Actualit�s : Reportage : LES CARNETS DE VOYAGE
TAMANRASSET
Par Arezki METREF


1. Le vieux marcheur indigo
�Si longue que soit une nuit d�hiver, le soleil la suit.� Proverbe touareg. �Pour aller au centre-ville ?�, demand�-je au premier passant. A Tamanrasset aussi, �a existe. Le bourg poussi�reux que j�ai connu dans les ann�es 1970 a pouss� dans tous les sens. On continue � appeler centre-ville la petite rue qui longe le march� � partir de la place Bouamama. Dans le temps, elle �tait, � elle seule, toute la ville. Elle constituait, en fait, l�arriv�e de la route nationale n�1 dont le kilom�tre 0 se situait � la Grande-Poste d�Alger, � 2004 km au nord.
Le vieux � qui je m�adresse semble ne pas comprendre. Je reprends en articulant au plus pr�s de l�accent d�ici : �El blad ?�. Toujours rien. J�aventure un nouveau rep�re : �L�h�tel Tin Hinan ?�. L�, il r�agit : �C�est mon chemin�, dit-il. Sous-titre : �T�as qu�� me suivre�. Son visage est cach� par un litham, ch�che bleu touareg aux reflets fluorescents dans l�air translucide du matin. Ses yeux sont dissimul�s derri�re des lunettes de soleil noires. C�est � sa voix lourde, un timbre �paissi de la patine des silences, que l�on pr�sume son grand �ge. �Tu n�es pas d�ici ?�, interroge-t-il. Je lui avoue : �Non, mais je connais Tam. �a a beaucoup chang�. Je ne reconnais plus, voil� tout.� Je lui r�sume ma vie. Je viens du nord. Dans le temps, j�aimais me ressourcer � Tam mais, ces derni�res ann�es, j�ai eu d�autres chats � fouetter. J�y reviens un peu comme pour un p�lerinage. Je n�ajoute pas ceci : j�ai des yeux de p�lerin, mais de p�lerin gagn� � l�incr�dulit�. Entre l��merveillement originel et la lassitude des pupilles, je ne sais plus � quel saint me vouer. Comment d�crire ce qui changeait en moi chaque fois que je foulais le sable de Tam ? Il me reste cet antre indicible: les picotements dans le cerveau, qui irradiaient dans tout mon �tre, la premi�re fois que j�ai mis les pieds ici. Ces sensations ne s�oublient pas. Au contact de quelque chose d�invisible, � un souffle surnaturel ? �, on sent comme une transformation biologique. C�est l�indistinction de ce sentiment qui fait des d�serts le royaume de la proph�tie. Est-ce toute la g�ologie de l�Histoire qui se r�sume dans un mutisme d��ternit� ? Des strates de magie, de proph�tie, de mysticisme qui se superposent depuis la nuit des temps pour culminer dans cette sagesse proverbiale des errants indigo. L�immensit� et le silence enserrent jusqu�� la contrainte de se r�fugier en soi. �Si loin que nous portent nos pas, ils nous ram�nent toujours � nous-m�mes�, dit ce proverbe targui. Dans le p�piement du moula moula, cet oiseau noir et blanc, porteur de bonnes nouvelles, sp�cifique � ces contr�es striant le feuillage des tamaris, ce sont 600 000 � un million d'ann�es des premi�res manifestations humaines ou pr�-humaines qui stridulent dans la qui�tude min�rale. Il reste forc�ment quelque chose de tout �a dans l�air. �Non, je ne suis pas descendu � l�h�tel Tahat�, tiens-je � lui pr�ciser. M�ayant vu venir de la direction de l�h�tel, sa supposition est de bon aloi. C�est tout b�te, je loge chez un ami d�enfance qui habite un de ces pavillons format�s couleur terre sur le plateau. Le nouveau quartier s�appelle le Mouflon. �Pourquoi ton ami ne t�accompagne-t-il pas pour te montrer le chemin ?�, poursuit mon guide improvis�. �Il dort�, disje. On commence � marcher du m�me pas, comme de vieux compagnons. Au bout du regard, les monts violets de l�Ahaggar se dressent comme des remparts qui ceignent le hameau timor� au bord de l�oued Tamanrasset qui, en 80 ans, a pris les proportions d�une ville. Ici, le Tinda est une masse fauve flottant dans un halo de lumi�re. L�, le mont Hadriane, �dent�, est pos� comme un pain de sucre sur un plateau gr�seux. Une l�gende veut qu�il ait perdu une canine dans un duel contre un autre mont. Les touaregs pr�tent aux monts un sexe. Il arrive que des monts masculins soient divis�s par des rivalit�s pour un mont f�minin. Alors, �a barde ! Nous longeons les murs cr�pis d�ocre. Sur les terrasses, les antennes paraboliques sont un �il ouvert jour et nuit. Ce sont souvent de petites antennes, juste suffisantes pour capter les cha�nes arabes. De temps � autre, on aper�oit une antenne plus grande. Son propri�taire se trahit alors par l�importance du diam�tre de l�assiette. Il faut qu�il soit d�au moins 3 m�tres pour avoir les cha�nes europ�ennes. Un pavillon est sur�lev� d�un �tage et poss�de des barreaux aux fen�tres. Je l�avais vu, la veille, pendant que je me baladais dans le quartier avec Nadir. Ce dernier commenta : �Il n�y a que les gens du nord pour avoir une telle boulimie de surface habitable et l�esprit s�curitaire.� A c�t� de moi, le vieux marcheur s�arr�te pour saluer quelqu�un sur le pas d�une �choppe. Je continue sans lui. Je reconnais � pr�sent l�endroit. Ce terrain vague couvert d�une fine couche de sable abricot est d�limit� par le tronc rabougri d�un tamaris. Il y a trente ans, j�y avais surpris des gosses tapant dans un ballon en plastique. Le match avait quelque chose de fascinant. C�est comme si vous vous baladiez sur la lune et que vous tombiez sur du foot. Je m�y �tais arr�t� et j�avais pris des photos. Le terrain �tait alors vaste et loin de tout. Aujourd�hui, il est coinc� entre les maisons. Je songe � la premi�re fois que j�ai foul� le sol de Tam. Il me semblait avoir atteint un mythe. Petit � petit, sans que je le veuille, sans que je m�en aper�oive, je me suis li� � Tam � tel point que, dans les moments de grand d�sespoir, la peur de perdre l�Alg�rie s�incarnait dans celle de perdre Tam. J�ai d� subir le fameux envo�tement qu�on pr�te � l�air d�ici. En 1987, il me souvient avoir rencontr� � l�h�tel Tahat un gars d�Annaba qui �tait � la t�te d�une petite entreprise. Il jurait ses grands dieux qu�il �tait venu pour un week-end et par d�fi. Il avait dit � ses copains : �Je vais de ce pas � Tam. Je vais vous montrer que je saurai le faire�. Vingt-cinq ans plus tard, il y �tait encore. Des histoires d�envo�tement qui clouent ici des hommes du nord, on en raconte � la pelle. Il y a ce routard � la barbe en broussailles, le ch�che de trois m�tres enroul� autour du visage, qui transhume, la sagesse intacte. Il est arriv� dans les ann�es 1960 pour piloter les engins d�une soci�t� nationale. Aujourd�hui, il travaille � son compte mais il ne peut pas partir d�ici. Il y a enfin Nadir, l�ami chez qui je descends. Cet Alg�rois radical travaillait, dans la capitale, pour une soci�t� de transports. Pendant des ann�es, il ne regardait que vers le nord. La moindre journ�e de repos, il la consacrait � voyager. Il a fait plusieurs fois le tour du monde mais n��tait jamais descendu au-dessous de Baraki. Le sud, c��tait l�, pour lui. Un adepte du mince ruban c�tier de l�Alg�rie utile. Un jour de 1993, il est envoy� en mission � Tam. Jusquel�, il carburait au Tagamet, ulc�r� par la descente aux enfers. Mais il oublie de glisser la bo�te de m�dicaments dans son sac. Il ne s�en aper�oit m�me pas : �Au bout d�une heure, je n�avais plus besoin de rien pour me sentir normal. Au troisi�me jour, je me suis rendu � l�a�roport pour rentrer sur Alger. J�ai appel� mon responsable hi�rarchique d�une cabine de l�a�rogare pour lui dire que je ne rentrais plus. �a fait quinze ans, maintenant. � Le vieux marcheur me rattrape et me double. Le port droit, la t�te haute, les pieds chauss�s de mules blanches artisanales, il vole. Ses pas fr�lent � peine le sol. Il me demande ce que je suis venu faire � Tam. �Rien de sp�cial. Du tourisme. � Il s��tonne que je ne sois pas militaire et son �tonnement me surprend. La coupe de cheveux ? Non. Il a dit �a comme �a. �Je suis d�A�n Guezzam, plus au sud�, me signale-t-il quelques pas plus loin. Il poursuit d�une voix basse comme si la confidence ne devait pas s��bruiter : �En 1972, je suis venu � Tam mais je n�avais pas pu me fixer. Puis, je me suis mis � nomadiser avec une s�dentarisation assez longue en Libye. Apr�s la s�cheresse de 1980, le cheptel a �t� d�cim�. Je suis revenu. J�y suis encore, tu vois !�. Il me parle de Tam d�avant l�arriv�e de la transsaharienne. Nous comparons nos souvenirs. Ils se rejoignent. Tam en ce temps-l�, on en faisait le tour en moins de temps qu�il ne faut pour le dire. La rue de l�ancien march� commen�ant et finissant avec du sable. Ces chiffres pour mesurer le bond. En 1916, Charles de Foucault y trouve 40 habitants. En 1967, Tam et sa �banlieue � comptaient 4 800 habitants. Ils �taient 80 000 en 1998. Ils sont aujourd�hui pr�s de 200 000 habitants. Sans rien avoir perdu de son caract�re saharien, Tam a n�anmoins acquis les d�fauts d�une ville. On y trouve les probl�mes de toutes les villes d�Alg�rie : habitat, transport, ch�mage, etc. Et pour compl�ter l�attirail de la ville alg�rienne type, il convient d�ajouter, depuis juillet 2005, les �meutes urbaines. �Ch�mage, distribution in�quitable des logements, d�ficit de pr�sence des autorit�s locales� : tels sont, rapportaient les journaux de l��poque, les ressorts qui ont fait mouvoir les �meutiers de juillet 2005. Ils se sont rendus au si�ge de la wilaya pour se faire entendre. C�est la p�riode des vacances. Le wali n�est pas l�. Leur sang n�a fait qu�un tour. Hier soir, j�ai rencontr� l�un des acteurs � malgr� lui � de ces �meutes. Il a t�t� de la ge�le. Un Targui, la cinquantaine pass�e, qui a jadis connu les fastes des institutions du pouvoir, et qui s�est rebiff�. Nous nous sommes crois�s chez une connaissance commune. �La prison, me dit-il, m�a lib�r� de l�autocensure. C�est incroyable comme ma langue ne tient plus en place. J�en ai peur moi-m�me.� Je lui restitue tout ce que j�ai lu sur les �meutes � Tam. �Il n�y a pas que la question sociale. Il y a aussi la question identitaire�, dit-il, sibyllin. �Je dois partir mais je te promets que, la prochaine fois, on en parlera. � Il saute dans un 4/4. Le vieux heurt � fleurets mouchet�s entre �ceux du nord�, qui tiennent la plupart des leviers de commande, et les autochtones, en particulier les Touaregs, a d� se superposer au m�contentement social. Le tabou des tabous est pourtant un fait av�r�. La ville, enfin. Le vieux vaque � ses affaires. Il me quitte sur le pas de la Badr. J�entre chez un disquaire. C�est un jeune. Je demande de la musique targuie. Au bout d�un moment, le jeune dit : �Mon p�re est originaire de Tlemcen. Il est venu � Tam en tant que fonctionnaire, il y a vingt ans. J�avais trois ans. J�ai grandi ici. Je ne connais rien d�autre que Tam et un peu Tlemcen, o� j�allais en vacances. Mes parents sont partis parce que mon p�re a pris sa retraite. Je suis seul � pr�sent et je n�ai pas o� aller. Si je pars d�ici, ce serait pour le nord mais le vrai nord, celui d�au-del� des mers.� Je regarde les CD. Il y en a des dizaines dans des bacs de fortune. Entre les sons qui r�sument toutes les r�gions de la plan�te, il tourne en rond comme une gazelle dans une zriba. Il se cogne, l�air triste, contre ces centaines de disques argent�s, le plus souvent anonymes, qui s�entassent dans les coins. Un univers m�tallique, virtuel, fascinant et en m�me temps d�une implacable frustration ! Pour me parler, il baisse le volume d�un bolide acoustique qui r�pand, par la porte de la boutique, dans l�air paisible de Tam, les scansions �ruptives du mal-�tre des jeunes de New York. C�est �a, la mondialisation. C�est l�arriv�e s�re des sons d�ailleurs dans les bleds les plus paum�s. Le voyage dans l�autre sens ? Tu parles ! Mais �a arrive. Il me parle d�Athmane Bali. Ancien �tudiant en m�decine de Djanet, il a d�couvert un jour l�oud. L�inventeur du genre �touareg contemporain� refusait d��tre �folkloris� comme l�acacia ou les gravures rupestres�. Il m�langea la musique touar�gue avec celle de l�am�ricano-indien Sherokee, Steve Shehan. Il a �t� emport� par le r�veil de l�oued Tinjat, sec depuis 41 ans. Un peu plus bas que la mairie, � l�entr�e de l�h�tel Tin Hinan, un artisan de Soro El Maalmine a dress� une tente en peau de chameau. Assis � croupeton, il peaufine des croix d�Agadez et d�autres bijoux touareg dont la sobre �l�gance a persist� � travers les si�cles. En face, il y a une caf�t�ria. La terrasse est immense. Deux consommateurs devisent avec l�accent oranais. De l�int�rieur de l��tablissement parvient du ra� robotique. Le serveur, un jeune du nord, s�en vient le plateau charg� de jus. Le caf� que je lui commande n�est pas du meilleur choix. Le croissant, une p�te spongieuse, est aussi �pais que l�addition. �Tam est une ville ch�re�, me disait Nadir. Les deux jeunes Oranais stoppent leur discussion pour pousser des sifflements d�admiration devant le passage d�une jeune femme dont le corps sublime est moul� dans le tissu rose d�une robe targuia. Un fichu de m�me couleur voile ses cheveux. Ses grands yeux noirs soulign�s par des arabesques de khol semblent d�daigner la rue pour se poser sur quelque chose d�invisible � ses admirateurs. Son visage a la couleur du cuivre tann� par le soleil des canicules. Une princesse, exhum�e de temps lointains, avec ses fastes int�rieurs et ses r�ves de grandeur, qui fraye au croisement poussi�reux d�une oasis qui apprend � devenir une ville. Le bordj o� Charles de Foucault a �t� tu� le 1er d�cembre 1916 est entour� d�un mur d�enceinte. Le visiteur ne peut plus s�en approcher comme nagu�re. J�arrive enfin dans la rue du vieux march�, mon unique rep�re dans la Tam d�aujourd�hui. Je p�n�tre dans le march�. Except� les produits d�artisanat, qui singularisent l�endroit, le march� ressemble � n�importe quel autre. De la bagagerie frelat�e aux lunettes de soleil de marque contrefaites, des fringues pour jeunes en fausses griffes � des tas de colifichets de Taiwan et d�ailleurs, toute la panoplie de la consommation uniformis�e est condens�e sur ces �tals de bric et de broc. Un bazar � Belleville ! Rien � voir avec le march� d�il y a trente ans. En ce temps-l�, les �pices d�bordaient de sacs en jute, les �toffes soudanaises et asiatiques chatoyaient sous la lumi�re drue. La rencontre de l�Afrique avec le monde berb�re : musc, parfums, tissus teints au bleu de m�thyl�ne, gandouras brod�es aux encolures, plantes m�dicinales, beurre rance de brebis, henn� en feuille, �ufs d'autruche, bois pr�cieux, bottes de rimth, le bois de cet arbrisseau saharien servant de combustible, oignons des bottes de carottes des jardins. Il reste, dans un coin sombre du march�, un vieil herboriste qui me d�gote du shih, de l�armoise sauvage.
A. M.
DEMAIN : 2. Mokhtar, slameur des escales

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