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Rubrique Tendances

En quête d’Alger(2)

Je ne vais pas planter une tente au sein même de la librairie du Tiers-Monde, ce n’est pas le but. J’ai fait le tour des rayonnages, qui regorgent de bouquins, comme on dit. Le travail acharné des écrivains, qui, de jour ou de nuit, actionnent leurs méninges juste pour mettre noir sur blanc un texte sauvé de l’oubli, se retrouve ici, à la disposition des dingues de lecture, en attente d’une main attentive, dans le respect d’une probable rencontre avec l’alter ego, silencieux mais volubile. Il est vrai que ces livres, ainsi que leurs auteurs, ont pour eux l’éternité du papier et la force enfiévrée du lecteur. Je ne m’attarde pas trop là-dedans. Je voudrais bien sûr prolonger ce dialogue silencieux avec ces écrivains, d’ici et d’ailleurs, juste pour leur exprimer ma soif de reconnaissance. Ma question est évidente : «Pourquoi s’entêtent-ils à écrire ?» Ma petite voix intérieure se fait entendre : «Allez, tire-toi, ce n’est pas aujourd’hui que tu auras la réponse, de toutes les façons. Un jour viendra où tu comprendras les raisons des uns et des autres. Pour le moment, il faut partir !»
Je ne marche plus. Je me laisse porter par le flot des passants et passantes. Une procession de fourmis ! Mais où vont-ils, tous ? À croire que personne ne bosse. Un nouveau concept économique serait-il né ? Une société où personne ne bosse, c’est le pied ! Je me laisse aller. Souvent, on est épaule contre épaule. On marche compact. Il faut juste trouver le moment idoine pour changer de direction. Là, ça commence à se décanter. Tiens, voilà le fameux café, Le Tontonville. Pourquoi est-il si
fameux ? D’ici, je ne vois rien. Et ma mémoire n’arrive pas à trouver de réponse. Enfin, il répond à l’appel. Juste à côté, la beauté du TNA jure sur la morosité ambiante. Le parvis est tout simplement magnifique ; il est resté intact, signe qu’il n’y a pas grande foule au théâtre. Il n’y a plus de pièces à jouer. Il n’y a plus rien à dire. Le théâtre est déclaré illicite. Dès lors, l’Algérien se contente d’assister, en direct, à des comédies hiératiques en pleine rue. Je les vois, au quotidien. Ce qui m’échappe, par contre, c’est la chute de toute cette comédie. Paix à ton âme, Azeddine Medjoubi ! Juste en face, le square Port-Saïd joue à faire peur aux passantes et passants. Il est diablement vide. À part les arbres échevelés, il n’y a rien de particulier dans ce bivouac ombragé. Je vois d’ici le ricanement du touriste, si touriste il y a, bien sûr. Alger est devenue moche, à ce point ? Puis, dans ce square, j’ai vu des jeunes gens, un paquet d’argent entre les doigts, proposer à tous le change. Il existe un bureau de change en plein air dans notre capitale. Ouais, monsieur, ce sont  les  vestiges de l’ancienne Algérie ; la nouvelle, à réinventer, à bâtir, par le peuple, effacera ses scories. C’est hideux ! 
Je ne m’y attarde pas. J’enfonce la porte ouverte de Bab Azzoun. Sous les arcades, il y a bousculade. Je pousse avec eux. Je pousse comme tout le monde. Il y a des boutiques à faire pâlir un bazar oriental. Cette rue commerçante ne propose que du prêt-à-porter. Des pantalons. Des jeans. Des chemises. Des tricots. Des manteaux. Des doudounes. Il y a un choix indescriptible. Mais sans la qualité ! Il suffit que tu montres un imperceptible intérêt pour un produit. Hop, on vous saute dessus. N’saâdouk kho ! À croire que c’est le solde permanent ! Ça sent l’arnaque à bout de nez ! Tiens, un photographe ! Voilà, le charme de cette rue ! Cette boutique  a vécu, le propriétaire aussi. Puis, il y a une flopée de revendeurs de lunettes de contrefaçon. Comment est-ce
possible ? Cette marchandise est soumise à contrôle médical, non ? Ma petite voix intérieure me rappelle à l’ordre : «Où penses-tu être ? Reviens à la réalité, non d’un dinar non convertible ! Normaaalll, kho ! C’est le pays de la débrouille, tout se vend et tout s’achète. Arrête de bailler aux corneilles ! Va à Bab-el-Oued voir si j’y suis !»
Je suis saisi d’une angoisse existentielle. Je sens une boule obstruer ma poitrine. Je suis venu revoir Alger, je suis là, j’y reste. Je suis en quête d’Alger, je me retrouve à recenser les mochetés, l’inesthétique, la laideur, sur les trottoirs de ma capitale. Je suis tenté par prendre une ruelle, monter voir ce qui se trame là-haut, je ne puis le faire, j’ai peur d’une peur physique. Sérieux, j’avoue ma faiblesse. Qu’irais-je voir à la Casbah ? Des ruelles enchevêtrées ? Des maisons abandonnées ? Des résidus d’un temps
épique ? Ou, peut-être, la voix de Momo clamant sa Bahjati ?  Dans la rivière asséchée, il ne reste même plus les pierres, pour conforter ma douleur. Je vais faire le plein de laideur, je repartirai plus tard vers mon autre laideur.
À la place des Martyrs, il y a un immense  nuage de pigeons. Ça peut nourrir tout un village, ma parole. Ça se mange un pigeon, non ? Ça ne sert pas seulement à porter des messages. Juste en traversant la route, il y avait (dans une autre vie) des restaurants à poisson, dont la renommée a dépassé nos frontières. Maintenant, je ne sais pas ce qu’il en est. J’ai peur de traverser et de vérifier sur place. Je préfère reprendre mon petit bonhomme de chemin. Je veux revoir Bab-el-Oued, sa chaleur humaine, le piaillement de ses enfants, l’odeur du thé à la menthe, les belles brunettes apeurées, les coups amicaux sur l’épaule. Tiens, le cinéma Atlas. Ou le Majestic. Peu importe son nom, désormais. Il n’y a plus de tour de chant, ni de fêtes nocturnes. Lounès Aït Menguellet y a chanté, sous protection policière. Ce fut un autre temps, une autre époque ! Un autre cauchemar !
Dans tout ça, je ne retrouve plus qu’un quartier apathique, sans âme, tournant le dos, presque, à la mer festive, comme si Bab-el-Oued ne sait plus comment accueillir les premiers rayons du soleil. Il y a comme une lézarde dans l’âme. L’immeuble où vivait mon ami Krimo s’est voûté sous le poids de l’âge. Ou de la malédiction des anciens. Juste à portée du mollet, la mer n’arrête pas de renouveler ses noces avec la grève dans un claquement de vagues molles. C’est un cauchemar, ma parole. Comme pour un dernier voyage, je suis venu consacrer mon ultime nostalgie ; je n’en retire que cendres dans ma gorge, interrogations inutiles, indiscrétions impossibles et perte totale de repères immémoriales. Que s’est-il donc passé, ici ? La crue du siècle a-t-elle réfréné, à jamais, la vie à Bab-el-Oued ? J’entends Debza chanter Ya lhamla. À moins que ce ne soit la grande blessure qui ne s’est pas encore refermée.
Un nouvel ordre a-t-il laissé, à jamais, son venin actif ? Bab-el-Oued n’a plus sa gouaille d’antan ; c’est déjà une autre gestuelle, un regard différent, une allure d’abandon. Et Krimo ? Il ne citera plus Brecht, ni Warda El Djazaïra, ni les prolétaires du port d’Alger. Il ne sucera plus un joint, le regard porté vers un intérieur brûlant d’optimisme. Il est là-haut, porté par des mouettes rieuses, juste pour nous narguer (encore une fois) d’avoir été l’initiateur (encore une fois) d’une pièce de théâtre, où je n’ai plus de rôle à jouer. Je n’arrêterai pas ma quête à Bab-el-Oued ; j’irai voir ailleurs dans ma Bahjati, Alger de mes cheveux longs.
Y. M.
P. S. : chronique dédiée à Krimo Djilali.

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