Il fut un temps où l’on pensait que l’avenir de l’Algérie allait se
réécrire en références aux nouvelles doléances émanant d’une rue qui
s’était révoltée le 5 octobre 1988. Sauf que le pays se rendit vite à
l’évidence qu’il n’en sortira rien des promesses apaisantes d’un système
politique, vacillant certes, mais encore loin de la chute. A présent,
que reste-t-il justement de ces glorieuses journées sinon de vagues
témoignages dont l’intérêt est tout à fait secondaire. De ceux qui
n’abordent en général que le versant de la répression des manifestants
sans pour autant édifier la mémoire collective quant au caractère
politique du soulèvement. Il est vrai par contre que les évènements post
88 allaient contribuer pour beaucoup à l’érosion de ce repère auquel
allait se substituer la question de l’islamisme et de la guerre qu’il
déclenchera contre l’Etat et la société. Dans le contexte d’une
véritable campagne militaro-idéologique, le fragile héritage du 5
octobre devint presque sans intérêt dans l’immédiat, comme si l’on avait
affaire à une trop lointaine insurrection tout juste éligible à des
thèses académiques. En effet, après les contributions factuelles
publiées à chaud, puis plus tard, de rares travaux consacrés à la
matière brute que sont les témoignages, une chape de plomb allait
verrouiller les échanges de preuves de crainte qu’ils ne révèlent de peu
ragoutantes manipulations. Boîte de Pandore où se dissimulait la fameuse
«raison d’Etat» dans ce qu’elle a de pire, elle devait demeurer
hermétiquement close. C’est pourquoi la subtile censure imposée à la
célébration officielle du 5 octobre ne peut s’expliquer jusqu’à nos
jours que par le besoin des pouvoirs de priver les générations du
présent d’un vieux repère glorieux. Et donc, susceptible de les
inspirer. Gommer volontairement cette «péripétie», selon le qualificatif
de quelques caciques bien en vue, relèverait donc d’une sorte d’hygiène
politique profitable à la «stabilité » du pays en ce sens, insistent-
ils, qu’une table rase sur le passé, permettrait de surmonter les
divergences entre les obédiences. C’est donc au nom de l’unanimisme
conciliateur que l’on ignora officiellement et durant 30 années cette
page de l’histoire d’une nation. Tournant historique à ce jour
contradictoirement analysé, ne demeure-t-il pas, cependant, en attente
d’une nouvelle mise en perspective par rapport à l’inféconde régression
que connaît actuellement le pays ? Alors que certains engagements
formels misaient, 20 années plus tôt, sur la possibilité de changer,
tout au moins, les mœurs des pouvoirs, l’Algérie se retrouve au
contraire sous le joug d’un bonapartisme clanique. C’est d’ailleurs à
l’actuel régime que l’on doit l’entame d’un certain débat autour d’un
thème qui «évalue» l’exercice de la démocratie à l’algérienne depuis la
Constitution de 1989. Dénonçant «la démocratie des structures écrans»,
il lui opposera celle des «valeurs» sans pour autant préciser le contenu
qu’il faut donner à ce concept. Or, ce qu’il avait laissé entendre dès
2005 (année du référendum sur la réconciliation) à ce sujet ressemble à
la notion des «constantes» que le parti unique agitait comme garde-fous
et auxquelles, octobre 88 mis fin. En somme, l’idéal porté par le
soulèvement du passé était en soi périlleux pour le système qui lui
préférera une sorte de contractualisation des «intérêts de groupe» afin
de créer du consensus. Diabolisant l’agitation partisane, le système
était tout à fait à l’aise pour disqualifier le mouvement de masse de 88
en lui imputant toutes les tares de la manipulation. C’est ainsi qu’il
justifiera le fait de ne pas tenir compte de l’ensemble du corpus des
revendications ayant circulé au cours des fameuses journées d’octobre,
arguant que la récupération politicienne était à l’œuvre et que des
courants idéologiquement opposés revendiquaient, chacun pour lui, le
statut de tuteur actif sur le mouvement. C’est ainsi que par un tour de
passe-passe, il parvint à rejeter le credo spécifiant que les libertés
publiques et le pluralisme politique sont des conquêtes de la rue et
qu’au contraire, la liberté d’association fut exclusivement octroyée
grâce à l’évolution de l’architecture institutionnelle du pays. Exit le
mérite d’une contestation populaire. Le refus d’admettre que cette date
constitue, en dépit de toutes autres considérations, un point de rupture
de la même importance que celles qui suscitèrent de grands
bouleversements pour d’autres nations aujourd’hui prospères, illustre
sans aucun doute l’immensité de notre échec. Celui d’avoir fait rater à
une nation-majuscule, le bon train de l’avenir.
B. H.
B. H.