En réalité, je ne pensais pas que mon errance allait être aussi
longue. Pénible. Eprouvante. Fastidieuse. Je la voyais plus romantique.
Poétique. Bohême. Au fait, j’ai beau parcourir des kilomètres sur cette
route improbable de ce pays improbable, je ne perçois aucun rai de
lumière. Aucune perspective. Sinon un entrelacs de soucis. Et de gêne.
Oui, je vois des paysages merveilleux. A garder en mémoire. Des
montagnes altières. Des dunes amoureuses. Et des criques soufflant le
bleuté de la mer. Par contre, mes rencontres édifient mon désespoir. Je
n’ai pas encore vu une âme charitable me dire : «Tout va très bien dans
le meilleur des pays !» Rien de cela ! Dès lors, mon errance me pèse. Je
suis tenté de l’arrêter. Sauf que j’y ai pris goût. J’ai pris goût au
réveil à des endroits dissemblables. A des endroits inédits. A des
endroits eux-mêmes improbables. Comme mon pays. Et ses routes qui
torturent mes rêves. Un jour, peut-être, j’arrêterai de courir par monts
et par vaux, trouver un coin de terre, y poser ma tête bouffée par le
vertige et ouvrir l’ultime porte. A l’orée d’une cité, sur une route
vide, je vois une silhouette féminine. C’est bien la première fois que
j’en vois une. Est-ce une réalité ? Un mirage, peut-être. Qui sait ? Une
femme toute seule, par les temps qui courent, me semble un peu osé. Chez
nous, la femme est mineure à vie. Comme une condamnation à perpète.
C’est comme ça ! Elle hérite de moitié. Et, il faut qu’elle soit deux
pour prétendre témoigner. Ça ne se fait pas. Mais je vais lui parler.
Advienne que pourra ! Je suis en pleine errance. Alors autant tenter de
casser certaines barrières ! «Bonjour ! Azul ! Akhir !» C’est comme ça,
il faut utiliser les trois langues. La femme leva ses yeux sur moi.
«Bonjour», répondit-elle. Il n’y a pas d’animosité. Je me sens rassuré.
Je me permets donc d’aller plus loin. «Vous n’avez pas peur de
vagabonder toute seule ?» Mauvais signe : elle fronce les sourcils.
«N’êtes-vous pas seul, vous, en ce moment ? Avez-vous peur de quelque
chose ?» J’ai ouvert la bouche pour lui répondre. Lui dire que je suis
un homme. Je me ravise. J’ai peur de la braquer. Lui dire que je suis un
homme ? Comme si un homme n’a jamais peur. Une connerie, en somme. «Oui,
ça m’arrive d’avoir peur. Comme tout le monde…» Je vois un sourire
embellir davantage son visage. Comme si elle avait gagné un pari. Puis,
c’est le cas ! C’est elle qui a raison. Nos atavismes sont têtus. Un
point, c’est tout ! «Bien, je vais où je veux. Libre comme le vent. Je
vais rejoindre mes sœurs : Dihya, Fatma N’Soumeur, Hassiba Ben Bouali,
Katia Bengana, Djamila Bouhired, Taos Amrouche… Comme tu vois, j’ai de
la route à faire. Je n’ai pas le temps d’avoir peur. Ni maintenant. Ni
demain.» De ce fait, elle défait son «mendil», laissa tomber une
chevelure à nulle autre pareille, me regarde droit dans les yeux (à ce
jour, je n’arrive pas encore à déterminer la couleur de son regard) et
trace sa route. Je reste un bon moment, immobile, à la suivre du regard.
J’aurais aimé la connaître davantage. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Le temps de ces pensées intérieures, elle disparut du paysage. Ai-je
vraiment rencontré cette femme ? Un spectre, peutêtre ? Un mirage ? A
moins que la folie n’ait fait son œuvre dans une tête fêlée par une
errance sur des routes improbables d’un pays improbable. Je reprends ma
route, néanmoins. Ce n’est pas le moment d’abandonner. Il me faut avoir
le cœur net. Mon pays ne va pas bien. A moins que ce soit moi qui suis à
l’agonie. Je veux le savoir. C’est mon but ultime. Je ne ressens ni faim
ni soif. Je veux juste marcher, faire la route et me retrouver, peutêtre,
toute douleur abolie dans un pays propre, comme un sou neuf. Pour le
moment, je ne vois que de la crasse. Qui contamine tout le monde. Et le
peuple organise sa propre veillée funèbre. Tous les cinq ans, «eux»
organisent une orgie électorale. Le peuple, lui, organise des milliards
de secondes d’attente à flanc de leurre. De cette butte, je vois un
avion atterrir. Un autre prendre son envol. Superbes ces oiseaux de fer
qui font la nique à la gravité ! Je décide de m’approcher. Un aéroport !
Je n’y ai jamais mis les pieds. Ce n’est pas pour les gens comme moi ces
endroits. Les gens comme moi ne sont bien vus que dans leur douar. Leur
cambrousse. Leur jungle. «Eux», ils volent à tout moment ! Je fais la
queue. Tout est de verre, ici. Mes yeux me font mal. J’avance avec tout
le monde. Je fais comme si. Un jeune se met à mes côtés. Il me salue.
C’est gentil. Je lui rends son salut. «Tu vas où ? Tu n’as aucun
bagage…» Il faut juste un baluchon pour aller quelque part. Je n’ai pas
besoin de bagages. Puis, je ne prends aucun avion. Ce n’est pas pour ma
gueule. J’aurais trop peur là-haut. D’abord, il fait comment pour voler
? On se fait farfouiller par un policier, fatigué de toucher les
aisselles poisseuses de ce beau monde. J’ai peine à le voir. Mon jeune
ami, tout content, m’invite à siroter un café. Pourquoi pas ? «Tu vas où
?», lui dis-je. «Je vais en France, ya djeddek, à Paris, ya kho ! Finie
lmizirya ! N’rouh n’îch, ya djeddek ! Il m’a fallu plus d’un million de
dinars pour acheter ‘’ce’’ visa… Ech’roub, ech’roub, ça se voit que tu
es plus paumé que moi…» Je ne lui réponds pas. Un silence s’installe.
J’avale ma kahoua. Lui, attend son avion pour un éden improbable. De mon
côté, je reprends ma route, une route improbable d’un pays improbable.
Un pays qu’il faudra, un jour, réinventer ! Dehors, je prends mes jambes
à mon cou. Comme piqué par un aiguillon. Je veux retrouver ma solitude.
Le soleil décline. Je ne vois plus mon ombre. Celle-ci s’est mise devant
moi. Je ne comprends pas. Comment est-ce possible ? L’ombre suit, elle
ne précède pas. Suis-je fou ? Non, mon ombre est devant moi. Je jure de
n’avoir consommé que du café. Rien d’illicite ! Autrement, je le
saurais. Je rebrousse chemin. Mon ombre précède mes pas. Je vais à
droite, à gauche. C’est toujours le cas : mon ombre est devant moi.
Qu’elle se mette au moins à côté, je la verrais moins. Rien n’y fait :
elle persiste à me précéder. Je m’arrête. Elle s’arrête nette. Je
m’assieds. Elle en fait autant. Je saute. Elle en fait autant. Je
m’allonge. Elle en fait autant. En désespoir de cause, je reprends mon
errance, mon ombre devant. Puis, j’entends celle-ci me dire : «Je t’ai
suivi des années durant, fidèle comme un chien. Ou comme une ombre. Tu
ne m’as menée nulle part. Je n’ai pas quitté tes pas d’un pas. Je
m’accrochais à tes basques. Je n’ai rien gagné à te suivre comme ça.
J’ai bouffé ta poussière. J’ai consommé ton errance. J’ai protégé tes
arrières. M’as-tu jamais récompensée, un jour ? Réponds ! Jamais.» Mon
Dieu, je suis sujet à une hallucination. Mon ombre parle. Une ombre qui
parle. Allons donc, je débloque complètement. J’hallucine. «Comment
est-ce possible ? Tu parles ?», lui dis-je. Mon ombre s’est mise à rire,
à rire, jusqu’aux larmes. Je l’entends hoqueter. Elle s’arrête, saisie
par une quinte de toux. Puis, elle reprend son rire tellurique.
«Aujourd’hui, je vais t’apprendre la meilleure, pauvre idiot qui rêve sa
vie. Je reprends ma liberté. Je te quitte, ya t’nah ! Désormais, tu
seras seul à jamais. Seul dans ton errance sur ces routes improbables de
ce pays improbable. Au plaisir de ne jamais te revoir», me dit-elle,
avant de disparaître à l’horizon. S’il y a une suite, je voudrais bien
la connaître. Pour le moment, je n’en sais rien !
Y. M.
Y. M.