Je n’ai pas le choix. Je n’arrête pas de marcher sur des chemins
improbables dans un pays improbable. Ce n’est pas un choix, c’est une
obligation pratiquement d’ordre philosophique. L’errance s’impose à moi.
Je n’arrête pas , dis-je. Je vais par monts et par vaux. Je vois du
pays. Et je rencontre des personnes passionnantes qui, comme moi,
prennent la clé des champs. Un peu partout. Sans choix délibéré. Oui, ça
use les souliers. Et alors ? Je me remplis d’une expérience à nulle
autre pareille. J’ai été plus que sédentaire. Maintenant, je veux me
remplir des quatre points cardinaux. Je veux une chute finale, digne
d’une Iliade. Et je commence à me rendre compte que nous avons un beau
pays. Sauf que nous ne savons pas (nous n’avons pas su) être dignes de
sa beauté. De son honneur. De son passé. De sa gloire. Des idées, comme
ça, envahissent mon cerveau. Pourtant, je me suis juré de ne pas trop
travailler du chapeau. Je veux juste consommer mon errance. Et enfin me
reposer quelque part sur un bout de ce territoire. Alors, je marche
sans, m’arrêter, de l’aube au crépuscule. Justement, ce jour, j’ai
atterri dans une ville sans géométrie. Une ville sans âme. Une addition
de bâtisses. Sans goût. Sans architecture. Un chaos urbanistique. Enfin,
des gens y vivent, tout de même. Ils y vivent ? Disons-le rapidement.
Des gens errent dans les rues de cette ville. Un peu comme moi. Son nom
? Peu importe. C’est juste une ville. Comme il y en a des centaines.
Mais une ville fermée. A croire qu’il n’y a plus personne. Pas âme qui
vive. Ont-ils fui les lieux, ses habitants ? Je ne le sais pas. Tout est
fermé. Personne dans les rues. Je continue ma traversée. Et s’il y avait
une maladie mystérieuse (il en existe beaucoup en Algérie !) qui a
décimé cette ville ! Je risque gros, me dis-je, un brin inquiet. Mais je
chasse vite mon appréhension. Au point où j’en suis, je peux bien subir
le sort de ces gens-là. Je n’arrête pas de marcher, pour autant. Je
jette des regards alentour. Rien ! Soudain, sur la place centrale de la
ville (il y a toujours une place centrale dans nos villes, un
rond-point, un jet d’eau ou une trémie), je vois un individu (comme vous
et moi), tenant une banderole, à lui tout seul. Je m’approche doucement,
tout doucement. Il m’a vu, le bougre. Il me lance un grand sourire. Je
m’approche, au point de le toucher. Tiré à quatre épingles, le monsieur
! Je lève les yeux et lit : «Pas de 5 !» L’autre n’arrête pas de
sourire. «Je suis content de vous voir», me dit-il dans un français
impeccable. Sans accent. «Moi de même. C’est quoi, cette ville déserte
?», demandai- je. «Tout le monde a fui la ville.» Mon inquiétude
reprend. Ce n’est pas le moment de choper une maladie. Il me faut finir
ma longue marche. Il me faut arriver à ma destination. Laquelle ?
N’importe laquelle ! «Mais pourquoi donc ? Quel est ce malheur qui a
frappé, ici ?» J’ai vu un air d’agacement le saisir. Il se reprend vite,
comme un bon prof de collège. Son regard reste fixé sur moi. Il dépose
sa banderole. Il me dit presque en criant : «Le même malheur qui frappe
ce pays.» Le terrorisme, peut-être. Le choléra. Le paludisme. Le sida.
Il reprend : «Nos gens n’aiment plus leur pays. Alors, ils fuient.
Ailleurs. Ils ne veulent plus avoir affaire aux gouvernants. Les mêmes
depuis juillet. Ils cherchent ailleurs la liberté. Le bien-être. La
santé. La beauté. La femme. Le travail… » Il s’arrête pour reprendre son
souffle. Je comprends que les gens d’ici prennent la poudre
d’escampette. J’en profite pour lui demander : «Et vous, donc ? C’est
quoi cette banderole ? Et ce 5, c’est quoi ?» Il me regarde, ahuri. «Tu
sors d’où, toi ? Tu es d’où ?» D’ici et d’ailleurs, allais-je lui
répondre. A quoi bon ? Sans même prendre congé de lui, je reprends ma
route. Qu’ai-je à faire du chiffre 5 ? S’il a un grief quelconque contre
ce chiffre, il est bien le seul à sortir manifester dans cette place de
cette ville dépeuplée. Sur cette route improbable d’un pays improbable,
je presse le pas inutilement. Rien ne m’attend plus loin. Ni personne.
Je suis un errant inutile. Qu’à cela ne tienne, je veux tout de même
assumer mon errance. L’accomplir. Pour une seule raison : m’accomplir !
Le temps se gâte, je dois trouver un refuge. Tiens, le creux de cet
arbre ferait mon affaire. Demain, il fera jour. Je verrai bien ce qui
m’attend. Le coq au matin ne chante plus en ce pays improbable. Le
réveil est difficile. La nuit, j’ai cru entendre des chacals se bouffer
entre eux. C’est un problème de leadership. C’est comme chez les hommes.
C’est à celui qui aura les crocs les plus tranchants qui aura le
pouvoir. C’est au plus sauvage. C’est comme pour les hommes. Cette fois,
c’est untel. Puis la testostérone aidant, le suivant tirera son épingle
du jeu. «Allez casse-toi que je m’y mette. Tu ne sers plus à rien. Tu as
dépassé la ligne rouge.» C’est toujours rouge. C’est la couleur du sang.
Car dans ce genre de confrontation, le sang coulera imparablement.
J’aborde une grande ville. Une ville tentaculaire. Je me dis que je
pourrai, enfin, me poser quelques jours. Connaître les autochtones. Je
pourrais même m’y installer. Pourquoi pas ? Soudain, j’entends un
vacarme assourdissant. Devant moi, sur cette route à plusieurs voies, je
vois un nombre impressionnant de monde s’avancer. En criant. En hurlant.
Où suis-je donc ? C’est quoi cette ville ? Je crois entendre ceci : «A
bas le pouvoir !» De quel pouvoir parle-t-on ? On est entre nous. Il n’y
a plus de présence étrangère, chez nous. Plus de Romains. Ni de
vandales. Ni de Français. On est libre, non ? Il doit y avoir une autre
invasion. On a toujours dit que ce pays est une terre d’invasion. Il
faut que je sache. Il me faut avoir le cœur net. S’il faut, on reprendra
les armes pour chasser, encore une fois, l’envahisseur. La foule gronde.
Au loin, je vois de la fumée. Quelque chose brûle. Personne ne fait
attention à moi. J’arrête un jeune homme. «S’il te plaît, c’est quoi ça
?», lui demandais- je. «Le peuple, ya djeddek, le peuple !» Ah, le
peuple ! Oui, et alors ? Que veut ce peuple ? Mon jeune homme n’est plus
devant moi. Je tente d’en choper un autre. «On va tout brûler !» Je ne
comprends pas la raison de cette colère. De ce déchaînement de violence.
Que se passe-t-il en ce pays improbable ? On m’interpelle : «Ayya ! Ayya
! On va les faire chuter. C’est le 5 octobre. Ils ont tiré sur le
peuple. Le sang a coulé. Il y a des morts. Les ennemis du peuple. Ayya !
Ayya !» Je me mets de côté. Je vois le peuple aller déverser sa grande
colère sur cette ville. Ça brûle, me dit-on. Puis, il y a toujours la
problématique du 5. Il faut certainement l’effacer de notre calendrier
ce chiffre. Qui rappelle trop de malheurs. Trop de douleurs. Trop
d’attentes, aussi. Je comprends que les gens fuient ce pays improbable.
Ils ont envie d’autres choses. Ce qui leur est proposé est un ersatz de
vie. Un simple palliatif. Puis, je ne sais pas où me mènera cette quête
erratique. La vérité, peut-être !
Y. M.
Y. M.