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Tunisie : la 2e République à l’agonie et l’armée valeur refuge

Le Président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement pour un mois, congédié son Premier ministre et pris tous les pouvoirs de l’Exécutif. À l’appui de sa décision césarienne, son interprétation souple de l’article 80 de la Constitution de 2014 qui prévoit d’agir ainsi en cas de péril imminent menaçant les institutions, la sécurité et l’indépendance du pays, et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Ce coup de théâtre n’est pas surprenant, si on en juge par les nombreuses manifestations de dimanche hostiles à Ennahda et au Premier ministre, réclamant la dissolution du Parlement et appelant à un changement de régime. D’autant moins étonnant que des appels à manifester le 25 juillet, jour de la fête de la République, suggéraient, depuis plusieurs jours, sur les réseaux sociaux, un changement de Constitution et une période transitoire qui laisse une large place à l’armée, tout en maintenant le Président à la tête de l’État. Ces appels intervenaient à un moment de forte exacerbation des conflits au Parlement, et à la faveur du bras de fer entre le Président et le chef du gouvernement, et entre le leader de l’Assemblée Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed, paroxysme qui paralyse les pouvoirs publics. 
Indépendamment des facteurs aggravants représentés par la catastrophe pandémique et la crise économique aiguë dans un pays surendetté, sous perfusion financière étrangère et au bord du défaut de paiement, la Tunisie post-révolution colorée possède une triarchie politique qui la rend ingouvernable. Un Président qui règne sans gouverner, face à deux autres pôles de pouvoir incarnés par le chef du gouvernement et le président du Parlement, alliés de circonstance contre lui et parfois adversaires conjoncturels, sans pour autant être eux-mêmes en capacité de diriger seuls. C’est que la Constitution, censée favoriser la gestion dynamique des compromis et des équilibres de pouvoir, s’est révélée à l’épreuve des faits une machine à produire les crises et la paralysie. On observe, a posteriori, qu’elle relève initialement d’un arrangement bancal visant à institutionnaliser un système de cohabitation politique porteur de conflictualité, du fait même que les prérogatives des blocs représentatifs de l’État se caractérisent par un flou artistique. Au final, un système vicié à la base, avec trois groupes de pouvoir aux frontières idéologiques brumeuses, qui dérivent comme des plaques tectoniques, selon la formule imagée d’un observateur tunisois. 
Le système est donc verrouillé malgré l’esprit d’ouverture démocratique vanté depuis 2014, tant il porte en lui les germes d’une tension permanente, peu compatible avec une conduite sereine des affaires publiques dans un contexte économique, financier, social et sanitaire explosif. Tout y concourt en effet : la loi électorale, le mode de scrutin avec la proportionnelle accentuée «du plus fort reste», le morcellement de la classe politique et surtout les velléités hégémoniques de l’islam politique qui veut régner en maître sur un pays fracturé et en appauvrissement progressif. 
Derrière la tragédie pandémique révélant l’incompétence d’un gouvernement instable, une guerre de positions politiques et une crise d’hégémonie. A cela s’ajoute désormais l’ère d’incertitudes politiques ouverte par le Président Saïed lui-même en suspendant temporairement le Parlement, et en décidant d’exercer seul tout le pouvoir exécutif. Une incertitude d’autant plus grande que la Cour constitutionnelle, habilitée à se prononcer notamment sur la constitutionnalité des lois, la révision constitutionnelle, et à constater la vacance de pouvoir ou à destituer le chef de l’État, n’a pas été créée depuis la promulgation de la Constitution en 2014. Les protagonistes de la crise ne parviennent donc pas à s’accorder sur les conditions d’un dialogue. En attendant, les institutions se délitent à vue d’œil. 
À vrai dire, la crise actuelle est le produit des ambiguïtés de la Constitution et le résultat des législatives de 2019 : majorité parlementaire introuvable, Président en rupture avec les partis et son chef du gouvernement. Selon la définition gramscienne, une «crise d’hégémonie», une «crise organique» avec l’effondrement de l’économie, des élites dirigeantes divisées, délégitimées et incapables de maintenir les conditions politiques de la survie du système. Effritement continu des institutions, indigence des partis parlementaires vides de contenu social et de projets politiques. Cet «équilibre catastrophique» des forces, comme le qualifie Gramsci, crée les conditions d’un «moment césariste», c'est-à-dire le besoin profond d’un Bonaparte doté d’une forte autorité charismatique. Depuis la chute de Ben Ali, nombre de Tunisiens restent en effet orphelins de la figure du père tutélaire, du chef visionnaire et rassurant ; bref, du zaïm.  
Kaïs Saïed se voit lui-même dans ce costume. Il se pose en digue de l’État, des intérêts supérieurs du pays et de la souveraineté populaire. Ses annonces de dimanche, égrenées sur un ton martial et avec les termes d’un discours de guerre devant un parterre exclusif de chefs militaires et sécuritaires, ajustent encore mieux ce costume à sa taille. Lui qui a déjà exploité les ambivalences de la Constitution pour accroître ses prérogatives. Par exemple, sa revendication récente, au nom d’une appréhension extensive de l’article 77 qui définit ses attributions, de l’autorité sur les forces de sécurité intérieure, aux dépens du chef du gouvernement. Ce retour à un bourguibisme fort, il l’a déjà lui-même évoqué devant le SG de l’historique UGTT, en exprimant son souhait de revenir à une version amendée de la Constitution de 1959. 
Quel scénario alors pour l’après mois de gel des activités du Parlement ? Kaïs Saïed ne semble pas avoir renoncé au projet de rupture sur lequel il a fondé son élection en 2019 : une «inversion de la pyramide du pouvoir», à savoir une nouvelle forme de représentation qui contourne les partis, partant du local vers le national, et fondée sur la révocabilité des députés pour mieux donner vie à la souveraineté populaire. «Le sens de mon mandat est de poursuivre l’explosion révolutionnaire dans le strict respect des institutions», avait-il déclaré lors d’une rencontre avec d’ex-chefs de gouvernement, le 15 juin. Il a alors été plus explicite encore sur l’issue qu’il entend donner à la crise structurelle : «Je suis disposé au dialogue […] Son chapitre le plus important sera la question d’un nouveau régime politique, d’un nouveau code électoral pour que tout élu soit responsable devant ses électeurs. Il doit porter sur la transition de cette situation à une nouvelle situation, loin de toute transaction, ni interne ni avec l’étranger.» Comprendre, pas de consensus par le haut, plus d’accommodement entre anciennes élites en quête de recyclage et nouvelles élites d’Ennahda à la recherche d’intégration, autant de facteurs ayant favorisé la première législature (2014-2019) dont l’incapacité à réformer et à prendre en charge les attentes populaires a été sanctionnée par les élections paralysantes de 2019. Ce qui signifie qu’il veut mettre un terme à la dimension transactionnelle de la transition démocratique. S’ajoute à cela, son insistance sur le paramètre de la corruption qui traduit sa volonté de débarrasser l’État des collusions avec les milieux d’affaires véreux et les ingérences étrangères liées. 
Pour atteindre son but, Kaïs Saïed semble miser sur la dynamique de sa légitimité populaire directe et sur l’usure de la légitimité parlementaire pour s’imposer, au moment le plus tragique, comme seul recours raisonnable d’un régime en déconfiture. On a l’impression qu’il se sent dans le sens de l’Histoire, comme ses annonces théâtralisées de dimanche devant un cénacle militaro-sécuritaire le suggéraient. Et il donne l’impression de vouloir s’appuyer sur l’armée qui bénéficie d’un fort capital d’estime dans le pays. Mais cette dernière, qui est surtout perçue comme une valeur refuge, est restée jusqu’ici sur sa réserve politique traditionnelle. L’hypothèse d’une intervention directe sur la scène politique est donc assez peu probable. 
Historiquement, elle préfère toujours inciter les politiques à stabiliser les institutions. Fin mai, des généraux à la retraite ont d’ailleurs adressé une lettre ouverte à Kaïs Saïed pour l’appeler à faire des concessions. Mais que se passerait-il si la situation restait dangereusement bloquée après un mois de gel des activités du Parlement ? Quelle position la haute hiérarchie militaire adopterait-elle si elle devait s’impliquer davantage ? Les réponses à ces questions relèveraient pour l’instant de la lecture du marc de café politique ! 
N. K. 

 

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