Chronique du jour : Kiosque arabe
Haro sur Ibn-Taymia !
Par Ahmed Halli
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Katia
Bengana ne lira pas cette chronique qui lui est dédiée. Elle a été
assassinée le 24 février 1994 par les croquemitaines de la fatwa. Ils
lui ont ôté la vie, juste parce qu'elle refusait de vivre voilée, selon
leur désir. Et Dieu n'avait rien à voir dans tout ça !
Des confrères ont posé cette question naïve : comment l'Égypte, au bord
de la ruine, va-t-elle payer les avions Rafale qu'elle vient de
commander à la France ? Une première réponse de spécialiste : ce sera
avec l'argent prêté à l'Égypte par des banques françaises, on appelle ça
des crédits fournisseurs, je crois. La semaine dernière, une autre
réponse, sans doute la plus pertinente, nous est parvenue, lorsque les
Égyptiens ont commencé à bombarder les positions de Daesh en Libye. Le
prétexte avancé est l'exécution atroce de 21 Coptes égyptiens par les
miliciens islamistes libyens, mais ceci expliquant cela, la décision
d'intervenir est bien antérieure à l'annonce du meurtre collectif,
dimanche dernier. Au demeurant, il est difficile de croire que les
autorités égyptiennes vouent une sollicitude sans faille aux Coptes du
pays, sachant la situation qui est la leur. Très opportunément, et pour
cause, le sociologue égyptien Sadeddine Ibrahim se réfère aux dernières
nominations aux postes de gouverneur, pour mettre en doute le prétexte
officiel. Il note que dans la liste des nouveaux gouverneurs, on ne
trouve aucun Copte, alors que ces derniers représentent environ 10 % de
la population égyptienne. S'agissant des femmes d'Égypte (51 % selon le
sociologue), le pouvoir n'a donné aucune bribe d'élément aux bardes ou
aux «meddahs», pour qu'ils puissent entonner un refrain en leur honneur.
C'est d'ailleurs, et sans doute possible, le seul élément d'accord,
voire de communion, entre les communautés musulmane et chrétienne dans
l'Égypte d'aujourd'hui.
Le chroniqueur du quotidien londonien Al-Quds, Salim Azzouz, rappelle
lui aussi que c'est depuis le mois d'octobre 2014 que des médias
égyptiens ont annoncé des attaques contre la Libye, «dans les mois
prochains». Aussi est-il compréhensible que l'initiative du pauvre Sissi
n'ait pas eu les effets escomptés, aussi bien auprès des alliés
traditionnels que potentiels, et les réactions ont été plutôt glaciales.
Les États-Unis, soupçonnés à juste raison de soutenir en sous-main Daesh
ont désapprouvé les attaques, sous prétexte qu'un règlement négocié de
la crise est préférable. Les Européens n'ont pas été plus indulgents,
même si la France de Bernard Henri Lévy se frotte les mains, et les
monarchies du Golfe ont fait de sérieuses réserves, dans la foulée du
virevoltant Qatar.
En effet, la crise cyclique entre les deux pays est relancée avec les
bombardements égyptiens sur Derna, et la campagne médiatique qui s'en
est suivie. Des confrères égyptiens sont même allés jusqu'à conseiller
au Président Sissi de frapper au cœur plutôt qu'à la périphérie, et de
bombarder le Qatar au lieu de la Libye, ce qui n'est pas tout à fait
exagéré. Tout le monde sait, désormais, qu'il y a une cloison très mince
entre les factions islamistes armées, et qu'une autre, plus perméable
encore, les sépare des militants de l'Islam politique. Les deux alliés
naturels s'appuient sur les mêmes références religieuses pour justifier
leurs actes, leurs rapines et leurs crimes, sous forme de fatwas émises
par des théologiens peu inspirés. Comment peut-on demander, de nos
jours, à Ibn-Hanbal si l'utilisation régulière du téléphone portable
peut occasionner le cancer ?
Les théologiens d'aujourd'hui ne trouvent pas de réponse aux problèmes
qui leur sont posés, alors ils vont au plus simple, au plus facile, ils
interdisent. «C'est ainsi qu'ils ont interdit le café en 1548 qu'ils ont
interdit le vélo, et ont proscrit les postes radio en 1932, en Arabie
saoudite, note notre confrère libyen Maged Swehli. L'un de leurs cheikhs
a dit : “celui qui fait entrer une radio chez lui est assimilable à
celui qui y ramène une prostituée.” Tout ce qui est nouveau et vient de
l'Occident, ou d'ailleurs, est décrété illicite, au premier abord, puis
il est déclaré licite, et même islamique, par la suite. Ce qui a mis à
nu les hésitations et les idées fausses des théologiens, c'est
l'apparition, inattendue pour eux, des groupes qui ambitionnent de faire
de la religion un système politique. Et là, il ne faut pas faire de
distinction entre les Frères musulmans et Daesh, car ils poursuivent
tous le même objectif et partagent les mêmes idées. Des idées qui ne
varient pas d'un théologien à un autre, mais qui sont plus nettes chez
Ibn-Taymia, qui n'aurait pas eu une telle notoriété s'il n'avait pas été
réédité et mis en application par les Saoudiens, avec Mohamed Ibn-Abdelwahhab.
Sinon, comment expliquer que l'on inscrive sur son drapeau la double
profession de foi, et au-dessous, une épée ? Ceci ne veut-il pas dire
que l'on a la volonté de propager sa religion par l'épée? Pourquoi alors
s'opposeraient-ils à Daesh alors que ce dernier tient le même discours,
et qu'Ibn-Abdelwahhab a fait, avant eux, tout ce qu'ils ont fait : il a
attaqué, tué, réduit en esclavage, incendié les récoltes et détruit les
maisons ?», interroge Maged Swehli.
En fait, les atrocités commises par l'État islamique au Levant, et au
couchant, sont un vrai cauchemar pour les islamistes, au pouvoir ou dans
l'opposition. Ils ne peuvent pas se taire, devant les horreurs
perpétrées en leur nom, et ils ne veulent pas admettre que ces monstres
sont nés de leur sein.
Alors, procédant par petites touches, sans avoir l'air d'y toucher, et
pour ne pas risquer une guerre avec l'Occident, qu'ils ne peuvent
vaincre, et qui leur est nécessaire, ils tentent de timides remises en
cause. Ibn-Tayma n'est pas encore près du bûcher, mais les plus
opportunistes de ses partisans le montrent déjà du doigt, quand ils
n'entassent pas les fagots. Ces derniers jours, est apparu dans la
presse locale arabophone un appel à «démanteler» la pensée d'Ibn-Taymia,
autrement dit à reconsidérer toutes ses fatwas et toutes ses
recommandations. Il est signé de l'ex-femme de Karadhaoui, qui avait
attaqué Mohamed Arkoun, lorsqu'elle se nourrissait à la mamelle d'Ibn-Taymia,
par l'entremise du cheikh qatari. Notre consœur Hada Hazem s'étonne de
ce soudain changement, qui n'est en réalité qu'un recul tactique, alors
que la même personne l'avait vouée aux gémonies, il n'y a pas longtemps.
C'était lorsque l'éditorialiste du quotidien Al-Fadjr avait eu la
hardiesse de demander que l'on brûle les œuvres d'Ibn-Taymia qui ne
servent qu'à alimenter l'intolérance et la violence. Il ne faut pas vous
étonner, Madame : du point de vue de ces gens-là, seuls les
contemplateurs ont le droit de devenir contempteurs. Pour eux, il n'y a
que les adorateurs des icônes qui sont habilités à les brûler, quand
l'opportunité se fait sentir. N'étant pas de leur bord, ne crions pas
haro sur Ibn-Taymia ! N'incitons pas aux autodafés, l'une de leurs armes
les plus meurtrières au fil des siècles.
A. H.
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