Chronique du jour : A FONDS PERDUS
Le siècle des oligarques
Par Ammar Belhimer
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Le monde n’aura jamais été aussi injuste. Les disparités et
inégalités sociales et patrimoniales se développent à un rythme et dans
des proportions inquiétantes. Le capitalisme de marché est
fondamentalement inégalitaire avec une concentration toujours plus forte
des patrimoines : dans un récent entretien Joseph Stiglitz, prix Nobel
d’économie 2001, relevait qu’en trente ans, 99% des Américains ont vu
leurs revenus augmenter de 15%, alors que l’infime minorité du 1%
restant a vu les siens exploser de 150%(*). Cela ne résulte pas toujours
d’une croissance de la richesse globale de la nation. Thomas Piketty
soutient, pour sa part, que sur le long terme, le rendement du capital
après impôt est de l’ordre de 4-5 % par an tandis que la croissance
moyenne des pays riches est de l’ordre de 1-2 %(**). Qui profite de ces
ascensions fulgurantes dans un contexte général de concentration et
d’accaparement privé de la richesse sociale ? Le sociologue Camille
Peugny écarte toute idée de «méritocratie», en soutenant que ce qui
revient à chacun dans l’ordre social est largement déterminé par leur
milieu d'origine(***). On passe de moins en moins difficilement d’un
palier social à l’autre, comme c’était le cas pendant les Trente
Glorieuses (1950- 1970) lorsque la compétition entre les deux systèmes
avait nourri le mythe d’un «capitalisme populaire» (par opposition alors
au socialisme dit bureaucratique). «En 1983, 3% des enfants français
appartenaient à la même catégorie sociale que leur père ; en 2009,
c'était 34%». Le phénomène de la concentration des richesses frappe y
compris là où frappent la misère et la famine. Le plus démuni des
continents, en l’occurrence l’Afrique, connaît l’avènement fulgurant de
fortunes mal acquises. Le continent affiche une forte croissance depuis
le début du millénaire : xix des dix pays à plus forte croissance dans
le monde. Les grosses fortunes qui ont émergé à la faveur de ce boom
économique, qui a vu naître une classe moyenne (estimée à 300 millions
d'habitants) et une explosion de la consommation ne proviennent plus
seulement des mines comme dans le passé, mais également des télécoms,
l'agroalimentaire, la distribution. Selon une étude réalisée par le
spécialiste de l'immobilier de luxe Knight Franck, l'Afrique devrait
compter 75 milliardaires en 2022, contre 35 en 2012. Le nombre de
millionnaires est estimé à un peu plus de 2 500. Mais là aussi, le
bonheur de quelques-uns fait le malheur de tous les autres dans un
contexte de forte tension sécuritaire où l’Etat a perdu le monopole de
la violence légitime : plus de 90% des Africains disposent d'un
patrimoine inférieur à 10 000 dollars selon «la pyramide mondiale des
richesses» du Crédit Suisse. Dans le cas particulier de l’Algérie, les
nouvelles alliances patrimoniales se forment autour du transfert des
droits de propriété des biens et des services de l’Etat vers le marché.
Le phénomène a été très tôt perçu par le politologue Luiz Martinez : «La
mise aux enchères du patrimoine foncier, immobilier et industriel de
l’Etat provoque l’émergence de nouveaux protagonistes et de facto, dans
ce nouveau contexte concurrentiel, une flambée de violence. La nécessité
de sécuriser les transactions sur les droits de propriété réalisées dans
le cadre des politiques de libéralisation et de privatisation entraîne
l’apparition de véritables “maffias”(****). Celles-ci remplissent une
fonction de régulation, supplantant en quelque sorte le rôle des organes
centraux de sécurité dans les années 1970. Elles favorisent la
recomposition de nouvelles coalitions en vue de capturer, non plus la
rente pétrolière, mais les richesses foncières, immobilières et
commerciales que la nouvelle donne économique et politique offre
désormais.» Les nouvelles coalitions visent l’accès aux ressources ainsi
libérées par la transformation des droits de propriété sur les terres
agricoles, les entreprises publiques, les licences d’importation,
l’accès aux devises. En réalité, il ne s’agit de rien d’autre que d’un
«recyclage des investissements de la rente pétrolière effectués pendant
deux décennies ». C’est en cela que les nouvelles fortunes sont
économiquement stériles, politiquement dangereuses et constituent,
juridiquement, une menace à l’ordre public et à la stabilité sociale.
Dans un pressent appel à «façonner les forces du marché pour qu’elles
privilégient la démocratie aux intérêts particuliers », Joseph Stiglitz
déplorait la fin de «l’économie du ruissellement» qui maintenait en état
l’ascenseur social : «Les richesses montent vers les nantis, mais ne
redescendent plus. Le mythe de la croissance équitable ne tient plus :
on multiplie la privatisation de profits, la socialisation des pertes.»
De cette monstruosité économique est née une oligarchie prédatrice qui
fonctionne au suffrage censitaire : «On est dans le triomphe du «one
dollar, one man», plus que du «one person, one vote.» A ses yeux,
l’issue réside dans un changement de paradigme qui mérite bien d’être
inscrit à l’ordre du jour de la prochaine tripartite algérienne :
«L’Etat ne doit pas aider les entreprises, mais les gens qui en ont
besoin. Si une firme ne marche pas, elle doit fermer. Dans la grande
récession que nous vivons, la moitié des chômeurs n’ont pas d’assurance
maladie. Et l’opacité qui entoure les aides aux entreprises par l’Etat
reste totale.» Lorsqu’on voit des entreprises réclamer une amnistie
fiscale, un effacement de dettes contractées auprès des banques,
l’acquisition d’assiettes foncières, on est loin du portrait que dresse
Schumpeter du capitaliste investisseur, entrepreneur, novateur,
forcément rêveur et aventurier.
A. B.
(*) Libération, 10 septembre 2012.
(**) Le capital du XXIe siècle de Thomas Piketty (qui vient d’être
publié au Seuil) figurera certainement en bonne place, et pendant
longtemps comme LA référence en matière d’analyse historique des
disparités patrimoniales dans nos bibliothèques universitaires. La
question est minutieusement passée en revue du XVIIIe siècle à nos
jours, dans des pays comme la France, le Royaume-Uni et les Etats- Unis,
avec une projection sur le siècle en cours.
(***) Camille Peugny, Le destin au berceau. Inégalités et reproduction
sociale, La République des idées-Le Seuil, Paris 2013, 117 p.
(****) Luis Martinez, Violence de la rente pétrolière : Algérie – Irak –
Libye , Presses de la fondation nationale des sciences politiques, col.
Nouveaux Débats, Paris 2010, p. 102.
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