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Changriha, «Monsieur Tchang» du MALG

«Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine», disait Alfred de Musset. «Effacer le passé, on le peut toujours : c'est une affaire de regret, de désaveu, d'oubli. Mais on n'évite pas l'avenir», disait de son côté Oscar Wilde. De l’ingratitude et de l’oubli, beaucoup de figures, grandes ou petites, du long combat libérateur de l’Algérie, ont en souffert. Certains, quoique infiniment méritants de la patrie, ont en pâti beaucoup plus que d’autres. Effacer le passé, comme le soulignait l’auteur du Déclin du mensonge, c’est en effet possible, mais ce qui est encore plus certain, c’est qu’on ne peut pas éviter l’avenir. Et l’avenir, c’est déjà le présent qu’impose le souvenir, même parcellaire, des héros, des martyrs et des génies patriotiques méconnus, mésestimés ou carrément oubliés parmi ceux qui ont porté au plus haut l’étendard de la liberté de notre peuple colonisé. Le propos concerne ici précisément les hommes et les femmes qui ont fait partie de «la guérilla sans visage», comme les a appelés l’un d’eux. C'est-à-dire les hommes et les femmes de l’ombre, issus du monde du secret, de l’obligation de réserve et du silence qui est parfois celui des tombes.
Le martyrologe de ces héros sans visages, et parfois sans noms réels, est aussi épais que le livre de l’oubli et de l’ingratitude dont ils sont victimes. Dans cette longue liste de patriotes lumineux, on connaît, à titre d’exemple et peu ou prou, le fameux Prince de Marmara, alias Rachid Tabti. En l’occurrence ce personnage romanesque et mythique du Renseignement algérien, créé par le grand Kasdi Merbah, et qui a permis au président Boumediène de connaître, à l’avance, les intentions réelles et même cachées de la partie française lors des épineuses négociations secrètes sur les hydrocarbures qui ont abouti à leur nationalisation, le 24 février 1971.
Hormis les rares compagnons d’armes encore en vie, les historiens, encore moins les leaders d’opinion et le public, ne connaissent pas du tout ou peu, le mythique Abdelkader Changriha, alias «Monsieur Tchang», dit plus simplement «Tchang», ou plus sobrement encore «le Chinois». Ce proche compagnon du prophète du Renseignement national Si Mabrouk/Abdelhafid Boussouf, fut à la fois, et entre autres lignes lumineuses sur son CV révolutionnaire, cofondateur du Croissant-Rouge algérien, argentier de la Révolution, un des principaux piliers des filières d’armement de l’Armée de libération nationale (ALN) et l’homme grâce auquel l’ancêtre des services de transmissions militaires et des écoutes a pu démarrer sur des bases techniques viables et fiables du point de vue sécuritaire.
Voici donc l’histoire abrégée, comme un abstract, de l’oncle du chef d’état-major de l’ANP, le général d’armée Saïd Changriha. De rares fragments ramassés dans de brefs témoignages de compagnons des routes de combat clandestin, parus dans quelques livres édités en Algérie où dans le journal Le Soir d’Algérie, il y a un peu plus de deux ans.
Né le 20 juillet 1923 à El-Kantara, au sud des Aurès, Abdelkader Changriha y passe toute son adolescence avant de militer au MTLD. En 1942, il part à Alger où, pour survivre, il se frotte au marché noir qui battait alors son plein. Il prend donc contact avec les soldats américains qui avaient débarqué cette année-là en Algérie et qui alimentaient abondamment les trafics en tout genre à une époque de misère due à la Seconde guerre mondiale. Occasion propice pour apprendre dans la foulée l’anglais qui lui sera précieux à l’avenir.
Quelques mois seulement après le Premier novembre 1954, il se trouve à Tanger, carrefour cosmopolite et plaque tournante des activités interlopes et de l’espionnage. Dans la ville si chère à Tennessee Williams et Jean-Luc Mélenchon, il entre notamment en contact avec un certain Si Ali, responsable du FLN au Maroc, pour s’engager dans la Révolution. Si Ali n’était autre qu’un des chefs historiques du Premier Novembre, Si Tayeb El Watani, alias Mohamed Boudiaf.
Adoubé rapidement, sa première responsabilité opérationnelle sera alors la quête de filières d'acquisition d'armements à partir de Tanger, ville de toutes les combines. Certains marchands d’armes étaient des Allemands, dont d’anciens nazis qui pouvaient avoir des comptes à régler avec la France victorieuse en 1945. Doué pour les langues étrangères, il apprendra en peu de temps l’allemand. Avec ses contacts germanophones, il parviendra à se mouvoir facilement dans ce milieu, pour mieux créer une filière de déserteurs allemands et autres étrangers de l’armée française, avec le précieux soutien de Winfried Muller, militant anti nazi et anticolonialiste allemand, devenu Mustapha Muller, de son nom de guerre algérien, El Ouazzani.
Boudiaf régulièrement absent du Maroc, c'est donc la Zone Cinq, future Wilaya V, qui prendra en charge Abdelkader Changriha devenu «Monsieur Tchang». Et en décembre 1956, le FLN crée le Croissant-Rouge algérien, avec comme président de façade l’avocat Boukli Hassen, mais c’est «Monsieur Tchang» qui prend en sous-main le contrôle du nouvel organisme sanitaire dont les statuts sont déposés le 7 janvier 1957 à Tanger.
Grâce à cette filière de déserteurs de la Légion étrangère, il devient une cible permanente des services français et de leur organisation clandestine La Main Rouge. Secret et furtif, « Le Chinois » se joue alors de toutes les filatures et déjoue tous les pièges. Le sobriquet Tchang crée alors une équivoque consistant à le présenter comme un Chinois, rumeur récurrente que lui-même alimentait jusque dans les rangs du FLN et jusqu’à l’indépendance du pays.
Polyglotte, maîtrisant le français, l’anglais et l’espagnol, bénéficiant surtout de la confiance indéfectible de Si Mabrouk et doté de réseaux de contacts denses et variés au Maroc et en Espagne notamment, il réalisera par ailleurs une opération spectaculaire consistant à équiper la Révolution de technologies sensibles que seules les forces de l’Otan possédaient. Avec des bons de commandes des FAR et un passeport marocain en bonne et du forme, et muni de chéquiers de banques internationales d’excellente réputation, dont la Deutsche Bank à Frankfurt, il réussira à acheter 50 appareils de transmission militaires de pointe, des ANGRC 7 et 9 en service dans les armées du Pacte atlantique. Le coup de force réalisé ainsi par «Monsieur Tchang» était spectaculaire : obtenir des autorisations d'achat pour le compte du gouvernement marocain, convaincre ses relais américains d'obtenir des dérogations d'achat vu que le matériel américain était fabriqué en Allemagne ; se faire délivrer ensuite cet équipement séance tenante en payant par chèque certifié de la Deutsche Bank ; le faire transporter en toute discrétion par la compagnie Iberia via Stuttgart et Barcelone jusqu’à Tétouan, il fallait s’appeler Changriha pour pouvoir accomplir une telle prouesse, et seul ! Et pour cause, deux cents colis, d'un poids de plus de deux tonnes !
Pour apprécier cette performance inouïe digne d’un as du renseignement, il faut savoir qu’au départ, le premier noyau de transmissions et d’écoutes, c'est-à-dire le LSR-W5, le Service de renseignement et de liaison de la Wilaya Cinq et son successeur le LGR, les liaisons générales et renseignement, n’avaient en guise de matériel radio qu’une dizaine de postes émetteurs-récepteurs, des RCA Marine livrés par le «Grand Driss», alias le docteur Guenniche résidant à Tanger, et quelques émetteurs et appareils d’écoutes, des ART 13, des BC-G10, et des Hammerlund, procurés par Rachid Casa, le célèbre Messaoud Zeggar. Mais il y avait un hic avec ce type d’équipement qui s’avéra complètement inapproprié pour la guérilla, et était même préjudiciable du point de vue sécuritaire. Le RCA Marine qui équipait yachts et voiliers de plaisance avait des fréquences préréglées fixes. D’où l’extrême nécessité d’obtenir vite du matériel radio adéquat qui permettra des connexions, des transmissions et des écoutes sécurisées. Ce que favorisera le coup de génie de Monsieur Tchang, au nez du SDECE et à la barbe de La Main Rouge !
Maître-espion polyglotte, négociant et négociateur hors pair, Abdelkader Changriha était aussi en quelque sorte le banquier de la Révolution par qui transitaient presque la moitié des fonds secrets du FLN : il fut ordonnateur de dépenses, sous le contrôle et la confiance de Si Mabrouk.
Au lendemain de l’indépendance, il refuse de se mêler aux luttes fratricides de pouvoir et aux querelles picrocholines, et se reconvertit dans le commerce modeste pour vivre, voire pour survivre. Désargenté, il sera recruté en 1976 directeur commercial d’une société publique, la Société nationale d’électronique (Sonelec) dirigée par un de ses anciens compagnons d’armes du MALG sensibilisé au sujet de sa situation sociale précaire par un autre ancien frère révolutionnaire rencontré par hasard dans une grande artère de la capitale. Avec son seul salaire de cadre dirigeant de l’entreprise étatique, il a vécu dans l’ombre, comme il le fut sa vie de moudjahid humble et émérite durant. Jusqu’à son extinction biologique le 18 février 1994, dans un appartement discret au 13 rue des Frères-Belhafid, à Hydra, à Alger.
N. K.

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