Contribution : Un «printemps arabe» à la française
Par Nour-Eddine Boukrouh
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Ce qu’il s’est produit ces dernières semaines dans la vie politique
française avait un air de «printemps arabe». D’ailleurs, c’est à l’un
des acteurs de cette succession d’évènements inattendus, Jean-Luc
Mélenchon, qu’on doit le mot qui l’y apparente en utilisant l’expression
«dégagisme», un néologisme que lui a inspiré le célèbre «Dégage !» que
scandaient les Tunisiens à la face de Ben Ali en décembre 2010 pour le
faire partir. Né et ayant vécu au Maroc avant de rejoindre la France, M.
Mélenchon a gardé quelque chose de la gouaille nord-africaine.
Néanmoins, le «printemps arabe» français se différencie du «printemps
arabe» tunisien à ses points de départ et d’arrivée.
Fatiguée de sa classe politique régie depuis la Troisième République par
une loi de l’alternance devenue improductive — la droite inclinant à
l’Etat providentiel et la gauche au libéralisme, dérogeant ainsi chacune
à sa nature —, la France a «dégagé» l’une et l’autre.
Non dans un mouvement de rue, mais en usant du bulletin de vote ; pas
une goutte de sang n’a été versée mais beaucoup de caciques de tous
bords sont passés à la trappe.
En Tunisie, la surprise avait été énorme en 2012 lorsque le parti
islamiste «Ennahda» avait remporté contre toute attente les élections
pour la mise en place d’une l’Assemblée constituante. Quelques mois plus
tard, le même phénomène se produisait en Égypte. Il ne fut plus dès lors
question dans le monde de «printemps arabe», mais d’«hiver» islamiste.
Des milliers de morts avaient été décomptés dans les deux pays pour
arriver finalement un résultat paradoxal : une révolution et des
élections démocratiques pour instaurer lathéocratie. A quelques détails
près, la chose s’est vue plusieurs fois dans l’histoire de la France.
Analystes et médias entretiennent depuis des années en France la peur
d’une accession de l’extrême droite au pouvoir. Avec la disqualification
à la présidentielle des candidats les plus en vue dans un mouvement de
chute de dominos (Sarkozy, Hollande, Juppé, Valls, Fillon), on donna à
cette peur plus de mordant car il n’y avait plus en lice parmi les
candidats crédibles que deux éternels «nouveaux», Marine Le Pen pour
l’extrême droite et Jean-Luc Mélenchon pour l’extrême gauche, et, au
milieu, un «nouveau-né» tombé du ciel pour tout de suite revendiquer
l’espace encore chaud qu’occupaient la droite traditionnelle, la gauche
conventionnelle et le centre mitoyen des deux côtés.
La jeune Tunisie s’en est finalement sortie en allant chercher dans son
passé un homme de 88 ans, Béji Caïd Essebsi, qui s’était distingué en se
séparant de Bourguiba puis de Ben Ali après qu’il eut acquis la
certitude que leur but n’était pas la démocratie mais la présidence à
vie. Il s’est alors retiré de la vie politique jusqu’à ce que la
révolution le rappelât au devoir patriotique, un peu comme avait fait la
France en 1940 avec le maréchal Pétain qui, au lieu de la sauver, allait
la livrer, lui, à la «collaboration» avec l’occupant.
Ce n’est pas à Pétain que doit être comparé Béji Caïd Essebsi mais à son
contre-exemple, le général de Gaulle. Ce dernier a surgi dans l’histoire
de France en lançant «l’Appel du 18 juin 1940» pour résister à
l’occupation allemande. C’est ce qu’a fait Caïd Essebsi en 2012 en
lançant «Nidaa Tounes» (l’Appel de la Tunisie) pour contrer l’islamisme
et ramener son pays à la raison d’être de la «révolution du jasmin», la
démocratie. L’«Appel» devint la dénomination du parti avec lequel il a
gagné les élections législatives puis la présidentielle en 2014,
stabilisant enfin la Tunisie.
Le 7 mai 2017, la vieille France opta avec un pourcentage d’abstention
non négligeable pour le «nouveau-né» d’un an qui s’était imposé à elle.
Dans sa résignation, elle ne pouvait que lui ajouter les clés de
l’Assemblée nationale afin que, tant à y être, qu’il puisse gouverner à
l’aise, ce qu’elle fit dès le premier tour des élections législatives.
Aujourd’hui, 18 juin, se tient le deuxième tour qui confirmera un peu
plus ou un peu moins l’époustouflante victoire.
Le 18 juin est une date liée dans l’esprit des Français à l’idée de
salut en relation avec de Gaulle qu’on appelle aussi «l’homme du 18
Juin». Dira-t-on dans quelques années que Macron a été aussi à sa façon
un «homme du 18 juin», un réformateur-sauveur ?
Il a fallu au général de Gaulle l’occupation de la France par une
puissance étrangère, une guerre mondiale qui s’est soldée par soixante
millions de morts, treize ans de traversée du désert puis la guerre
d’Algérie qui menaçait de dégénérer en guerre civile pour qu’il accède
enfin aux fonctions de président de la République. Pour un mandat et
demi, avant d’être amené à démissionner quelques mois après les émeutes
de mai 1968. Ceux qui lui ont succédé à ce poste, Pompidou, Giscard
d’Estaing et Chirac, ont été ses ministres. Puis ont suivi Sarkozy, issu
de l’écurie de Chirac et Hollande de celle de Mitterrand, l’adversaire
de toujours du général. Le passage aux responsabilités de la génération
de Sarkozy et de Hollande n’ayant pas été concluant, la France est
passée à la troisième, inaugurée par un jeune homme sans pedigree, ne se
voulant ni de gauche, ni de droite, ni du centre, mais des trois. 360°.
Est-ce la formule magique, le Graal que personne n’a trouvé ? «Le
mariage est la principale cause du divorce», réplique un acteur dans un
film humoristique français pour justifier son célibat. Dans le cas de de
Gaulle, le mariage avec la France était bancal depuis l’origine, plein
de quiproquos et donc voué au divorce comme si le tragique destin de cet
homme était de venir à la politique en pleine guerre mondiale, d’y
revenir dans l’ambiance d’une guerre coloniale et de la quitter sous les
émeutes. C’est à croire qu’il n’avait pas de place dans le présent, dans
la réalité, mais uniquement dans les remous de l’histoire et le silence
du Panthéon.
Vivant, le village de Colombey-les-deux-Eglises lui suffisait. Mort, il
n’est pas un lieu-dit, un hameau, un village ou une ville de France où
son nom et sa mémoire ne soient honorés. Il aura été le héros dont le
peuple ne s’accommoda jamais car trop exigeant, trop droit, trop
cartésien.
Aux antipodes de ce sort tragique, il y a le statut de béni des dieux à
la naissance fait à Macron à qui il a suffi d’être au bon moment et au
bon endroit dans l’histoire de France pour se retrouver à son faîte, et
dont il a déjà la particularité d’être le plus jeune dirigeant et le
premier, hors période monarchique, à utiliser à son propre sujet des
locutions au sens connu ou occulte comme «maître des horloges» ou des
adjectifs qualificatifs comme «jupitérien», expressions qui, dans la
bouche du général de Gaulle, auraient suscité indignation, tollé, manifs
et barricades.
Après sa victoire au premier tour de l’élection présidentielle avec 24%
des voix, j’avais intitulé ma chronique sur le sujet «Une victoire de
trader». Puis, quand il fallait devoir emprunter deux fois plus que le
modique «apport personnel» pour devenir président, j’avais invoqué la
nécessité d’être doté d’un grand talent de banquier pour convertir ces
emprunts en «fonds propres». M. Macron l’était, ce qui nous autorise à
affirmer que si on devait donner un visage à la chance de nos jours, ce
serait le sien.
Cet homme est né sous une bonne étoile. Il a travaillé chez Rothschild
comme Pompidou a été directeur général dans la prestigieuse banque, mais
lui n’est pas tombé du ciel directement dans le fauteuil présidentiel,
il a été le compagnon de de Gaulle puis l’héritier de l’œuvre, des
structures et du personnel du gaullisme. Le parti de Macron n’a pas
encore vu le jour, il n’a pas encore tenu son congrès constitutif qu’il
se prépare à encaisser dans quelques jours des dizaines de millions
d’euros d’argent public. En Algérie, on possède une formule populaire
pour décrire ce genre de situation : «Men lahiatou bakharlou.»
(«Fais-lui de l’encens avec les poils de sa propre barbe»), ce qui veut
dire donner aux autres l’excitation d’avoir été enrichi alors qu’ils
n’ont reçu qu’une part de ce qui leur a été subtilisé.
Après les contre-performances de Sarkozy et de Hollande qui ont dégoûté
les Français de l’alternat gauche-droite, l’affaire Fillon a été la
goutte qui a fait déborder le vase en même temps qu’elle a levé le
dernier obstacle sur le chemin du candidat Macron qui n’avait plus en
face de lui que l’extrême gauche et l’extrême droite. Comment ne
gagnerait-il pas sachant que ces deux courants, en l’état actuel des
choses en France, n’ont aucune chance d’arriver au pouvoir ne serait-ce
que parce qu’il leur aura manqué au dernier moment une voix, un bulletin
de vote, un sou pour arrondir la somme. On verra ce qu’il sera après
Macron… Avec le débat de l’entre-deux tours, Marine Le Pen avait
l’occasion de mettre fin à l’effet repoussoir hérité de son père et de
gagner un statut de présidentiable, elle qui a réussi à dédiaboliser
considérablement son parti, à moderniser son encadrement et son discours
politique et, surtout, à effectuer une véritable razzia dans l’électorat
populaire. Il lui suffisait de tenir pendant deux petites heures pour
continuer à faire illusion, pour montrer qu’elle avait acquis la
maturité politique, la maîtrise de soi et le minimum de connaissances
économiques pour prétendre à la gestion du pays, choses dont on
commençait à la créditer depuis sa rupture avec son père. Mais elle n’a
pas tenu le coup.
A la surprise générale, elle s’est présentée en mégère hargneuse,
inconsciente de l’image qu’elle renvoyait, sans vision ni programme,
nulle en économie, mordant et griffant à tort et à travers en vue du
seul objectif recommandé par on ne sait quel stratège en «mégériat» de
son entourage : discréditer son adversaire à coups d’insinuations et
d’accusations sans se soucier de convaincre sur son propre projet. Même
s’il ne lui avait pas répondu, même s’il s’était contenté de l’observer
en silence de bout en bout, Macron aurait été élu. Tout autre parmi les
onze candidats du premier tour à sa place l’aurait été aussi, ne
serait-ce que par une voix de plus.
Au plan extérieur, une conjonction de hasards a fait que les principaux
leaders du monde étaient presque tous dans l’inconfort au moment où dans
les jours qui ont suivi le sacre du nouveau président : un chef d’Etat
américain risquant la destitution, une Europe affaiblie par le Brexit et
le terrorisme, un Poutine évincé du G8, une Theresa May reconduite de
justesse à la tête du gouvernement britannique… Quand il visitera
l’Algérie, quand il paraîtra aux côtés de Bouteflika, le contraste
éclatera dans toute sa magnificence en faveur des Français, et dans
toute son horreur en défaveur des Algériens : un vieux pays dirigé par
un jeune homme, un nouveau pays dirigé par un vieil homme malade. L’un
pouvant compter sur la vigueur d’une nouvelle génération pour le
ragaillardir ; l’autre vivant dans la hantise d’une catastrophe.
Maintenant qu’un «printemps arabe» à la française a changé le visage de
la politique française, que va-t-il se passer ? Les Français ont été en
1848 à l’origine du «printemps des peuples» qui a mis fin, une énième
fois, à la monarchie chez eux et dans d’autres pays d’Europe par effet
de contagion, mais deux ans après, Napoléon «le petit», comme l’avait
baptisé Victor Hugo, instaurait le Second Empire. Comme en Tunisie où
une révolution a débouché sur la théocratie. Ceci pour en venir à ce que
va faire Macron là où ses prédécesseurs, de Giscard à Hollande, n’ont
pas réussi, c’est-à-dire engager des réformes qui feraient moins
dépenser et plus gagner au budget de l’Etat, qui ramèneraient le chômage
de 10% de la population active à 5% pour se rapprocher du plein emploi,
qui verraient les exportations à tout le moins s’équilibrer avec les
importations, qui baisseraient le service de la dette équivalant
actuellement au budget du ministère de la Défense à un niveau
supportable, qui porteraient le volume de la dette de presque 100% du
PIB aux deux tiers, comme en Allemagne, etc.
Qu’est-ce qui a empêché pendant un demi-siècle la mise en place de ces
réformes : la qualité personnelle, la compétence, l’âge des responsables
politiques ? Leur manque de hardiesse ? L’absence d’un parti fort ou
d’un grand nombre d’élus au Parlement ?
Les gouvernements qui se sont succédé depuis 1974 n’appartenaient pas au
même bord politique, ils étaient de droite, du centre et de gauche, mais
aucun n’a réussi à stopper les déficits publics, à enrayer la perte de
compétitivité industrielle et le départ des investisseurs
(délocalisations). Non, rien de tout cela. La raison, l’explication, le
coupable, c’est la culture française, le corporatisme, le populisme, la
menace d’une explosion sociale, les manifs, la rue et les barricades…
Quelques pirouettes verbales et une nuée de girouettes politiques
suffiront-elles pour forcer un barrage d’essence mentale, culturelle ?
Quand il s’agissait de mener sa barque personnelle, tout réussissait à
Macron. Va-t-il réussir à mener à bon port la barque française chargée
de soixante-six millions d’âmes farouchement attachées aux «acquis
sociaux» et à leur mode de vie supérieur à leurs moyens nationaux ? Que
va lui apporter la qualité de président pour remettre à flot la France ?
Il serait injuste de tout ramener à un «alignement favorable des
planètes» et à la «baraka», mais le moment de prouver que c’est pour
réussir les réformes qu’il est là et non pour satisfaire un goût
personnel de l’aventure qui commencera demain. Top chrono…
N. B.
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