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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Lamine, l’incorrigible fêtard

En sortant de la mosquée après la prière du fejr, Hadj Tahar décida de rendre une petite visite à son fils Lamine qui tient une cafétéria dans le centre-ville. Cela fait plus de quatre mois qu’il n’a pas mis les pieds chez celui qui est la cause de ses soucis. Toute activité commerciale entreprise par son rejeton se termine par un flop retentissant. Voulant éviter d’aggraver ses douleurs abdominales, il essayait d’espacer au maximum ses inspections.  
Alors qu’il faisait encore nuit, le vieux Hadj arriva là où il craignait avoir de mauvaises surprises. Il s’assoit à une table, constate que la grande salle est vide. Les seules personnes présentes sont un jeune homme derrière le comptoir qui a l’air dans les vapes et un serveur qui vient prendre sa commande en titubant. Ces deux lascars doivent encore cuver l’alcool sifflé la veille, pensa-t-il, l’haleine du garçon de salle confirma ses soupçons.
- Un café ou un crème ? questionna celui qui tenait à peine sur ses jambes.
- Rien, je suis le père de Lamine, vous pouvez lui dire que je suis là.
 Il n’est pas encore arrivé, voulez-vous que je lui téléphone ?
- Ne vous donnez pas cette peine, je vais l’attendre.
Ce n’est que deux heures plus tard que le patron des lieux montra enfin le bout de son nez.
En voyant son géniteur, Lamine blêmit, il savait ce qui l’attendait.
- Qui sont ces deux soulards que tu as embauchés, je croyais que c’est un café que tu gères et non un débit de boissons alcoolisées ? Vu l’état d’ébriété de tes employés, je pencherais pour la seconde activité, la puanteur qui se dégage de ta bouche me prouve que tu étais avec eux hier soir. Quand vas-tu t’assagir et arrêter de faire la fête et devenir comme tes frères qui, eux, sont sérieux, travailleurs et très respectueux envers leur vieux père ?  Tu vas les virer illico et te retrousser les manches. Aujourd’hui, c’est toi qui te chargeras de l’accueil des clients, moi, je préparerai les boissons. 
- Quelle humiliation ! Moi le fils de Si F’lène (homme riche et influent) servir les va-nu-pieds qui traînent ici à longueur de journée ? 
- Monsieur le parasite ne veut pas perdre son prestige, tu veux continuer à jouer au nabab alors que tu es incapable de payer le loyer de ce commerce et de t’acquitter des dettes que tu accumules chez tes fournisseurs sans venir à chaque fin de mois pleurnicher pour que je t’aide ! Sache que pour arriver à mon aisance financière actuelle, j’ai souffert, je me suis rabaissé, j’ai même joué au crétin. Je pense qu’il est temps que je te retrace mon pénible parcours.   
A ton âge, je n’étais qu’un petit maçon qui trimait plus de douze heures par jour pour une bouchée de pain, je laissais mon patron m’exploiter sans piper mot. J’étais un travailleur zélé et obéissant. J’acceptais d’accomplir les besognes les plus harassantes et les plus rebutantes comme nettoyer des fosses septiques, faire le crépissage  de bâtiments sur des hauteurs vertigineuses sans aucune protection, alors que les échafaudages improvisés sur lesquels j’étais debout tanguaient dès que le vent soufflait un peu trop fort, sans oublier les sacs de ciment de cinquante kg que j’étais obligé de porter quand il n'y avait pas assez de manœuvres pour décharger un camion qui gêne la circulation.
Lamine resta la bouche ouverte devant toutes ces confidences matinales.
- Tu veux savoir pourquoi j’ai accepté tout cela, mon employeur était un homme d’affaires redoutable, il achetait des veilles bâtisses délabrées ou carrément en ruine pour des sommes dérisoires, puis il embauchait des maçons, électriciens, plombiers, peintres, carreleurs… pour les rénover et les revendre à prix d’or. Moi, si j’ai accepté d’être servile en me faisant passer pour un simple d’esprit aux yeux de cet homme sans scrupules, c’était dans le but de l’espionner sans qu’il s’en rende compte. Comme il me prenait pour quelqu’un d’inoffensif, il discutait de ses projets et de ses arnaques devant moi. 
La tête basse, j’enregistrais tout ce qui se disait. Le jour où je me suis senti capable d’être son égal, j’ai emprunté de l’argent, acheté une veille carcasse, réuni mes collègues de travail durant l’absence de celui qui nous exploitait honteusement, et je leur ai proposé de travailler pour moi en leur promettant le double du salaire qu’ils percevaient, mais que je ne pourrais les payer qu’une fois le bâtiment restauré et vendu. Ils acceptèrent de tenter l’aventure, nous avons attendu d’être payés avant de décamper, sans préavis.
Lamine ne put se retenir de poser cette question.
- Qu’elle fut la réaction de ton patron après votre désertion collective ?
- Il a fait sa petite enquête, et une semaine plus tard, il découvrit où nous étions. Il est arrivé en vociférant et menaçant de porter plainte pour abandon de poste. Mal lui en prit, nous l’avons traité d’escroc pour non-déclaration à la sécurité sociale, de voleur pour les heures supplémentaires que nous effectuions gratuitement. C’est moi qui lui ai donné le coup de grâce en lui susurrant à l’oreille que je connaissais toutes ses magouilles et malversations, et que je pouvais l’envoyer en prison s’il continuait à nous menacer. A partir de cette date, il n’a plus cherché à me nuire, et ce, même après que je lui ai subtilisé quelques bonnes affaires sous le nez quand je suis devenu son principal rival.
Après avoir expliqué comment il put se faire une place au soleil, hadj Tahar devint un peu plus conciliant avec Lamine 
- Écoute mon fils, une nouvelle fois, je passe l’éponge, je ne vais pas te faire descendre de ton piédestal en t’obligeant à devenir un simple salarié, mais je t’avertis qu’au prochain faux pas je ne te raterai pas. Recrute des personnes sérieuses et arrive toujours le premier sur ton lieu de commerce le matin si tu veux t’en sortir, attends-toi à une autre petite visite surprise, l’avertit-il avant de partir.
Durant les jours qui suivirent cet ultimatum, Lamine appliqua à la lettre les consignes reçues et, pour gagner un peu plus la confiance de son père, il s’est mis à la prière. Tous les vendredis, c’est lui qui l’accompagnait  à la mosquée. Hadj Tahar n’en revenait pas de cette soudaine métamorphose. Lamine est devenu son chouchou, il n’hésitait plus à lui prêter sa grosse voiture et à lui remettre d’importantes sommes d’argent pour ses soi-disant affaires commerciales, et ce, malgré les mises en garde de sa femme qui, elle, avait de sérieux doutes sur les subites foi, docilité et honnêteté de son fils.
A chaque fois qu’elle essayait de faire part de ses inquiétudes à son époux, l’homme riche la rassurait.
- Lamine ne rate aucune prière à la mosquée et les vendredis, il interdit à ses employés de servir les clients durant salat al joumouaa, maintenant qu’il est entièrement entré dans notre religion, j’ai une confiance aveugle en lui. Tout était donc rentré dans l’ordre, Hadj Tahar s’attendait donc à finir ses jours dans une totale béatitude. Plus de soucis à se faire venant du côté du fêtard assagi.
C’était méconnaître le joyeux luron. Un soir vers les coups de minuit alors que tout le monde dormait, un voisin est venu tambouriner à la porte de Hadj Tahar pour l’informer que Lamine venait d’avoir un accident sur la route d’El Kseur. Cette voie est rectiligne, mais meurtrière  à cause des platanes qui la bordent des deux côtés. Plusieurs conducteurs y ont laissé la vie. Réveil général, la maman commençait déjà à pleurer redoutant le pire. Accompagné de Hamou, son fils aîné, le vieil homme se rendit sur le lieu de la collision. Il trouva son fils et deux jeunes assis à même le sol, il reconnut immédiatement les deux compères de son rejeton. Ce sont ceux qu’il a déjà trouvés éméchés lors de sa visite matinale à la cafétéria.
D’abord soulagé que tous les occupants du véhicule s’en sortent sans une égratignure, puis catastrophé en voyant l’état de sa grosse voiture, l’avant était encastré dans un arbre, les trois soulards qui étaient à l’intérieur ont eu la vie sauve  grâce à la robustesse de la berline et au déclenchement des airbags.
Celui qui était le serveur à la cafétéria se leva en titubant et commença à plaider la cause de Lamine.
- Hadj, nous allons vous payer tous les dégâts, je vous le jure, votre fils c’est un vrai argaz (homme) dont vous devriez être fier.
- Promesse d’ivrogne ! Apprends d’abord à marcher droit avant de t’adresser à moi ! lui hurla dessus Hadj Tahar.
Puis se tournant vers Lamine.
- Dans la journée, tu te déguises en fervent croyant en revêtant ton qamis blanc, à l’intérieur de la mosquée tu te colles à moi comme une sangsue pour que je puisse constater ta présence, et dès que la nuit tombe, tu fais la tournée des bars avec des vauriens auxquels tu essaies de ressembler. J’ai été trop tolérant avec toi ; pour te remettre sur le droit chemin, une seule solution : te couper les vivres ! Il y a un dicton qui dit : «Ne connaît la valeur de l’argent que celui qui n’a pas un sou en poche.»
Ce n’était pas des paroles en l’air, puisque la cafétéria est définitivement fermée. Plus aucune aide financière, interdiction de toucher à la voiture remise à neuve, surveillance drastique des dépenses de sa femme pour qu’elle ne puisse pas glisser quelques billets en douce à son rejeton derrière son dos, Hadj Tahar pensait qu’avec toutes ces restrictions il allait complètement asphyxier le fêtard qui n’a plus droit chez lui dorénavant qu’aux gîte et couvert.
Mais malgré toutes les mesures strictes prises, Lamine continuait à faire la fête et à rentrer tard tous les soirs guilleret et ce, au grand dam de son paternel qui, chaque jour, voyait sa chevelure blanchir un peu plus. Par quel miracle et avec quelles ressources payait-il ses virées nocturnes ?
Ce que ne savait pas le père du noceur, c’est qu’il existe une sorte de code d’honneur entre fêtards qui est le suivant : ne jamais laisser un des leurs dans la dèche et l’inviter à toutes les qaâdates, même s’il n’a plus un sou en poche. 

 

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