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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Madjid, l’éternel remplaçant

Mohand s’est associé à un marchand de fruits et légumes en attendant des jours meilleurs. il avait un diplôme de soudeur en poche, mais n’arrivait pas à trouver du travail. 
La chance lui sourit lorsque une entreprise de fabrication de grues, a organisé un concours pour le recrutement d’assembleurs en charpente métallique.
Il  tenta sa chance et proposa donc à son frère Madjid de le remplacer le temps de l’épreuve. Ce dernier, sous la pression familiale, accepta. Il ne voulait pas être  celui qui ne s’intéressait qu’au foot et au cinéma, il souhaitait aussi participer à faire bouillir la marmite durant l’absence momentanée de son frère. Deux ou trois jours au marché, ce n’était pas très contraignant, pensait-il.
Il ne savait pas  à ce moment-là que le soi-disant remplacement allait durer presque quatre décennies. Il occupa donc un poste de chaudronnier, eut un salaire au-delà de ses espérances, une solide couverture sociale, une retraite appréciable et, cerise sur le gâteau, il reçut une indemnité de fin de carrière de plus de 170 millions de centimes.
Ne dit-on pas que le malheur des uns fait le bonheur des autres  ? Le piège s’est définitivement refermé sur Madjid, plus d’échappatoire. N’ayant pas d’autres qualifications ni d’autres frères qui puissent le sortir de ce guêpier, c’est la mort dans l’âme qu’il devint, malgré lui, marchand de fruits et légumes.
Lui qui papillonnait de salle de cinéma au stade de foot, le voilà prisonnier tel un animal dans une cage. Son lieu de travail est exigu. Une superficie d’à peine douze mètres carrés avec 80% de ce petit espace envahi par des cageots de fruits et légumes posés sur des cadres en cornières à droite et à gauche, il ne  lui restait plus qu’un minuscule couloir pour se mouvoir.
Ajoutez à cela un travail éreintant, des clients hargneux et exigeants qui ne respectent pas leurs engagements et ne  payent jamais leurs dettes en fin de mois, comme ils le promettent.  Il gagnait des miettes  qu’il  partageait  avec l’ancien associé de son frère, devenu le sien.
Il lui arrivait malgré tout de sourire en regardant et écoutant ce qu’il se passait autour de lui. En face se trouve le stand de Hafit le barbu, vendeur de poule, un homme sympathique et généreux qui ne parle que de religion et de nourriture.Ò
A sa droite se trouvait, il y a quelques années, celui qui le faisait rire aux larmes, Ramdane, un boucher qui drague toute belle femme qui s’arrête devant son stand. Madjid se souvient du jour où une splendide créature lui a demandé s’il pouvait lui offrir un os plein de moelle pour donner un peu plus de goût à sa chorba. Il n’hésita pas une seconde et se mit à chercher  dans  l’énorme frigo sans rien trouver. 
La cliente, le voyant navré, voulut partir,  mais c’était compter sans les fameuses répliques du séducteur :
- vous aurez votre os, même s’il faut que j’aille le chercher à l’intérieur de ma propre cuisse ! 
La femme éclata de rire, l’entourage aussi. Pour tenir parole, il a désossé et charcuté rapidement un gros gigot de veau, et ce, juste pour satisfaire la demande de la charmante personne.
Madjid ainsi que le proche voisinage riaient aussi sous cape des malheurs du boucher. A chaque fois que les agents des services d’hygiène de la ville s’arrêtaient chez Ramdane, tout le monde savait qu’il allait recevoir une contravention et une convocation au tribunal ; trop de graisse dans les merguez, viande hachée préparée à l’avance, frigo de propreté douteuse, etc.
À gauche de Madjid se trouvait le stand de Mohamed, un marchand de fruits et légumes comme lui, un taciturne qui ne parlait pas beaucoup,  il ne baissait jamais  ses prix, il préférait que sa marchandise pourrisse, ce qui l’obligeait bien entendu à la jeter, que de vendre à perte. Avec lui on ne plaisantait pas et on ne marchandait pas. A se demander s’il arrivait à tirer un petit bénéfice vu les quantités perdues.
Madjid, dès la fermeture du marché, pousse un ouf de soulagement. Il pouvait encore se permettre de jouer des parties de foot ou se payer un film au cinéma. C’était ces deux loisirs favoris  qui le boostaient et lui permettaient de revenir à son poste, en forme, le lendemain.
Il idolâtrait le ballon rond, pas comme joueur, mais uniquement comme spectateur. Il ne ratait jamais un match de son équipe fétiche, le MO Béjaïa, surtout lorsque c’est un derby face à la JSM Béjaïa ; une victoire contre les Vert et Rouge pour lui équivaut le summum de l’apothéose. Il est aux anges durant la moitié de la saison footballistique, il adore taquiner les supporters de l’équipe perdante. Alors qu’une défaite contre ceux de la Haute-Ville, comme il les appelle, le rend malheureux. Il doit alors faire profil bas, accepter avec un esprit sportif les quolibets des fans adverses, mais attend le match retour et la revanche avec impatience.
Victoire ou défaite, sa conduite a toujours été exemplaire, pas d’insultes, pas de jets d’objets sur les joueurs. Il lui arrivait même d’applaudir une action spectaculaire d’un joueur de l’autre club sous les yeux réprobateurs d’amis trop chauvins.
Du temps où Madjid se rendait au stade, les spectateurs étaient de vrais mordus de foot, ils n’insultaient pas les entraîneurs et joueurs après chaque défaite. Les footballeurs jouaient pour les couleurs du club qui les a formés durant toute leur carrière.
Peu à peu, les choses se sont détériorées, Madjid a été obligé de bannir les stades à cause de certains énergumènes qui prétendaient être des supporters, mais qui, en réalité, n’étaient que de vulgaires hooligans qui ne cherchaient que bagarres et bastons avec leurs congénères du clan opposé. Quand l’équipe qui reçoit perd chez elle, les alentours du stade se transformaient en lieux d’affrontement et de combats.
Les autres spectateurs, paisibles,  esquivaient un déluge de projectiles, beaucoup, blessés, rentraient chez eux le corps ruisselant de sang.
Les joueurs ne mouillent plus leur maillot pour les couleurs, ils sont devenus de véritables mercenaires qui n’offrent leurs services qu’aux clubs qui peuvent se permettre leurs exigences astronomiques et dès que l’équipe qui les a recrutés trébuche, ils évoquent de multiples raisons pour rompre leur contrat, alors que le club en mauvaise posture s’est saigné à blanc pour les acquérir, la seule chose qui les motive c’est l’argent. Une équipe qui caracole et se trouve à la tête du peloton peut se retrouver l’année suivante relégable. Cela fait des années qu’il a déserté ces nouvelles arènes.
Son deuxième passe-temps favori,   les salles obscures. Il fut un temps où il pouvait se permettre ses deux hobbys dans la même journée : stade et cinéma.  Bien sûr, il ne pouvait se permettre cela que le jour  de fermeture du marché. Il faisait la tournée des trois cinémas de la ville, 
Mon ciné, Shanghai et Caravano. Il connaissait donc les projections de chaque salle. Il pouvait vous donner le titre du film à l’affiche du jour et même celui de la semaine à venir, il suffisait de lui poser la question pour être renseigné en détail sans avoir à vous déplacer.
 Il pouvait aussi vous orienter et vous conseiller sur le choix du film à voir. Madjid ne comprend plus rien, il constate que malgré le déferlement de spectateurs enthousiastes, des salles qui affichaient presque toujours complet; on décide de mettre entre les mains de gens qui ne connaissent rien au septième art toutes les salles du pays. Ce bradage programmé avait pour seul but leur fermeture définitive. Elles  se sont vues rapidement transformées en gargotes, fastfood et autres lieux de boustifaille. 
Après la disparation de son deuxième et dernier divertissement, ce que Madjid considérait comme ses bouffées d’oxygène, il ne lui restait plus que la pénibilité de son commerce. Marié, père de famille  et sans espoir d’avenir meilleur.
Démoralisé, usé, Madjid a du mal à comprendre cette obstination et cette soif de domination des personnes qui l’exploitent honteusement, à commencer par son associé qui, dès qu’il lui livre la marchandise le matin, s’éclipse le reste de la journée et  son frère qui lui avait promis de le remplacer temporairement et qui n’est jamais revenu. 
 Déçu, il s’est résolu à ne jamais baisser les bras. Il veut garder sa dignité. Fier, il n’a jamais sollicité l’aide d’un proche ou d’un collègue, et ce, en ressentant les premiers symptômes d’une étrange maladie qui l’empêchait d’accomplir ses tâches quotidiennes et qu’il n’arrivait plus à contrôler ses mouvements. Ses mains ne cessaient de trembler,  mais il continuait à se rendre au marché.
Ce sont les autres marchands qui, en constatant que sa santé devenait de jour en jour préoccupante, lui conseillèrent de consulter un spécialiste en maladies neurologiques. Il se résolut à suivre leur  conseil  et prit donc rendez-vous chez un spécialiste. Le diagnostic du médecin était sans appel : il était atteint de la maladie de Parkinson.
 Le médecin lui expliqua que cette terrible maladie détruit les neurones qui contrôlent les mouvements et qu’il n’y avait pas de remède miracle. Les médicaments actuels ne peuvent que ralentir un tant soit peu sa progression.
En apprenant cette effrayante nouvelle, il continua de travailler ne souhaitant pas devenir une charge pour sa famille et ses enfants,  malgré le mal qui le rongeait et l’empêchait d’exercer convenablement l’activité pour laquelle il s’est sacrifié afin d’offrir à son frère une place au soleil.
Aujourd’hui, il met deux fois plus de temps à se rendre à son lieu de travail.
Nous qui l’avons connu du temps où il courrait les stades et les cinémas sommes consternés de le voir diminué physiquement et, en même temps, sommes très admiratifs devant sa ténacité, sa persévérance et sa combativité à vouloir garder son autonomie financière et physique malgré sa pathologie.
A nos yeux, Madjid est plus valeureux que ces faux héros qu’il admirait du temps où il fréquentait encore les salles obscures.

 

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