Chronique du jour : Tendances
La chaîne des livres(4)
Youcef Merahi
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Une
fois n’est pas coutume, j’inclus dans cette chaîne des livres le dernier
opus d’un poète-chanteur, Isefra de Lounis Aït-Menguellet, édition Izem,
2014. Si cette huitaine de poèmes, et tous les autres de sa carrière,
est publiée sous forme de recueil, utilisant du papier, il n’y aurait
pas eu, me semble-t-il, une faute de goût. Car, incontestablement, il
est question d’un poète authentique, maillon de cette longue chaîne
d’aèdes kabyles. Ce don qu’il cultive et cette inspiration intarissable
font d’Aït-Menguellet une valeur sûre de l’écriture algérienne. Même
s’il accepte le fait que ses fans lui accolent une coloration
philosophique qu’il accepte du bout des lèvres, il n’en demeure pas
moins que Lounis est philosophiquement poétique, à la nostalgie tenace
d’un temps révolu, à la sensibilité à fleur de peau, portant le rêve
fragile d’un semeur de mots «au geste auguste», rendant au verbe ses
lettres de noblesse, obligeant par là la vulgarité à cacher sa laideur,
sublimant l’amour dans une allégorie maîtrisée et portant le burnous de
l’humilité. Ses lectures avérées affleurent fermement dans la maîtrise
de sa thématique, sans cesse renouvelée, mais qui, comme un ruisseau
tranquille, creuse son lit, pour la postérité. Laissons dire le poète :
«Si le don d’éloquence t’est donné/Alors tu seras un homme de
sagesse/Tout ce qui te peine, tu l’exprimeras/Pour que dans le cœur, la
tourmente s’apaise/Tu offriras un présent de tristesse/A ceux qui
apprêtent les mots de la connaissance/Tu partageras avec eux amertume et
chagrin/Qu’il est malheureux celui qui a un esprit de discernement.»
Malaises, édition El-Amel, 2014, ce titre reflète totalement l’écriture
poétique de Mourad Aït Mouloud, tant il joue au funambule sur le fil des
mots. L’angoisse est portée à bout de bras, comme un compagnon fidèle
des jours de tristesse. Elle est là, présente, pesante et, souvent,
agaçante comme une ombre qui falsifie le parcours du poète. On sent ce
malaise, comme un malaise difficile à décoder, une nausée ambiante
impossible à cadrer, défiant l’énergie humaine, enfumant l’esprit et
ankylosant la gestuelle quotidienne. Aït Mouloud tente de la
domestiquer, il y arrive si bien qu’il utilise au profit de sa poésie.
Sauf que la dépression, cette inspiration intempestive, s’installe et
enténèbre tout espoir naissant. Toute révolte, sinon par les mots, est
vaine. Est-ce le lot du poète d’être vêtu de barbe et de chagrin ?
Laissons dire Mourad : «La mort mord la vie/Comme un ver qui ne grandit
pas/Pour garder sa faim/Ni insecticide ni pesticide/N’arrêteront cet
auto-génocide/Un crime qu’on ne condamne pas/L’auteur est sa propre
victime/Dépression déception…»
Amziane Lounès, poète bilingue, qui a adapté/traduit les célèbres
Fables, nous propose Nuits de jeunesse, autoédition, 2014, un recueil de
poésie dans lequel il tente de briser les murs de cette «vaste prison»
où il se sent enfermé, si bien que les portes de la cellule sont fermées
hermétiquement. En lisant la poésie d’Amziane, j’ai ressenti un mal-être
terrible, car dite/écrite, c’est selon, dans un agencement de mots d’où
gicle une vérité de parole, totalement libre de toute entrave. Le
désespoir est à son comble. Loin de toute métaphore poétique, Amziane,
comme libéré de toute pudeur, se livre pieds et poings liés au regard de
l’autre. Sans concession. Sans haine. Mais, le comble de tout, c’est
qu’il n’espère aucune rémission de cette maladie. Laquelle ? La mal-vie,
tout simplement. La sinistrose. Les horizons bouchés. Un ciel voilé. Le
péril en mer. L’incertitude du lendemain. Une jeunesse sans jeunesse.
Les mots, comme affres, froid, silence et ennui, blessure, tempête,
nuit, galère et tourment, sont les fondamentaux de ce recueil.
C’est dire que la malédiction semble, toujours, collée aux pas du poète.
Il ne s’agit pas là d’une fuite en avant, mais plutôt d’un face-à-face «sisyphien»
avec soi-même et la société environnante.
Le poème est-il ce rocher que le mythe fait dégringoler, encore et
encore, de la cime, une fois la tâche accomplie ? Laissons dire le poète
: «Quand le soir est de retour/Ce sont les peines du jour/Qui deviennent
des poèmes/Que la muse inspire et sème/En vers pour étouffer les cris/Du
cœur que la tourmente a pris.»
Djamel Benmerad, dans L’adieu aux larmes, édition Rebelles, nous propose
une autre gestuelle poétique, celle du combat, de la lutte émancipatrice
et de la dénonciation coup-de-poing. Un peu à la manière de Néruda. De
Hikmet. De cette poésie algérienne des années soixante-dix. Les mots
portent la colère du poète à son paroxysme. Ils ne laissent pas conter
fleurette par des tournures à l’eau de rose. Non, Benmerad fonce dans le
tas de la meute politicienne, les sangsues et les profiteurs, les
empêcheurs de tourner en joie, les milices de la désespérance et les
brûleurs de l’espérance. On sent la violence poétique, légitime parade,
contre la violence politique d’un projet de société en inadéquation
totale avec les attentes du poète. Poèmes à bout portant. Poèmes tract.
Poème incendie. Poèmes rébellion. Rébellion ouverte, assumée pleinement,
en conscience, comme une lutte syndicale. Pour le bien de l’homme. De
l’Algérien. Des hommes. De l’humanité. L’esthétique, ici, n’est pas dans
la beauté du vers, ni dans l’architecture du poème, elle est dans la
formulation du cri, son volume signifié en décibels, le choix de la
déchirure sociale, la résonance dans l’indignation vécue comme un drame
et un échec, l’impuissance perçue comme une lâcheté totalitaire et le
sacrifice de soi, sous forme de martyre.
Djamel Benmerad n’oublie pas ses frères de violence, ceux qui –
justement – ont eu à subir la pire des injustices, celle du crime
légitimé par l’obscurantisme, même s’il m’arrive de penser que ce
vocable n’est qu’un fourre-tout complaisant, pour dire l’innommable.
Tahar Djaout est de ceux-là. Ceux qui, par leur plume, leur
intelligence, leur talent, leur algérianité, ont porté très haut
l’espoir d’une Algérie, à hauteur d’homme, généreuse, solaire,
fraternelle, ouverte et tolérante. Laissons dire Djamel : «… Et chaque
soir/A l’heure où la ville rétrécit/Le poète en mon pays fébrile/Le
poète devant qui la page transpire/Ne pense pas au printemps/Ni aux
chants/Ni à la beauté des choses… /Ni même à l’amour/Le poète en mon
pays/Dans sa ville qui rétrécit/Pense à l’unique vers/Qui ne crie
pas/L’unique vers/Qui ne s’écrit pas:/Où me cacher cette nuit, où ?»
Cette chronique, je l’ai voulue librement poétique. Car la poésie
régente ma vie. Car les poètes, cette espèce en voie d’extinction, sont
mes frères de douleur. De violence. De désespoir. D’amour, aussi.
J’ai, en mémoire, les pas ivres de Djamel Amrani dans Alger où est vomi
le rêveur, Alger la chevelure en l’air et les pieds sales, Djamel
bouturant les trottoirs encombrés de la place Audin, pas loin des
terrasses de café bondées de l’époque, d’une strophe fleurant bon
l’espoir et l’incompréhension.
J’ai, en mémoire, Tahar Djaout, le sourire porté en bandoulière, les
moustaches altières, la tête fourmillant de phrases à venir, dans Alger
envahie par les hyènes qui, demain, non Seigneur… Le tueur a vomi la
mort par un beau matin de mai. J’ai, en mémoire, tous les poètes
d’Alger, d’Oran et d’ailleurs, de Béjaïa et de Tébessa, le nez dans les
nuages, l’esprit alerte, triturant leurs poèmes, vers après vers, pour
dire leur soif inextinguible de vivre. Que sont donc devenus mes poètes
?
Y. M.
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