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YAHIA ZOUBIR, PROFESSEUR À LA KEDGE BUSINESS SCHOOL : «L’armée a tout à gagner en accompagnant une transition négociée»

Entretien réalisé par Tarek Hafid 

Directeur de recherche en géopolitique à la Kedge Business School (Marseille, France), le professeur Yahia Zoubir estime que l’institution militaire doit se défaire de son attitude paternaliste et s’engager dans un processus d’accompagnement d’une « transition négociée ».

Le Soir d’Algérie : Vous avez assisté, vendredi dernier, à la marche d’Alger. Quelles sont vos impressions ?

Pr Yahia Zoubir :
C’était un moment très fort. J’ai pu constater une continuité dans les revendications des manifestants. Il y a un élément important auquel ne se sont pas réellement intéressés les observateurs et les chercheurs, c’est le lien établi entre les générations actuelles et celle de Novembre 54. C’est un lien important car il signifie qu’il y a une déligitimation du régime actuel. Les manifestants disent clairement : notre mouvement fait la jonction avec les vrais révolutionnaires.

Les manifestants se reconnaissent en les « pères fondateurs »…
Parfaitement, nous le voyons clairement dans les photos de Didouche Mourad, Mustapha Ben Boulaïd et d’autres encore. Cela prouve que l’appel à une nouvelle République est bien pensé puisqu’il prend pour référence les pères fondateurs. La seconde chose qui m’a impressionné, c’est le caractère pacifique de ces manifestations.
La haine des citoyens envers ceux qui représentent le régime est bien réelle, toutes ces personnes qui ont dilapidé les ressources du pays. La surprise n’est pas dans le fait que les Algériens soient sortis protester, car on avait atteint la dignité du peuple algérien. Je réside à l’étranger depuis de nombreuses années, et je dois reconnaître que j’avais honte de voir que le Président de ce beau pays était l’objet de moqueries. Ce sentiment de honte nous l’avions également ressenti en entendant les propos de certaines personnalités algériennes, censées être très sérieuses, qui disaient que Bouteflika était en bonne santé.
La protestation était inéluctable, mais c’est son caractère pacifique qui est exceptionnel. Nous voyons également des slogans d’une grande maturité politique et qui représentent tous les griefs à l’encontre du régime et envers une situation qui perdure depuis 15 années, c’est-à-dire depuis la première maladie d’Abdelaziz Bouteflika.
La goutte qui a fait déborder le vase, c’est cette tentative d’imposer ce cinquième mandat. Mais la population n’est pas dupe et elle le dit clairement aux dirigeants actuels : vous êtes en train de poursuivre le cinquième mandat de Bouteflika mais sans Bouteflika. Les gens sont conscients des enjeux mais aussi des ruses utilisées pour se maintenir au pouvoir.
Le mouvement citoyen va se poursuivre tant que ses revendications légitimes ne seront pas prises en compte. Le constitutionnalisme dont fait preuve le chef d’état-major de l’armée est en fait une approche fausse car cette Constitution fabriquée spécialement pour l’ex-Président n’est plus valable.
Il y a une nouvelle situation, il faut donc penser sérieusement à une transition ordonnée. Il existe plusieurs exemples dans le monde, des transitologistes ont travaillé sur des cas concrets. J’ai moi-même travaillé sur la période de transition post-Octobre 88. En collaboration avec un spécialiste brésilien, nous avions réalisé une étude sur les possibilités d’accompagnement de la transition par l’institution militaire.

Quelles étaient les propositions de cette étude ?
Nous avions proposé un pacte négocié qui prenait en compte l’instauration d’un nouveau système politique et de nouvelles procédures électorales. Nos propositions ont cessé d’être valables dès la tenue de l’élection du FIS en 1990.

Ce concept de pacte négocié peut être appliqué dans la situation actuelle ?
Bien entendu. Sauf que les messages du mouvement sont clairs, les Algériens refusent que les négociations soient menées par Bensalah, Bedoui et tous les autres personnages honnis par la population. Pour l’heure, le régime ne donne pas l’impression de vouloir créer un cadre nouveau pour surmonter la crise. Il ne faut pas perdre de vue que le danger est la radicalisation de la jeunesse. Pour le moment, elle nous montre le meilleur, mais elle pourrait être capable du pire.
Le slogan khawa-khawa (frères-frères) avec l’armée tient à un fil depuis que le premier représentant de cette institution a commencé à menacer les manifestants.

L’armée s’est impliquée activement dans la situation politique, depuis les premiers jours de la crise. Mais l’état-major était-il préparé à assumer cette responsabilité ?
Il ne faut surtout pas que l’état-major donne l’impression que c’est lui qui dirige le pays et qu’il souhaite aller vers une solution à l’égyptienne. C’est-à-dire de remettre l’armée au pouvoir. En tant qu’académicien, j’estime que l’armée a tout à gagner en accompagnant une transition négociée et organisée où l’institution militaire ne s’immiscerait plus dans la politique.
Plus cette situation perdurera plus les risques de fissures au sein de l’armée seront réels. L’ANP, dans sa composante essentielle, est issue du peuple. Elle s’identifie au peuple. Il est dans l’intérêt national que l’armée, qui est l’ossature du système, joue le rôle d’accompagnateur de la transition.
Les Algériens ne sauraient se contenter de quelques changements cosmétiques. Il faut éviter la situation de 1988 où quelques têtes ont été écartées sans que le système change réellement. Il s’était juste renouvelé à travers le multipartisme.

Nous sommes face à une armée qui a un comportement paternaliste envers le peuple et la classe politique. Les militaires sont-ils prêts à changer ?
Oui et c’est une grave erreur. Cette attitude n’a pas changé depuis l’indépendance. Sauf que la jeunesse algérienne n’est plus dans ce contexte-là. Les jeunes sont très en avance, ils sont conscients de ce qui se passe ailleurs et savent utiliser les médias sociaux. La jeunesse algérienne constate le rajeunissement dans le monde, elle a vu Obama et voit aujourd’hui Macron. De plus, ce paternalisme est un paternalisme méchant qui souffle le chaud et le froid. Nous devons nous mettre dans une logique de retrait progressif de l’armée du champ politique, sans être pour autant désintéressé de l’évolution et de la sécurité de l’Etat.
De plus, en voyant les dissensions actuelles, nous avons l’impression que l’armée est divisée.

Le fait que des conflits entre le chef d’état-major et d’anciens hauts responsables de l’ANP, notamment les généraux Mediene et Hamel, se retrouvent sur la place publique ne risque-t-il pas de ternir l’image de marque de l’armée ?
Parfaitement. Et plus ça continuera, plus l’image de l’armée sera impactée. En octobre 1988, l’armée avait perdu sa réputation après avoir tiré sur le peuple. Il lui a fallu du temps, avec la lutte antiterroriste, pour redorer son image. Elle est devenue par la suite l’institution la plus respectée du pays. Des études ont démontré que la population respecte l’ANP bien plus que les partis politiques ou les politiciens.
Il est très important de préserver, au sein des jeunes officiers qui ne sont pas politisés, l’esprit de corps qui est requis pour une armée.
Il ne faut pas oublier que les conflits opposent le premier représentant à d’anciens chefs militaires qui étaient hauts responsables au sein du régime.
D’où la nécessité pour l’armée de se démarquer du régime, quelle que soit sa nature. Dans cette nouvelle République, l’armée devra être une institution républicaine. Cela prendra sûrement du temps, mais il sera possible de voir un jour un civil comme ministre de la Défense nationale et où l’armée pourra voir son budget décidé par le Parlement. Ce n’est pas d’être contre l’armée que de dire ça, bien au contraire.

En cas de mise en œuvre d’une solution politique qui aboutirait à l’avènement d’une nouvelle République, pensez-vous que le général Ahmed Gaïd Salah accepterait d’être sous les ordres d’un chef hiérarchique civil en la personne du futur président de la République ?
Nul n’est éternel. Il est le plus vieux soldat du monde et il sera obligé de composer avec le futur chef de l’Etat. En sa qualité d’ancien moudjahid, s’il a le pays à cœur, il devra laisser s’installer cette nouvelle République exigée par le peuple.
Si aujourd’hui les critiques à son égard sont encore limitées, c’est dû au fait qu’une grande majorité du peuple est convaincue de son patriotisme. Il se doit de satisfaire les demandes légitimes de ce mouvement citoyen.
Nous sommes à la croisée des chemins, la situation est très critique. Pour l’instant on ne parle pas beaucoup d’économie, mais dans cette situation de transition, la situation économique est très complexe.

Nous assistons depuis quelques semaines à une campagne anticorruption sans précédent. Quelle doit être la place de la justice dans une phase de transition ?
Les pays qui ont fait une transition vers la démocratie ont temporisé pour mettre en œuvre la justice transitionnelle. Mais vu les conditions de l’Algérie, il est parfaitement acceptable que les anciens responsables rendent des comptes durant cette phase. Encore faut-il que cela se fasse de manière rationnelle et crédible. Actuellement,nous avons l’impression d’assister à une certaine sélectivité dans le choix des responsables qui sont poursuivis. Il ne faut pas que cela tourne au règlement de comptes.

La France est au centre de toutes les critiques depuis le début de ce mouvement. Il y a une forme d’unanimité puisque ces critiques proviennent de la population mais aussi du chef d’état-major de l’ANP…
Il est possible que le chef d’état-major fût au courant que la France avait accepté le principe d’un 5e mandat. Il est également possible que ce soit un avertissement adressé aux Français afin qu’ils ne s’immiscent pas dans les affaires internes de l’Algérie. C’est aussi un message adressé au peuple algérien visant à apparaître comme un personnage qui ne reçoit pas ses ordres de Paris, car il est évident que les manifestants ont montré dès le début leur rejet de toute interférence étrangère. Cela est valable pour la France, les Etats-Unis ou encore la Russie et les pays du Golfe.
Les Algériens ont compris que ce sont les interférences étrangères qui ont conduit à la destruction de la Libye, de la Syrie et du Yémen. Sur ce plan, il me semble que le général Gaïd Salah s’est posé sur la même ligne que les revendications populaires.

Est-ce là une occasion pour redéfinir les relations algéro-françaises ?
Oui, car même les accords économiques signés ces dernières années entre les deux pays suggéraient des tendances pro-françaises.

Une transition démocratique pour l’instauration d’une nouvelle République pourra assainir les relations algéro-françaises et aller enfin vers des relations d’égal à égal.
Les Français ont toujours dit que les relations changeraient quand l’ancienne génération de responsables algériens partira. Mais c’est valable aussi du côté des Français car il existe toujours des nostalgiques de l’Algérie française et qui voudraient tirer profit de cette situation.

Comment la Chine et les Etats-Unis, deux pays que vous connaissez très bien, perçoivent ce mouvement citoyen et les changements qu’il provoque ?
J’étais en Chine lorsqu’il y a eu les premières marches en Algérie. Les médias chinois se sont focalisés sur la situation au Soudan mais ont très peu montré l’Algérie. La position chinoise est constante : aucune ingérence. La non-ingérence est un des principes fondamentaux de la politique étrangère de la Chine. C’est d’ailleurs un point commun avec la politique étrangère algérienne, un principe hérité de la conférence de Bandung en 1955.
Les Chinois ont une relation particulière avec l’Algérie. Malheureusement, nous n’avons pas su l’utiliser à sa juste valeur. Pour peu qu’il n’y ait pas de corruption, les Algériens ont tout à gagner à renforcer leurs rapports économiques avec la Chine. Ils permettront de contrebalancer les relations avec d’autres pays, car il faut miser sur la diversification.
Pour ce qui est des Etats-Unis, la politique de Trump est très claire : elle consiste à soutenir les États autoritaires. Le souci majeur des Américains ce sont les contrats majeurs qui étaient en phase de signature dans le domaine des hydrocarbures. Ils vont tenter de comprendre quelles sont les implications de la situation actuelle dans les relations économiques.
Je ne pense pas que les Etats-Unis souhaitent voir l’anarchie s’installer en Algérie, comme c’est le cas en Libye ou en Syrie. Bien sûr, ils souhaiteraient avoir des dirigeants qui leur sont favorables. Ils se positionneront en temps voulu lorsque les choses seront plus claires. Je n’anticipe pas de changement dans les relations avec l’Algérie, les Américains vont observer de façon très étroite les événements futurs.

C’est également valable pour la Russie ?
La Russie, c’est autre chose. Moscou et Alger entretiennent des liens très forts dans le domaine militaire. La Russie considère que le régime est stable, qui ne lui est pas défavorable et qui peut l’aider à trouver une solution dans le conflit libyen. Tout comme la Chine, ils sont contre toute ingérence, notamment occidentale, en Algérie.

L’instauration d’une nouvelle République aura-t-elle des conséquences sur le Maghreb et les pays arabes ?
Je peux parier que certains pays du Golfe ne souhaitent pas voir une république démocratique, dans le sens propre du terme, en Algérie. Ces pays estiment que cela pourrait déstabiliser le Maroc. Ce dernier souhaite la chute du régime algérien mais refuse de voir une démocratie authentique se développer à ses frontières.

Mais les Marocains ont besoin d’une Algérie stable…
Effectivement, ils veulent la fin du régime actuel, refusent l’idée d’une Algérie démocratique mais craignent une instabilité généralisée. Rabat est toujours dans le même concept développé par Hassan II lorsqu’il avait parlé « d’Algérie laboratoire de l’islamisme ». Il ne faut surtout pas que les citoyens marocains soient tentés de copier leurs voisins algériens.
Et la monarchie souhaite surtout voir se diluer le soutien au Sahara occidental à la faveur de la crise actuelle.
L’Egypte voit, elle aussi, d’un œil inquiet ce qui se passe en Algérie, surtout qu’un mouvement similaire se déroule au Soudan, à sa frontière sud. Abdel Fattah al-Sissi ne sera rassuré que si l’armée prend réellement le pouvoir en Algérie et au Soudan.
La défense des peuples opprimés et le soutien au principe d’autodétermination, notamment au Sahara Occidental et en Palestine, seront-ils des principes que portera la nouvelle
République ?
Cette question est importante. Un des éléments extraordinaires dans les manifestations, c’est le fait que le drapeau palestinien soit brandi depuis plusieurs semaines. Idem pour le drapeau sahraoui qui commence à apparaître.
Les intellectuels algériens ont souvent cru, mais de façon erronée, que la question du Sahara Occidental est une question de régimes.
Cette façon de voir les choses est le résultat d’un manque de communication du régime algérien qui n’a pas su expliquer que le soutien au Front Polisario est avant tout une question d’autodétermination.
Je suis très optimiste quant à la question de la préservation des valeurs et des principes fondateurs de l’Etat algérien.
T. H.

Bio express
Yahia H. Zoubir est professeur senior en études internationales et de management international et directeur de recherche en géopolitique à la Kedge Business School, France. Avant de rejoindre Kedge en septembre 2005, il a enseigné dans différentes universités aux Etats-Unis. Il a été professeur invité dans diverses universités en Chine, en Europe, aux États-Unis, en Inde, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Ses nombreuses publications comprennent des livres, tels que North African Politics : Change and Continuity (Routledge, 2016) ; Building a New Silk Road : China & the Middle East in the 21st Century (World Affairs Press, 2014) ; Global Security Watch-The Maghreb : Algeria, Libya, Morocco et Tunisia (ABC/CLIO, 2013) ; North Africa : Politics, Region, and the Limits of Transformation (Routledge, 2008) et des articles dans des revues scientifiques telles que Third World Quarterly, Mediterranean Politics, International Affairs, Journal of North African Studies, Middle East Journal, Journal of Contemporary China, Arab Studies Quarterly, Africa Today, etc.). Il a également contribué à de nombreux chapitres d’ouvrages et à diverses encyclopédies. Il a récemment terminé des travaux sur les rivalités au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et sur les puissances du Moyen-Orient dans la région Mena, ainsi que sur les questions de sécurité au Sahel et en Méditerranée.
En 2019, il a réalisé une importante étude intitulée «Civil Strife, Politics, and Religion in Algeria» pour l'Oxford Research Encyclopedia of Politics.

 

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