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Reconnaissance des crimes de la colonisation, parlons-en tranquillement !

À Alger, à sa sortie du cimetière chrétien de Bologhine (ex-Saint-Eugène), le président Emmanuel Macron a déclaré, à propos du passé colonial de la France, qu’il préférait «la vérité et la reconnaissance» à «la fierté ou la repentance». Retenons donc de ce schéma doublement binaire, de prime abord, trois mots : «repentance», «vérité» et «reconnaissance», et laissons la fierté de côté, car elle a beaucoup moins de sens ici que les trois autres vocables. On focalisera beaucoup plus ensuite sur les morphèmes «reconnaissance» et «repentance» car ils constituent le fil rouge de la présente chronique.
Pour convoquer la mémoire, surtout quand il s'agit de reconnaissance officielle du fait colonial, des crimes de la colonisation et du confiteor auquel l’Algérie indépendante n’a jamais envisagé soumettre la France postcoloniale, il faut parfois revenir au dictionnaire. La notion de repentance est alors mêlée de regret douloureux que l'on a de ses péchés, de ses fautes, et du désir de se racheter. Cela étant dit, quel sens donner alors à la repentance dont parle le huitième président sous la Vème République française ? Au cas où on l’aurait exigé réellement de la France macronienne, quel serait donc son contenu et quel sens revêtirait-elle alors ? La question mérite d’être quelque peu éclairée.
Avant le président Emmanuel Macron, le refus de la repentance était porté à bout de bras en France par une pensée philocoloniale développée par l'influent courant de la non-repentance, représenté, entre autres figures, par le philosophe et activiste politique Pascal Bruckner et l’historien de la colonisation de l’Algérie Daniel Lefeuvre. Cette école philosophico-politique, qui a ses hérauts au sein de la représentation politique et de la société civile, avait déjà trouvé en la personne du président Nicolas Sarkozy un adepte enthousiaste et intransigeant. Avec la foi d'un croyant engagé, le successeur de Jacques Chirac pensait que la repentance est une «forme de haine de soi». C'est même «une mode exécrable» car «on ne demande pas aux fils d'expier la faute des pères». À ses yeux, « on ne réécrit pas l'Histoire dans le seul but de mettre la nation en accusation». Mais, est-ce bien là la question ? Ou s'agissait-il alors de l'expression d'une mémoire toujours à vif qui, sous prétexte de rejeter le «dolorisme» et le «masochisme occidental», refuse d'assumer sereinement le fameux «fardeau de l'Homme blanc», le « sanglot de l’homme blanc » aurait dit Pascal Bruckner lui-même ?
Les pays colonisés, dont l'Algérie qui a pâti le plus de la colonisation, n'ont jamais été dans une approche foncièrement culpabilisante de l'ex-puissance coloniale. Les anciennes colonies de confession musulmane, elles, peuvent même exciper de l'argument religieux qui veut qu'«aucune âme ne portera le fardeau des péchés d'autrui, et qu'en vérité l'homme n'obtient que le fruit de ses efforts» (sourate 62 de l'Étoile, versets 37, 38). En tout cas, il n'a jamais été envisagé de demander à la France d'aller vraiment à Canossa. D'exiger d'elle une humiliante pénitence ou une atroce flagellation. Personne ne lui demande donc d'être tondue, en robe de bure, et de s'agenouiller pour demander, contrite, le pardon comme dans un confessionnal d’église. On imagine donc mal, dans ce cas précis, et dans un confessionnal improvisé à la présidence de la République algérienne, le chef de l’État Abdelmadjid Tebboune en auguste prêtre confesseur et son jeune homologue français Emmanuel Macron en pécheur par héritage des crimes coloniaux, à genoux pour mieux expier les fautes des autres. On voit mal donc le chrétien Emmanuel Macron (se dit aujourd’hui agnostique), dire alors, en latin « je confesse à Dieu Tout-Puissant, je reconnais devant vous, frères et sœurs, que j’ai péché en pensée, en paroles, par action et par omission, oui, j’ai vraiment péché ». Et on n’imagine pas non plus en telle circonstance imaginaire, le musulman épris de spiritualité soufie lui répondre, en latin également : « Elevons nos cœurs, nous les tournons vers le Seigneur » !
Faut-il donc enfoncer une porte historique ouverte pour dire que la colonisation française, différenciée selon les pays dominés, n'a pas été forcément une entreprise génocidaire systématique. Ce fut plutôt des crimes de masse périodiques et une entreprise de dépossession, de déracinement et de déculturation. La différenciation, le nuancement et la relativisation ainsi faits, il y a lieu de se pencher sur la façon dont la France sarkozyzste hier, et la France macroniste aujourd’hui, appréhendent l'idée même du fait colonial sanglant et des questions pendantes de devoir de mémoire, de reconnaissance et d’excuses officielles subséquentes. La France, à ce propos, a effectué des petits pas progressifs, significatifs certes, mais insuffisants du fait d’une approche progressive mais partielle et sélective, d’un cas par cas prudent. Le premier geste a été celui de l'ancien président Jacques Chirac qui, en juillet 2005, à Madagascar, reconnaissait «le caractère inacceptable des répressions engendrées par les dérives du système colonial». Lui emboîtant le pas, l'ex-ambassadeur à Alger Bernard Bajolet admettait pour sa part que la colonisation en Algérie fut «une tragédie inacceptable». Le trois décembre 2007, en visite à Constantine, longtemps symbole de l'œcuménisme confessionnel et de la tolérance religieuse, Nicolas Sarkozy, lui, concédait que «le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République [française] : liberté, égalité, fraternité». Timide que cette reconnaissance qui use d'adjectifs se bornant au constat : le système colonial a un caractère «inacceptable» et «injuste».
En fait, ce qui est attendu de la France, ce n'est pas tant l'affirmation évidente d'une injustice flagrante et des dérives inacceptables du système colonial, que la reconnaissance franche, solennelle et officielle des tragédies qu'elle a engendrées. S'agissant du cas précis de l'Algérie, la France est toujours tenue par les lois d'amnistie de 1962 interdisant tout débat public, toute poursuite judiciaire. Et, cerise infamante sur le gâteau du crime colonial, la représentation politique française a gravé dans le marbre de la loi l'apologie du colonialisme présenté comme une œuvre de civilisation de peuples qui, sans elle, auraient quitté l'histoire ou y seraient entrés à reculons. La loi scélérate de février 2005, dont on a abrogé le très contesté article 4 alinéa 2, est en effet fondée sur le vieux paradigme de la colonisation comme entreprise humanitaire et de modernisation de vieilles sociétés primitives. Et c'est tout juste si elle a admis, dans le sillage d'Alexis de Tocqueville, que la colonisation «est une nécessité fâcheuse». Ce même Tocqueville qui s'exclamait : « Dieu nous garde de voir jamais la France dirigée par un des officiers de l'armée d'Afrique ! » Et alors qu'elle a fini par reconnaître, par la force d’une loi, l'esclavage comme «crime contre l'humanité» (loi Taubira de 2001), la France peine à trouver un consensus national pour la reconnaissance officielle des crimes de la colonisation sous toutes les latitudes de son ancien empire colonial.
En comparaison, le président Nicolas Sarkozy avait consenti une «repentance positive» à la communauté juive de France en voulant imposer le devoir de mémoire de la Shoah en classe de CM2. En revanche, pour les peuples colonisés d'Afrique et d'Asie, il concevait une «reconnaissance sans repentance», en fait, une reconnaissance non actée par des textes officiels. C'est l'esprit même de son fameux discours de Dakar (26 juillet 2007), encore que cette reconnaissance, qui serait du genre à ne pas faire honte à la France, minimise les crimes et met en valeur les «bienfaits».
Après tout, ce qui est demandé à la France, ce n’est pas tant une reconnaissance claire, nette et officielle qui serait cantonnée au seul domaine franco-algérien. C'est un devoir de vérité et de reconnaissance pour toutes les victimes de la colonisation française, quelles que soient leurs origines. En fin de compte, ce n'est pas verser dans le délire mémoriel, encore moins attiser la concurrence et la guerre des mémoires des uns et des autres que d'accepter que les anciens peuples colonisés reçoivent comme juste réparation une collective reconnaissance expiatoire qui dénonce franchement, et dans le marbre des textes officiels, le fait colonial, comme la France l’a fait avec le fait esclavagiste et la déportation des Juifs.
Ce n'est pas la mémoire assumée, c'est évident, qui dresse les murs et nourrit la haine de l'Autre. C'est l’entreprise d'auto-exonération qui renforce la concurrence conflictuelle des mémoires. Ne jamais l'oublier, le devoir de mémoire est un devoir de vérité, de reconnaissance. C'est même un impératif envers les vivants qui portent le poids d'un passé violent, toujours présent, toujours douloureux.
L’Allemagne a reconnu en 2021 avoir commis un « génocide » contre les populations des Herero et des Nama en Namibie pendant l’ère coloniale. Le roi Philippe de Belgique a exprimé en 2020 ses «plus profonds regrets» au sujet de la colonisation. Et il a reconnu qu’ « à l’époque de l’État indépendant du Congo, des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi a également causé des souffrances et des humiliations ». Le cas de l’Italie est plus paradoxal : Faute d’assumer son passé colonial, l’Italie perd la mémoire des atrocités qu’elle a commises dans la Corne de l’Afrique et en Libye, tout en envisageant publiquement en 2016 d’indemniser les Libyens en leur versant deux cents millions de dollars par an pendant vingt-cinq ans, au titre de réparations de colonialisme.
S’agissant de l’Algérie et de tous les autres pays colonisés par la France, la France officielle ne songe pas encore à une « Loi Taubira-bis » qui reconnaîtrait la colonisation en tant que crime contre l’humanité. À Alger, en février 2017, M. Emmanuel Macron avait pourtant qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie », dans une interview à la chaîne Echorouk News. Et il avait ajouté que « la colonisation fait partie de l’histoire française (…). Ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes ». À l’époque, reconnaissance et excuses et inscription dans le « nous » France en assumant ainsi le poids lourd des crimes de la colonisation bien qu’il soit né en 1977. Il est vrai qu’il n’était alors que candidat incertain au palais de l’Élysée.
N. K.

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