Panorama : A FONDS PERDUS
La maladie de Boumediene
Par Ammar Belhimer
ammarbelhimer@hotmail.com


Le sort n'a pas été tendre avec tous nos chefs d'Etat, présidents de la République et assimilés du GPRA et du HCE. Un coup d'Etat (Ben Bella), un assassinat (Boudiaf), une obscure et longue maladie (Boumediene) et plusieurs révolutions de palais (Ferhat Abbas, Benkhedda, Chadli, Zeroual) les ont empêchés de mener leur mandat à leur terme. Tous, sans exception. Ces précédents ne sont pas de bon augure pour une fonction aussi importante, sensible et déterminante pour l'équilibre institutionnel et la stabilité, donc la paix et la croissance, de notre pays.
Et les choses semblent empirer : si Boumediene était le chef du système et Chadli son candidat, leurs successeurs doivent, semble-t-il, se complaire dans un statut de moindre intensité politique. Pourtant, c'est dans la paix et la stabilité que se développement et prospèrent les grandes Cités. C'est en cela que la fonction présidentielle, sa consistance et sa gestion demeure centrale. Pour ne pas faillir à la tradition des commémorations, nous n'évoquerons ici que la maladie et la mort du président Boumediene, douloureusement ressentie par plusieurs générations de nationalistes et de patriotes, pour revenir sur les mystères qu'elles continuent à charrier jusqu'à nos jours. Son décès continue à soulever nombre de controverses dans les mondes médical et politico-médiatique ; trois d'entre elles demeurent d'actualité : primo, l'acharnement thérapeutique dans le cas des leaders politiques ; secundo, la gestion de l'information et du secret médical ; tertio, le libre accès des journalistes aux sources d'information et la place de la rumeur du fait des défaillances de la communication institutionnelle et de la course à la succession qu'ouvre fatalement une absence prolongée d'un chef de l'Etat. L'acharnement thérapeutique aura duré un peu plus de trois mois dans le cas de Boumediene. Longue (du 24 septembre au 27 décembre 1978) et mystérieuse (il avait fallu attendre l'arrivée à Alger du professeur Waldenström pour disposer d'un diagnostic définitif) aura été sa maladie. De retour du Sommet de Damas du Front du refus et de la fermeté, le 24 septembre 1978, Boumediene est physiquement diminué et ses premiers médecins traitants de l'hôpital militaire Maillot relèvent une insuffisance du fonctionnement rénal et une légère parésie faciale. Une vitesse de sédimentation accélérée, une anémie importante, un amaigrissement, une albuminurie, un état de fatigabilité extrême, il n'en fallait pas plus pour que les premiers médecins algériens consultés pensent d'abord au cancer en général, à un cancer rénal en particulier et plus spécialement à un hypernéphrome. Le 5 octobre, il est à Moscou, officiellement “pour une visite de travail et d'amitié en URSS”, alors qu'il y est immédiatement hospitalisé sur la base de la première piste urologique envisagée par les médecins algériens. De retour à Alger, le 14 novembre 1978, après six semaines de soins à Moscou, toutes les notoriétés de la médecine mondiale se succèdent alors à son chevet. Soixante-deux spécialistes de douze nationalités (chinois, français, allemands, américains, yougoslaves, britanniques et d'autres nationalités) échangent leurs expériences et leurs évaluations dans des conférences quotidiennes d'une commission médicale animée chaque matin par le Dr Ahmed Taleb- Ibrahimi, alors ministre conseiller auprès de la présidence. Le professeur Jan Waldenström de Malmoe, dont la maladie de Boumediene porte le nom depuis qu'il l'a découverte et décrite en 1944, y est également sollicité. Il ne tarda pas à envisager le pire : le dernier stade de la maladie qui le condamne à une mort certaine, aucune intervention chirurgicale n'étant possible pour éliminer le premier thrombus qui s'est formé dans le cerveau. Le temps perdu à Moscou et la persistance de l'erreur initiale établissent que certaines décisions politiques apportent un flagrant démenti à l'affirmation que les hommes politiques sont mieux soignés en cas de maladies graves. Aussi pertinente soit-elle, cette remarque n'épuise pas la question de savoir si l'acharnement thérapeutique ne renvoie pas à ce que la personne incarnant l'institution, cette dernière ne peut lui survivre et devient précaire et accessoire. En cela, l'Algérie ne fait nullement exception. Information et secret médical n'ont pas cohabité de manière harmonieuse. Les controverses nées des déclarations au journal Le Monde du professeur Monsaillier, chef du service de réanimation de l'hôpital Cochin, à Paris, lui aussi appelé au chevet de Boumediene, avaient confirmé notre gravitation dans l'orbite juridique française. En droit pénal français (art. 378), “l'obligation au secret médical est une règle de droit à caractère général et absolu”. Elle s'impose à “tout médecin” et “trouve son fondement déontologique dans l'intérêt des malades, de la médecine et de la santé publique”. Elle ne peut donc souffrir d'aucune exception, quels que soient la condition du malade, la nature de ce dont il souffre et le moment où le secret peut être divulgué puisqu'il est protégé même après la mort. On a souvent opposé à cette règle le cas des risques que fait encourir aux usagers de la route l'automobiliste que la maladie rend inapte à la conduite mais que le médecin ne pourrait éventuellement pas divulguer. Or, si le secret médical est justement dicté par l'intérêt public, les citoyens qu'il est censé servir ne sont-ils pas dans leur droit absolu, souverain et inaliénable de délier le médecin de son obligation lorsqu'il s'agit de sauvegarder ce même intérêt public ? L'expérience vécue par Lord Moran, le médecin de Churchill, illustre parfaitement bien le soin d'équilibre entre le devoir de respect du secret professionnel et le droit de la communauté à être tenue informée de l'état de santé de ses dirigeants, de leur équilibre mental et physique, parce qu'il y va parfois de la lucidité et de la justesse de leurs actes. Cette responsabilité qui pèse sur les médecins est d'autant plus lourde que, comme on le sait, aucun chef d'Etat n'abandonne le pouvoir pour des raisons de santé. En s'accrochant ainsi à leur fonction, ils altèrent du même coup la relation médecin-patient. S'abstenant de prescrire des interdits ou des restrictions, le médecin — on l'a vu pour Kennedy — est souvent réduit à prescrire des traitements agressifs, comme les dérivés de la cortisone. Lorsqu'il publia ses Mémoires en 1966, un an après la mort de son patient, Lord Moran subit les foudres de la famille du défunt. Jusque-là, il n'y a rien de plus humain, sauf que le bon sens britannique finit par reléguer l'intérêt familial au second plan pour reprocher au Lord non pas d'avoir divulgué la maladie de Churchill, mais de l'avoir fait trop tard. Nul autre médecin de son rang n'exprimera alors mieux que Lord Moran le dilemme dans lequel on se retrouve dans le traitement — médiatique s'entend — des maladies des puissants : “Winston m'a demandé s'il aurait dû se retirer plus tôt. Je ne répondis pas, mais je me posai une question moi-même : “Dans cinquante ans, que dira-t-on du rôle que j'ai joué ?” Je pense avoir été le seul à le presser de rester au pouvoir, tout en sachant que, un an au moins avant qu'il ne prît sa retraite, il n'était guère à la hauteur de sa tâche. Sa famille et ses amis le suppliaient de se reposer et de se retirer des affaires. Ils redoutaient qu'il ne fît quelque chose qui ternirait sa réputation. Je soutenais, pour ma part, que cela ne me regardait pas. Car, je le savais, de science certaine : s'il se retirait, il aurait l'impression que sa vie était finie à tout jamais et il serait très malheureux d'avoir perdu sa raison de vivre. Etant son médecin, il était de mon devoir le retarder ce jour aussi longtemps que je le pouvais.” Il faut dire que, autant par héritage que par tradition, nous sommes plutôt dans le cas du docteur Claude Gubler, médecin personnel du président François Mitterrand de 1981 à 1994, qui a dû attendre que la Cour européenne des droits de l'homme le rétablisse dans ses droits après la publication, en février 2005, de Le grand secret, consacré à la maladie du chef de l'Etat français. Radié de l´ordre des médecins tout autant pour ses faux bulletins de santé que pour la publication de son livre, qui aurait violé le secret médical de manière “frontale”, il n'a pas réussi à faire passer “la raison d´Etat” pour remettre en cause la réalité et la portée des infractions qui lui étaient reprochées. Le commissaire du gouvernement avait estimé que la maladie du président Mitterrand ne relevait pas en soi de la sûreté de l´Etat et que, n'étant pas “établis en période de crise pendant laquelle les institutions de notre pays, voire l´intégrité de son territoire, auraient été menacées”, les certificats de complaisance, erronés et mensongers pendant plus d´une décennie, constituaient un manquement au code de déontologie. Dans le cas de Chirac, comme l'explique Paul Benkimoun, journaliste au Monde, la presse française a adopté “une position de principe qui consiste à ne pas parler de la santé du président tant que cela n'a pas d'influence sur la gestion des affaires du pays”. On peut regretter que cela ne vaut pas toujours pour tous les autres chefs d'Etat. La communication n'était également pas au rendez-vous. La rigueur juridique qui entoure le secret médical ne facilite pas l'information des citoyens, ni le travail des journalistes. D'autant que la communication institutionnelle aura plutôt tendance à les rassurer. Le communiqué du Conseil de la révolution ne laisse, comme on le devine, planer aucun doute sur l'issue finale : “Sur le plan de la maladie, un traitement est en cours. Sur le plan neurologique, le chef de l'Etat demeure dans un coma jugé réversible avec un tracé ancéphalographique subnormal. La réanimation se poursuit dans de bonnes conditions.” La sémantique vaut son pesant d'or ici : traitement, en cours, se poursuit, coma réversible. On ne pense pas à l'issue fatale du mal, on entretient l'espoir. L'opinion est rassurée et les ennemis, extérieurs de la révolution, à leur tête le pauvre vieux professeur Waldenström qui n'est plus de ce monde, dénoncés par le canal de l'APS. “A aucun moment le président Boumediene n'a été plongé dans un coma décérébré. L'activité de son cortex cérébral est parfaitement normale et il n'est à aucun moment en état de survie artificielle.” Pourtant, les déclarations du père découvreur de la maladie étaient très élogieuses à l'endroit de nos médecins : il leur concéda qu'ils avaient très bien accompli leur tâche et qu'il ne pouvait pas faire mieux, y compris s'il avait été appelé plus tôt.
* Le Grand Secret a été réédité par les Editions du Rocher, Monaco/Paris.
A.B.



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http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2005/12/27/article.php?sid=32432&cid=8