Chronique du jour : A fonds perdus
L’Allemagne donne-t-elle le mauvais exemple ?
Par Ammar Belhimer
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«Protéger
la démocratie de la désinformation en ligne nécessite de meilleurs
algorithmes, non pas de la censure», soutient Eileen Donahoe sur le site
du Council on Foreign Relation(*).
Elle estime que les nouvelles lois édictées dans les pays de démocratie
occidentale qui obligent les plateformes de médias sociaux à faire la
chasse à la désinformation encourageront les pays autocratiques à faire
de même, avec des effets dévastateurs sur les droits de l'homme. Cette
nouvelle menace à laquelle font face les démocraties est qualifiée
«d’existentielle».
La menace qui pèse sur l‘information affecte la construction
démocratique dans son ensemble : «L'information a toujours été la pierre
angulaire de la démocratie. Pour que la démocratie fonctionne, les
citoyens libres et bien informés doivent s'engager activement dans le
discours civique.» Or, «la désinformation numérique détruit la
perspective d'un engagement démocratique par des citoyens bien
informés».
Les exemples les plus récents les plus connus de «désinformation
numérique» sont ceux qui ont conduit au BREXIT et entaché les élections
présidentielles américaine et française, venant «de gouvernements
étrangers qui cherchent à perturber les processus démocratiques». C’est
un fait inédit dans la jeune et fabuleuse histoire d’Internet, jusque-là
confronté à d’autres types de menaces.
Le fait nouveau donc est que les attaques en question touchent à
«l'infrastructure civique des démocraties, pas seulement les machines à
voter, mais le discours public autour des élections. Peu de personnes
envisageaient que le vecteur préféré de cyberattaque serait la
désinformation». C’est sur le choix des moyens pour combattre ce dernier
fléau que les avis divergent : les réponses inappropriées à la
désinformation numérique minent les propres valeurs démocratiques de
l’Occident. C’est le cas, selon Eileen Donahoe, de la nouvelle loi
NetzDG d'Allemagne, également appelée Loi sur l'application des droits
sur le réseau ou loi sur les réseaux sociaux, destinée à éradiquer le
discours haineux et la propagande sur les plateformes numériques. Dite
également «loi Facebook», elle a été adoptée par le Bundestag allemand
(parlement) le 30 juin 2017 — le Bundesrat, l'organe constitutionnel l’a
approuvée à sa session du 7 juillet 2017 — et vise à combattre les
discours de haine et les fausses nouvelles sur les réseaux sociaux.
Le texte prévoit, notamment, de fortes amendes pouvant aller jusqu’à 50
millions d'euros, en cas de refus de suppression d’un contenu
«manifestement criminel» (clairement illégal) dans les vingt-quatre
heures suivant la réception d'une plainte de l'utilisateur.
Si l'illégalité du contenu n'est pas évidente, le réseau social dispose
de sept jours pour enquêter et le supprimer. Le délai de sept jours peut
être prolongé si ce même réseau social engage un organisme extérieur
pour effectuer le processus de vérification, une «Agence
d'autoréglementation» reconnue.
En ce qui concerne la détermination de l'illégalité du contenu, la
nouvelle loi allemande renvoie, entre autres, aux dispositions du Code
pénal relatives à la diffusion du matériel de propagande ou à
l'utilisation de symboles d'organisations anticonstitutionnelles,
l'encouragement de la commission d'infractions violentes graves mettant
en danger l'État, l’incitation publique à la criminalité et l'incitation
à la haine, entre autres.
Dans le viseur de la loi allemande «les plateformes du secteur privé
comme Facebook, Google et Twitter» : principales sources d'information
et de véhicules pour l'expression, fonctionnent efficacement «comme une
place publique pour l'engagement civique».
C’est sur les «effets non intentionnels » que porte le débat : ils
risquent d'être plus «dévastateurs pour la démocratie que la menace
originale».
L’initiative allemande est jugée lourde de conséquences : «D'un seul
coup, le gouvernement allemand a confié à l'autorité judiciaire le soin
de déterminer la criminalité du secteur privé. Il a simultanément
encouragé la censure, en incitant les plateformes à supprimer les
contenus signalés, même s'ils ne sont pas criminels. Enfin, il a érodé
le concept central de la responsabilité de la plateforme, naturellement
limitée dans le cas de discours de tiers — ce qui a facilité la libre
circulation de l'information sur Internet et la distribution
démocratisée de contenus à l'échelle mondiale.»
Les plateformes incriminées ne devraient pas être tenues pour
responsables des propos postés par les utilisateurs ; elles devraient
être simplement contraintes de mettre fin aux discours criminels sur la
seule injonction d’un magistrat.
L’Allemagne exerce une autorité morale certaine et une influence
économique croissante sur le monde. L’avènement de Trump à la
maison-Blanche et les dernières décisions antimusulmanes et homophobes
de la Cour suprême des Etats-Unis donne davantage de crédit à son
leadership, au demeurant revendiqué y compris au sein des sphères
politiques états-uniennes, et lui confère des responsabilités auxquelles
elle ne peut pas se soustraire. Qu’elle le veuille ou pas, dans un monde
qui a besoin d’un chef, elle est le modèle, l’exemple, le bon exemple.
Ce qui ne semble pas être le cas cette fois-ci : l’effet boule de neige
de la loi allemande n’a pas tardé à se faire sentir dans le mauvais
sens.
La Russie y voit un modèle pour «asseoir ses propres efforts de censure»
: «Dans les deux semaines suivant l'adoption de la loi allemande, la
Duma russe a proposé un projet de loi identique, avec des références
explicites multiples à la loi allemande comme modèle. La version russe,
comme l'original allemand, oblige les entreprises de médias sociaux à
supprimer un contenu “illégal” vaguement défini dans les vingt-quatre
heures ou à faire face à de graves pénalités.»
L’équilibre «exquis» recherché vise à concilier la liberté, la sécurité
et la responsabilité démocratique dans le monde numérique.
«La peur et la confusion conceptuelle ne justifient pas de s'éloigner
des valeurs libérales, qui sont une source de sécurité et de stabilité
dans la société démocratique», conclut l’étude.
A. B.
* Eileen Donahoe, Protecting Democracy from Online Disinformation
Requires Better Algorithms, Not Censorship, Council on Foreign
Relations, 21 août 2017, https://www.cfr.org
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