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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie «Mes toiles, mes chevaux, mes meilleurs compagnons»

Un physique longiligne, un visage à la fois vigoureux et angélique, il nous parle de sa passion pour l’art avec modestie. Une passion cachée qui murissait en Ishak Bensalah, et que seule sa mère a su percevoir. Il ne la remerciera jamais assez, de toujours l’encourager, d’être  sans cesse présente dans ses pires moments de désespoir. 
D’un calme olympien, loin de la turbulence de ses camarades de classe, Ishak était surnommé par sa maîtresse le roc, tant il était imperturbable. Seuls la nature, les montagnes qui cernaient sa maison à Eddis dans la région de Bou-Saâda, son admiration et son amour pour les animaux, les chevaux en particulier, d’ailleurs il a fini par en posséder,  réussissaient à l’ébranler. Une fascination qu’il tenait de sa maman. Elle avait fait pousser un petit éden au rez-de-chaussée de la cité où Ishak a passé toute son enfance.
 Un homme, qu’il évoque tout au long de son récit, a été le déclic pour exprimer cette ardeur qu’il vit pour sa peinture. «C’est Salah Boucheur qui fut mon premier maître. Sa personnalité m’a épaté. Je l’ai connu lorsqu’il réalisait des travaux de plomberie chez nous. Un jour, il m’a chargé d’acheter des fournitures. Il a dressé une liste, et j’ai été charmé car il écrivait parfaitement de la main gauche et de la droite. A l’époque, j’ignorais que je côtoyais un  artiste-peintre. En fait, il était plasticien, il a suivi ses études à l’Ecole des beaux-arts, spécialité design et aménagement, avant de devenir, par la force des choses, plombier. Un métier qu’il exerçait, du reste, avec art.  Je n’ai pas pu m’empêcher de lui parler de ma profonde attirance pour le crayon.» Et c’est comme ça que s’est réveillé ce «petit monstre» qui sommeillait en lui. «J’étais avide de tout savoir sur le dessin, la peinture. Je buvais ses paroles.» Petit, il rêvait de devenir archéologue. Les pierres, la roche, l’éblouissaient. «J’en ramenais toujours avec moi lors de mes escapades avec ma mère à la montagne. J’en ai une collection que j’ai gardée. J’étais pressé de connaître toujours plus. Salah me répétait toujours :  Ishak, il faut être patient si tu veux réussir.» Un an plus tard, grâce à Salah, un club de dessin a vu le jour à la maison de jeunes de Ouled-Sidi-Brahim. Ishak a entraîné d’autres passionnés. Ils étaient six dont son cousin qui ont tenté la belle aventure. «Salah, un philanthrope sans pareil, nous fournissait tout le matériel. Nous travaillions comme des fous. Nous avons découvert avec lui l’histoire de l’art, dessiner pour nous était devenu une drogue. Un rythme effréné qui a duré deux années. Malheureusement, cet élan a été brusquement stoppé car Salah a eu de graves problèmes de santé. Vous n’imaginerez pas la peine que cela nous causait. Salah était un génie. Il avait un excellent coup de crayon, était un pédagogue hors du commun, un sculpteur avéré, et, apothéose, il jouait avec talent du violon ! Nous lui devons notre formation académique. Ce qui me chagrinait, c’est que l’on constatait qu’il se laissait mourir et on ne pouvait rien.» Cette période de sa vie l’a profondément marqué mais, en même temps, lui a impulsé cette force de continuer ce qu’avait commencé Salah. Ainsi, en 2005 fut organisé un concours à  l’Ecole des beaux-arts de Sétif, une annexe de celle de Batna. Ishak et trois de ses camarades ont concouru et, haut la main, ont réussi. «Nous avons donc entamé nos études, et aux vacances, nous allions à la maison de jeunes comme en pèlerinage, surtout pour retrouver notre maître. Il était affaibli, mais malgré cela, il continuait à nous prodiguer ses précieux enseignements.  La sculpture, c’est lui qui me l’a conseillée. J’ai donc décidé d’opter pour cette spécialité. En 4e année, avec le soutien de mon encadreur et promoteur de mémoire, Brahim Lakhdar, j’ai imposé mon projet qui avait pour thème «la prostitution en Algérie». J’ai remis mon œuvre l’année où s’est éteint Salah. Je regrette qu’il n’ait pu la voir. Une sculpture inédite d’un sujet tabou. En fait, le thème, c’est ma mère qui me l’a soufflé. J’ai représenté ces femmes qui, souvent, donnent leur corps pour nourrir leurs enfants, moi, c’est cette jeune fille que j’ai sculptée tenant un crayon à la main, un torse délicatement dénudé : elle pose pour pouvoir poursuivre ses études. C’est un message que j’ai voulu lancer à ceux qui trouvent tellement de facilité à juger les autres.» Quatre années de travail acharné, une fin d’année brillante couronnée par un diplôme honorifique. Mais ce n’était pas la fin de ce qu’il pensait des efforts bien mérités. Maintenant, une autre bataille l’attend à laquelle il n’était guère préparé, lui qui était plongé dans sa bulle faite d’amour pour son activité uniquement. «Je devais faire face à une société où la culture n’est ancrée ni dans les esprits ni dans la personnalité des Algériens. Une colère mêlée de déception m’a envahi, parce que j’estime que notre pays est une terre fertile. Mais pour notre malheur, nos gouvernants ne donnent aucune importance à l’art, encore moins aux artistes surtout ceux qui se trouvent loin de la capitale, à qui l’on n’offre pas la chance de s’exprimer, de percer. Mais j’avais assez de force pour ne jamais abandonner. ‘’Ne lâche pas’’, comme disait Salah.
 J’ai eu de la chance d’acquérir mon propre atelier, une ancienne maison des parents, qui m’a offert la possibilité de  m’éclater.» En effet, c’est un lieu qui envoûte le visiteur, avec une grande salle au plafond haut, où sont disposées de nombreuses et imposantes toiles qui se bousculent et se disputent l’espace, quelques-unes non encore achevées. Des portraits de femmes, d’hommes, d’enfants qui nous parlent. Des chevaux très présents, dans tous leurs états. Des paysages, parfois aux couleurs sombres, par moment aux teintes chatoyantes, des couchers de soleil à vous couper le souffle, des dégradés  d’ocre qui reviennent et qui reproduisent parfaitement ces majestueuses éminences qui enserrent le village. Sur une table, des crayons, des pinceaux, des pots de peinture, des chiffons imbibés de teintes multicolores. Et au coin, une petite résistance chauffe la pièce les nuits froides d’hiver. Tout est plein de vie, tout s’anime dans cet univers calme et silencieux. «J’ai formé des étudiants en beaux-arts. Ce qui est extraordinaire ici dans notre patelin, c’est que tous les artistes travaillent ensemble, et il y en a. Regardez ce portrait, je l’ai réalisé à douze ans. Mon père possède un don pour la photo. Il a photographié cet homme et m’a tendu le rendu. Tout le monde disait que c’est un derviche. Ses expressions, ses yeux, racontaient beaucoup de choses, et son sourire ! J’ai succombé. Quand je l’ai terminé, j’étais content, j’ai su que c’était ça ma voie. C’était le coup de pouce pour les portraits. Et c’était parti ! Mon but aujourd’hui, et je m’y attelle jour et nuit, c’est d’organiser ma propre exposition, bien que l’art pour beaucoup ne nourrisse pas son homme, pour moi, c’est la vie. J’ai fait quelques petits boulots, j’ai enseigné le dessin pour être indépendant financièrement, mais je me rendais compte que je ne pouvais pas répéter quotidiennement les mêmes choses. Je perdais mon temps, j’ai compris qu’il fallait plus de sacrifices pour réussir, car l’expo était mon unique objectif. Il fallait se donner à fond. Donc je m’y consacre corps et âme. Pour acheter mon matériel, mon unique besoin, je vends quelques toiles. J’en ai cédé  une, dernièrement, à une dame suisse.  Elle a fait le déplacement à Bou-Saâda juste pour prendre le tableau. Avec mon expo, qui me mènera à Alger inch’Allah, car c’est dans la capitale que je pourrai drainer le maximum de personnes, ici je me sens quelque peu marginalisé, bien que ce lieu magique soit ma seule source  d’inspiration. Il m’arrive de prendre mon crayon, j’entame un dessin, j’efface, puis recommence pour enfin le reprendre. Je veux toujours arriver à la perfection. Parfois, par manque d’inspiration, je ne touche à rien durant une semaine. Je me ressource. J’ai envie de dépasser les réseaux sociaux, je veux faire découvrir ma peinture et surtout voir comment elle est perçue par le commun des mortels. Je voudrais d’abord que mes compatriotes me connaissent, et ensuite, cerise sur le gâteau, m’exporter. Je souhaite de tout mon cœur que l’année 2019 m’offre cette opportunité. L’appréciation, l’avis des personnes m’intéressent, même quand il s’agit d’un enfant de 5 ans. C’est grâce à eux que j’évolue, que je continue d’exister. Quand j’achève une toile, lorsque je la signe, j’estime qu’elle ne m’appartient plus.» Ishak, ce peintre figuratif réaliste, doit sa vocation à un modèle. Elle s’appelle Nadia, une exaltée d’art. «Dans une société où parfois l’art est encore tabou, les modèles, de surcroît des femmes qui posent pour des peintres, ne courent pas les rues. Eh bien, Nadia est mon principal modèle.»
L’année 2019 sera pour Ishak une consécration. Cette manifestation, il la veut différente des précédentes qui ont eu lieu au musée Etienne-Dinet, à Guelma, Sétif, Béjaïa, où des prix lui ont été attribués. Celle d’Alger, il l’a pensée, l’a personnalisée, et se tue à la besogne depuis deux années. Pendant plusieurs jours, il ne quitte pas son laboratoire, sauf pour quelques instants afin de se nourrir et nourrir ses chevaux, les brosser. Un instant de communion sacré qu’il ne rate pour rien au monde. Il ne connaît pas la solitude. «Mes toiles, mes chevaux sont mes meilleurs compagnons.» C’est toutes ses tripes qu’il a mises dans ce projet. «J’ai organisé une chorégraphie, et  toutes mes représentations, 40 environ, sont de grands formats. Elles mesurent 1,70m.  Ce travail sera la rétrospective, le résumé de toute ma vie d’artiste.» Il n’en dira pas plus, et nous donne rendez-vous prochainement. Quand on a connu le personnage, sa famille, quand on a vu ses chefs-d’œuvre, on attend avec engouement le jour J.  

 

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