse confectionner des robes kabyles et ainsi subvenir aux besoins des miens.
Se rappelant d’avoir péroré devant témoins, il ne pouvait faire marche arrière. A contrecœur, il remit la somme demandée tout en spécifiant que ce n’était qu’un prêt qu’il faudra impérativement rembourser.
Fatma mit un peu de temps avant de retrouver sa dextérité d’avant et quand elle commença enfin à produire ses premières tenues, elle constata que la concurrence dans cette activité battait son plein et que ses gains étaient au-dessous de ses espérances ; mais elle arrivait malgré tout à faire bouillir la marmite.
Ce qui l’inquiétait, c’était comment elle allait s’acquitter de la dette contractée chez l’ancien employeur de son mari. Une année passa sans que l’irascible Si Tahar pointe le bout de son nez chez elle, à la grande satisfaction de Fatma qui commençait à mettre un peu d’argent de côté pour tenir son engagement, mais elle s’est réjouie un peu trop vite, car par une triste journée d’hiver, le cupide commerçant est venu réclamer son dû. Elle lui a remis le tiers de la somme et l’a supplié d’attendre encore deux ou trois mois avant de lui remettre la totalité. Inflexible, il n’a rien voulu entendre.
- Ou tu me payes, ou je prends mon bien. Les supplications de la pauvre femme n’ont pas pu adoucir le cœur de celui qui avait pour habitude de jeter des pièces de monnaie du haut de sa fenêtre pour passer pour quelqu’un de généreux.
Les yeux en larmes devant l’intransigeance de Si Tahar, elle lui lança cette dernière supplique.
- Cette machine à coudre est en quelque sorte la vache des orphelins pour mes enfants. Sans elle, tu nous condamnerai à un total dénuement et à la mendicité durant ces froides journées hivernales. Tu nous priveras là de notre seul moyen de subsistance.
Sourd et aveugle devant les arguments et les larmes de détresse de la maman, Monsieur «Marché noir», titre qu’il a hérité du temps des pénuries, lui a saisi son outil de travail sans aucun état d’âme.
L’après-midi de la même journée, Fatiha, une cliente, en venant récupérer quelques travaux de couture confiés à Fatma, trouva cette dernière en pleurs. Voulant connaître les raisons de la peine de la couturière, elle s’assit à côté d’elle lui prit les mains dans les siennes et lui demanda de tout lui raconter.
C’est entre deux sanglots que Fatma déballa tout, l’exploitation honteuse de son mari, les fausses promesses de Si Tahar et la confiscation de sa précieuse machine à coudre.
En rentrant chez elle, Fatiha informa son mari de la douloureuse histoire. Celui-ci en se rendant à la mosquée pour la prière du maghreb fit part de l’abjecte action du vil personnage à l’imam. Ce dernier attendit la fin de la prière pour tout dévoiler à l’ensemble des présents puis fit une quête au profit de la veuve.
Toutes les âmes charitables mirent la main à la poche et, très vite, une somme permettant l’achat d’une machine est réunie. C’est Fatiha et son époux qui sont chargés de remettre le gros colis à la veuve. En l’ouvrant et découvrant son gagne-pain à l’intérieur, Fatma pleura à nouveau, mais cette fois-ci de joie. Elle embrassa ses sauveurs et promit de s’acquitter de cette nouvelle dette aussi vite qu’elle le pourrait. Ils lui expliquèrent que c’était un cadeau de bienfaiteurs et qu’elle n’aura rien à débourser à l’avenir. Ils lui promirent aussi de tailler une belle réputation à Si Tahar.
La méprisable forfaiture du commerçant a rapidement fait le tour de la ville. Son commerce fut déserté, personne ne répondait plus à ses saluts amicaux, on évitait de lui serrer la main ; et en peu de temps il est devenu un vrai pestiféré à qui on n’adressait plus la parole.
Voulant comprendre les raisons de sa mise en quarantaine, il demanda à sa femme de mener une petite enquête auprès de ses amies. Après avoir recueilli quelques confidences, son épouse lui apprit :
- «Personne n’est dupe au cinéma que tu organises à chaque fête religieuse, ils savent tous que ce n’est qu’exhibition et étalage de ta fulgurante richesse. Ils disent que cela n’a rien à voir avec une quelconque générosité de ta part. C’est la saisie d’une machine à coudre que tu n’as pas hésité à faire chez la veuve de ton ex-employé qui a fini par dévoiler ta véritable nature d’homme cupide et mesquin.»
Entendre ce terrible et véridique réquisitoire de la bouche de sa propre femme le laissa bouche bée. Pour tout le restant de ses jours, il ne cessa de raser les murs, la disgrâce le poursuivit jusqu’au jour de son décès où il mourut presque ruiné, et dans l’indifférence générale.

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder