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Rubrique Tendances

ENTRE L’ÉLIMINATION DE L’EN ET LA GRÈVE ANNONCÉE DES BOULANGERS

A lire ce titre, je me rends compte que c’est un véritable stress social que j’énonce ici. Mais comme la pédagogie sociale est absente dans notre pays, l’Algérien aura ruminé la cuisante élimination de l’équipe nationale et aura stocké une grande quantité de pain au congélateur en prévision de la grève des boulangers. On n’est pas encore sorti de cette élimination que, personnellement, je trouve normale, s’agissant de sport, on se trouve confronté à une grève annoncée des artisans boulangers. 
Les pétrins s’arrêteront de tourner ; le boulanger s’arrêtera d’enfourner le pain ; le consommateur vivra de sa réserve, sauf pour les imprévoyants ou ceux dont le porte-monnaie est assez maigre pour stocker, car vivant au jour le jour. Quid  de  cette grève boulangère ? Les charges d’une boulangerie ont augmenté, le prix de la baguette, lui, n’a pas bougé. Même si depuis quelques jours, la baguette fait quinze (15) dinars. La puissance publique se défend par le fait que les prix de la farine et de la semoule sont subventionnés. Est-ce toujours le cas en 2022, d’autant que l’actuelle loi de finances n’en fait pas référence. Dans ce cas d’espèce, le boulanger a raison. La question  qui me taraude est la suivante : pourquoi arriver au rapport de force et prendre en otage le consommateur. 
Je me rappelle que le pain (aghrum u bulangi) était un luxe jusque dans les années soixante-dix. J’étais encore un gamin ; je me rappelle que pour rendre visite à de la famille, lors de l’Aïd par exemple, nous prenions avec nous comme offrande (tarzeft) le pain du boulanger. En ce temps-là, et avant, chaque famille faisait son propre pain ; c’était le bon vieux temps, assurément. Au moment de la cuisson sortait de nos chaumières cette bonne odeur de la galette sur le feu. Ah, nostalgie, je ressens, à l’âge où je me trouve aujourd’hui, cette odeur qui chatouille encore mes narines ! En ce temps-là, il n’était pas question de faire grève, n’est-ce pas ? En ce temps-là, la maman se faisait parfois violence pour honorer sa journée domestique quand, de l’aube au coucher du soleil, elle préparait le lait le matin, faisait la galette, balayait, suspendait la literie sous le soleil, lavait la vaisselle, reprisait les vêtements déchirés, etc. Tout cela en chantant ! 
Désormais, nous sommes tributaires du boulanger, du boucher, de l’épicier du coin, du pharmacien, du chauffeur de fourgon, de l’Algérienne des eaux, de la Sonelgaz, etc. Et nous sommes surtout tributaires du salaire de la fin du mois. Qu’on se mette bien dans la tête, nous sommes tributaires également de la queue qu’il faut endurer pour acheter le pain, l’eau, la parole pour le mobile, le médicament, etc. Ah, comme j’aurais aimé vivre en ces temps épiques du 18/19 siècle ! Il y avait alors du Vrai. De l’Authenticité. De la Parole donnée. De la franchise. Pratiquement, tous ce que nous sommes en train de perdre graduellement. Et définitivement. 
J’ai dit à un quelqu’un qui voulait connaître mon avis sur l’élimination de l’équipe nationale que, penauds, les joueurs vont rentrer en Algérie. J’ai vu ses sourcils singer un bel accent circonflexe. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dans ma réponse. Il me fixe bien dans les yeux et me dit : « Tu es naïf. Enta nyya ! Chaque joueur a une destination étrangère. Londres. Munich. Doha. Madrid. Istanbul. Et que sais-je encore ? Yew, c’est toi qui ne bougeras pas de ce pays. » Je n’ai pas voulu répondre, je sentais que ça allait vers la polémique. La véhémence est algérienne, me semble-t-il. Que dira donc ce quidam si demain l’EN est éliminée lors des barrages ? J’imagine le pire. 
Ils sont donc rentrés. Chacun chez soi, naturellement. Certains confrères ont eu la dent creuse contre cette magnifique équipe. Comme des millions d’amateurs de football, j’imagine. Le vocable qui revenait comme une litanie avait la coloration de l’humiliation. J’ai beau chercher ces moments d’humiliation, je ne les vois nulle part. L’EN a joué une coupe. Elle a perdu. Elle a été éliminée par plus fort qu’elle. Où est l’humiliation, ya kho ? Elle plie bagage. C’est ainsi la vie d’une équipe de football. Dites-moi qu’il n’y avait pas de fond de jeu. D’accord. Dites-moi que les joueurs étaient dans un moment de méforme. D’accord. Dites-moi que l’entraîneur n’arrive pas à renouveler sa stratégie (c’est le propre d’un grand entraîneur, vous le remarquerez). D’accord. J’accepte que vous me disiez que l’arbitre a faussé le jeu. Mais rien d’autre ! Ne me faites pas le coup du nationalisme de mauvais aloi. Je ne suis pas plus nationaliste que tous ces joueurs. Et vous non plus, du reste ! De grâce, que chacun tienne son «septième» (sab3ou) ! 
Et moi dans tout ça ? Je suis entre le désespoir (je ne cesse pas de le répéter) et cette sensation pesante de ne plus peser sur le cours des choses. Entre l’élimination de l’EN et la grève des boulangers, je traîne ma lassitude d’une rue de Tizi à une autre, rasant les murs, l’esprit bouillonnant au point où il m’arrive de parler tout seul (un soliloque, aurait dit Kateb Yacine), le regard vide du fait qu’il n’y a rien de beau à voir, consommant très certainement le rêve diffus de la nuit passée. Quand une information tombe, comme ça, du ciel annonçant le décès d’un pote des années soixante-dix, cette année est magique dans ma tête perclus de vertige, un pote à qui on ne peut donner un dernier coup d’œil, un pote enterré au cimetière de l’exil toulousain, je ne peux que voir grandir la cohorte de fantômes qui s’accrochent à mes basques usées par l’âge, le trop plein d’amertume et le scepticisme d’usage. 
Entre la grève de l’EN et la grève des boulangers, je cherche une ultime illusion sur laquelle m’accrocher, je n’en trouve pas. Ai-je déjà dit que ma dernière illusion, je l’ai consommée du temps où nos gouvernants nous promettaient, sous forme de mensonges grossiers, un avenir meilleur. Or, je constate que mes enfants ne l’ont pas encore trouvé et nous rendent responsables de cette tragédie sociale. Puis j’ai peur que mes petits-enfants n’aient pas un meilleur sort. C’est cela qui me fait flâner d’une rue à une autre pour, peut-être, tenter l’oubli, la fuite en avant ou l’hypocrisie sociale. C’est tentant de faire semblant, Seigneur ! Je suis à ce point de désespoir. Je suis sûr de n’être pas seul dans cette folle entreprise. Puis à chaque étape oasienne, je parie sur un mirage. En guise de chute, je voudrais dire à l’ami Meziane, un fan de notre journal Le Soir, que ma prochaine chronique aura pour thème le village de notre enfance, Issiakhen Ou Meddour. 
Y. M.

 

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