Soirmagazine : C�EST MA VIE
A la recherche de la tombe perdue


Par Miloud Zenasni
On le voit souvent au cimeti�re, discret, le pas lent et un regard qui se perd au milieu de ces milliers de tombes. Il vient tous les jours rendre visite aux morts.
C�est un homme d�un certain �ge ; les mains derri�re le dos, il s�arr�te de temps en temps devant une s�pulture pour prier � voix basse. Il est l�, fid�le � ce rendez- vous depuis des ann�es. Il est toujours seul et personne ne semble le conna�tre. Mais qui est ce visiteur de ce lieu sacr� que tout le monde a crois� un jour � Sid-Ahmed Senouci ? Un lundi du mois d�octobre, les premiers frissons, d�automne commencent � bercer les vieux peupliers du cimeti�re. Je me suis arr�t� un instant pour me recueillir sur la tombe d�un ami. L�homme � la barbe blanche �tait l�. Tenaill� par la curiosit�, je ne pouvais tenter une quelconque discussion avec ce personnage � la fois �trange et rassurant. Mais qui pouvait entrer en contact avec cet homme qui vivait dans un univers de silence et ne parlait qu�aux morts ? L��trange p�lerin qui vient m�diter sous les peupliers de ces lieux, depuis plus de vingt ans, cache un bien lourd secret. La plupart des gens ne lui pr�tent aucune attention particuli�re quand ils le voient en train de d�sherber une tombe, et quand il tient un seau d�eau, c�est pour arroser ce qui reste de ces racines plant�es aux pieds des morts, pour le salut de l��me, selon la tradition. Chose �trange, il n�arrose que les tombes des femmes en murmurant leurs noms inscrits sur les pierres tombales, ce qui suppose qu�il sait lire les deux langues. Il �tait dit que ce jour j�allais enfin conna�tre le myst�re de Sid-Ahmed Senouci. Je m�appr�tais � quitter le cimeti�re, lorsque un v�hicule immatricul� � l��tranger s�arr�ta au seuil du portail. Le gardien s�empresse d�ouvrir les grilles pour laisser passer la voiture qui s�immobilisa sur le c�t� droit de la grande all�e bord�e de peupliers. Deux hommes �g�s, sans doute des �migr�s, �taient venus se recueillir sur les tombes de leurs proches. A ce moment pr�cis, l�un de ces visiteurs se dirigea vers l�homme que personne connaissait et lui serra la main d�une mani�re tr�s chaleureuse. J�entendis de loin un semblant : �Wach rak si Tayeb ?� L��trange personnage avait donc un nom, il s�appelait Tayeb. La discussion entre les deux hommes, qui semblaient bien se conna�tre, allait durer plus d�une demi-heure. Cette occasion, il ne fallait pas la rater.
Le vieil homme continue � arroser les carr�s o� reposent les femmes par amour et fid�lit� � sa dulcin�e.

J�attendais avec patience mais excit� � l�id�e de percer le secret de si Tayeb. Je m�approchais des deux hommes et une fois leur discussion termin�e, j�adressai un tr�s courtois salam alikoum aux deux hommes qui s�appr�taient � monter dans leur v�hicule. Ces derniers voulaient savoir si j��tais du bled, je r�pondis par l�affirmative, ils me demand�rent alors de leur indiquer la tombe de Messali, elle n��tait pas loin de l�endroit o� nous �tions. Quand ils eurent termin� de r�citer la Fatiha, j�ai enfin os� leur demander qui �tait cet homme � la barbe blanche. Les deux hommes r�sidaient en Belgique depuis plus de trente ans et effectivement ils connaissaient si Tayeb. Son histoire est �mouvante, il vit un v�ritable drame, d�chir� par le souvenir de son �pouse d�c�d�e il y a plus de vingt ans. Tayeb faisait partie de cette communaut� maghr�bine qui vivait � Charleleroi, en Belgique, depuis le d�but des ann�es 70. Il �tait originaire du Rif marocain, et n�avait pratiquement plus de famille apr�s la mort de ses parents. Il s�est mari� tr�s jeune avec Rabha, une s�duisante paysanne du bled qui est rest�e au pays en attendant le regroupement familial. Rabha et Tayeb �taient le parfait couple fa�onn� par la tradition, ils �taient heureux en attendant de vivre sous le m�me toit dans le Plat Pays. Nous sommes au d�but de l��t�, fin des ann�es 1970. Le regroupement familial �tait pr�vu � la mi-septembre. Il n�aura jamais lieu. Tayeb venait de recevoir un t�l�gramme lui annon�ant la mort de Rabha, ravie � l�affection des siens � l��ge de 28 ans � la suite d�un accident de la route. Tayeb sombre alors dans la douleur. Il noie son chagrin dans l�alcool et n�assistera m�me pas aux fun�railles de sa femme. C�est gr�ce � ses amis maghr�bins qu�il a pu enfin surmonter ce tragique destin et pr�parer son retour au pays. Dix ans apr�s la mort de Rabha, il rentre en Alg�rie, et s�installe dans la petite maison � Tlemcen sur les monts du Fillaoucen. N�ayant pas assist� � l�enterrement de sa femme, il ignore m�me o� elle est enterr�e, faute de s�pulture. Rabha �tait issue d�une famille traditionnelle et la pose de pierres tombales �tait per�ue comme une bida�. Apr�s la mort de ses proches, nul ne sait � pr�sent o� elle repose. Depuis des ann�es, le vieux Tayeb est � la recherche d�une tombe anonyme, celle de Rabha, quelque part dans ce vaste cimeti�re de Sid-Ahmed Senouci. L�homme � la barbe blanche et au regard absent et lointain continuera � entretenir et arroser les carr�s o� reposent les femmes, par amour et fid�lit� � sa dulcin�e. Avant de quitter la Belgique, Tayeb avait confi� � ses amis qu�il rentre au pays pour reposer aupr�s de sa fid�le �pouse lorsque Dieu le d�cidera. En attendant son heure, il continuera de prendre soin des tombes, sa seule raison d��tre aujourd�hui.
M. Z.

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