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Rubrique Les choses de la vie

Amandine mon amour

Dans l’espace aride du Tanezrouft, océan démesuré de rocaille et de sable gris, la jeep d’Omar fonce à travers l’unique piste qui mène de Reggane à Bordj-Badji-Mokhtar. Cette voie, repérable par les seules empreintes des pneus qui l’ont sillonnée, est un très long et monotone ruban. Rectiligne, sans reliefs, ni virages, cette piste est très roulante et certains routiers s’amusent à bloquer carrément l’accélérateur de leurs monstrueux camions à l’aide de grosses pierres, libérant leurs pieds et n’utilisant plus que leurs mains pour maîtriser le volant et ne pas s’éloigner de la bonne route.
Depuis qu’il a été nommé à la sous-direction de la protection de la production végétale à Reggane, dans le sud-ouest du Sahara, une daïra de la wilaya d’Adrar, Omar a parcouru en long et en large cette région. Sa hantise reste de se perdre dans l’immensité du Tanezrouft. Imaginez un pays plat, sans rien, c’est-à-dire ni villes ni populations, rien de rien et cela sur 700 kilomètres de long et autant, sinon plus, de large. S’y perdre, c’est sans issue : ça se termine toujours par une mort certaine. Il y a quelques semaines, une famille malienne a été décimée dans des conditions atroces.
C’est le cauchemar d’Omar qui ignorait l’autre grand péril. A chaque fois qu’il passe devant l’immense plaque en fer indiquant qu’il était strictement interdit de pénétrer dans la zone irradiée par la bombe atomique, il haussait les épaules : « Ils s’imaginent qu’il reste encore des traces de cette sale bombe… Les conséquences sont visibles sur les êtres humains et j’en vois tous les jours qui traînent les séquelles de cette abomination, mais le sol doit être net maintenant ! » Omar se concentre sur la piste qui se jette au lointain dans un horizon opaque et oscillant comme si on le regardait à travers une loupe grossissante. Omar redouble de vigilance. Les traces de piste ne sont pas toujours un repère fiable. Quelquefois, les automobilistes se font piéger par ces empreintes désordonnées, trop nombreuses et qui vous font sortir de la bonne direction.
Omar a pour mission de détecter les essaims de sauterelles, ces larves concentrées dans des zones spécifiques et qui peuvent, à tout moment, lorsque certaines conditions sont réunies, menacer la production agricole du Sud et du Nord. Récemment, des nomades avaient signalé l’existence de plusieurs endroits infectés par ces créatures. Pourtant, tous les rapports des organisations internationales n’indiquent pas la présence de telles colonies dans cette région ; elles sont généralement signalées plus au Sud et notamment dans les zones humides du Sahel. La situation s’est compliquée lorsque ces observations désignèrent le large périmètre de la fameuse bombe « Gerboise » ! En effet, c’est dans ce paysage dégarni et désolé qu’explose, le 14 février 1960, cette fameuse bombe dont on n’a pas fini de parler à Reggane et dans toute la région. Ses effets dévastateurs sont encore visibles sur les êtres et la nature.
Omar est chargé de vérifier les informations rapportées par les nomades. On ne badine pas avec ces choses-là : si les essaims sont localisés, le plan d’urgence sera rapidement mis en branle. La meilleure des préventions consiste à éliminer ces colonies au stade de larves car si on tarde à le faire, le danger d’une invasion des criquets, devenus adultes, sera bien réel. Dans l’histoire récente de l’Algérie, les sauterelles ont souvent dévasté des récoltes entières mais, grâce aux efforts conjugués des autorités et des gouvernements du Sahel, aidés par des organismes onusiens, la situation semble maîtrisée. C’est pourquoi agir sur cette nouvelle menace devient une urgence.
Omar habite à Reggane. Depuis son second mariage, il vit en couple dans cette ville pittoresque au charme insoupçonné. Il divorça avec sa première femme il y a trois années. Amandine, une Française qu’il connut lors de sa formation, a préféré Alger au Sud. Elle vivait dans la capitale alors que lui séjournait régulièrement à Reggane se permettant, de temps à autre, une escapade à Alger pour rencontrer sa dulcinée. Ainsi est faite la vie. Des rêves, des moments délicieux, des souvenirs impérissables mais aussi des séparations, des désillusions, des ruptures marquantes. De ce premier mariage est né Tarik qui vit avec sa maman en France. La nouvelle épouse d’Omar est plus jeune que lui. Cela a été difficile au début, mais Omar et Safia filent maintenant le parfait amour.
La jeep quitte la piste principale et s’engouffre dans l’étroit sentier qui mène aux bunkers ayant abrité l’expédition militaire et scientifique française qui supervisa la déflagration atomique. Un paysage encore plus sinistre que le précédent : «  on dirait la Lune ! » pense Omar qui se ravise aussitôt : «ou plutôt Mars »…
Le soleil tape de plus en plus fort. Omar ajuste son chapeau pour se protéger des rayons qui tombent maintenant à pic. La transpiration dessine sur la tunique d’Omar des cartes de territoires inconnus. Il sourit en pensant à ses longues frontières rectilignes tracées à l’aide de règles sur les cartes coloniales d’état-major. Il s’essuie le front et ramasse une gourde de l’arrière de la jeep. Il avale une bonne rasade qu’il régurgite aussitôt : « M… Cette eau est brûlante ! » peste Omar qui semble ne plus supporter cette chaleur suffocante qui l’étouffe. Aussi loin que porte le regard, il n’y a pas l’ombre d’un arbre ou même d’une pierre ! Omar se décide dès qu’il arrive au premier bunker. Il stoppe son véhicule et s’y engouffre. C’est la première ombre qu’il rencontre, une petite oasis de fraîcheur dans ce désert flamboyant. Une fois à l’intérieur, Omar jette son chapeau et s’affale par terre. Quelques minutes plus tard, il est pris de vertiges violents. Il vacille et manque de s’évanouir. Il a du mal à avancer et trébuche sur les restes d’une gamelle corrodée qu’il envoie en l’air d’un coup de pied violent. Il sort en titubant. Il monte rapidement dans la jeep et démarre en trombes. C’est un lourd camion d’une société de forage, travaillant dans les environs, qui le trouve, inconscient dans sa voiture. Transporté d’urgence à l’hôpital d’Adrar, il décède quelques heures plus tard d’overdose de radiations atomiques. Omar a ouvert, sans le savoir, un bunker ou dormait un monstre enfoui depuis soixante années, libérant les forces du mal qui ont infesté les tonnes de sable ocre des environs.
Quelques mois plus tard, une tempête phénoménale leva cette terre morte et irradiée pour la propulser dans les airs. Loin vers le Nord. Mais aussi au-delà de la Méditerranée, vers la France dans une cruelle revanche de l’Histoire. Ce boomerang sous forme de vent de sable voyageur est un rappel aux hommes, un marqueur qui inscrit en lettres noires les crimes impardonnables et interpelle les héritiers des auteurs de ces atteintes à la dignité humaine : réparez ce que vous avez dévasté !
Là-bas, dans le charme discret de la plus belle ville du Jura, Arbois, une femme regarde avec curiosité ce sable envahissant qui recouvre sa voiture. Amandine apprendra plus tard que ces poussières sont chargées de césium-137, un élément radioactif et qu’elles viennent d’Algérie. Elle regarda le ciel : est-ce un message d’Omar ?
M. F.

P. S. 1 : tous les éléments sont véridiques. Pas les personnages.
P. S. 2 : cette piste a été goudronnée depuis. 

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