Chronique du jour : Ici mieux que là-bas
L’Ancêtre et le Salon
Par Arezki Metref
[email protected]
L’ancêtre.
J’ai bondi en relisant à la parution du canard la chronique de la
semaine dernière. Un morceau en avait disparu. C’est dû à un incident
technique, comme on dit. Un banal problème d’envoi d’email qui a pour
conséquence cet ajout. Un couac dans la transmission a mutilé le texte
du paragraphe conclusif. Comment ne pas y voir un signe ? Cet incident
ressort quelque part de l’appel de la providence. Je crois qu’il était
écrit qu’il fallait revenir sur le sujet. L’occasion est trop belle pour
la bouder.
Un petit rappel pour mettre tout le monde à niveau. C’était l’histoire
d’un vieillard en Kabylie dont les gosses se moquaient. Un adulte vint à
passer et il rappelle que ce vieux dont on se marre avait été un
véritable héros lors de la révolte de 1871.
Après en avoir brossé un topo de façon impersonnelle, une sorte de
portrait-robot du héros vieilli et moqué par l’ingratitude, je finissais
par la conclusion suivante.
«L'histoire que je viens de rapporter est inspirée d'un personnage
véridique. Mais elle n’est pas toute son histoire. Il s'agit de l'un de
mes ancêtres, M'hamed Nath Amer, dont aucun livre ne parle, sauf la
mémoire collective qui a retenu jusqu’à ce jour ses poèmes qui sont
arrivés jusqu’à nous par la magie de cette résistance qu’est l’oralité.
Aucun livre ? Pas tout à fait. Il y a ce passage – émouvant — que lui
consacre Amar Metref, dans son ouvrage Raconter Ath Yani paru aux
éditions El-Amel en 2012. Il y évoque d'autres personnages qui
appartiennent au génie populaire sur lesquels on a bougrement envie de
revenir.»
Et voilà ! Un retour plus rapide qu’on ne l’aurait imaginé. Nous voilà
donc devant la nécessité et le plaisir de poursuive un peu l’histoire de
M’hamed Ath Amer. Notre enfance a été bercée de la narration épisodique
de ses exploits. Episodique ? A dire vrai, on ne se levait pas tous les
matins dans l’écoute méthodique des prouesses de l’ancêtre héroïque.
Mais à l’occasion, une tante, sa petite-fille ou son
arrière-petite-fille, elle-même assez âgée à l’époque de notre enfance,
disait à la perfection ses poèmes et c’est toute la geste de la tribu
qui, versifiée, s’égrenait comme un chant d’Homère.
Ce qui est étonnant, à la réflexion, c’est cette transmission
défectueuse au niveau des générations qui lui étaient contemporaines,
celle de ses petits-enfants, alors qu’elle a été faite, du moins
partiellement, pour des générations plus lointaines dans le temps. Sans
doute, suite à la défaite de la révolte de 1871, et la terrible
répression qui s’abattit sur la Kabylie, poussant à l’exil des milliers
de familles, entrait-il dans une stratégie de survie que de mettre la
sourdine au récit des combats. La répression coloniale a contraint les
Kabyles jusqu'à donner aux insurgés de 1871 tués lors des combats des
sépultures anonymes. L’armée coloniale poussait le cynisme jusqu'à
profaner les tombes identifiées comme étant celles des révoltés. Donc,
le silence s’est peut-être imposé comme ligne de défense.
Des M’hamed Ath Amer, il y en eut beaucoup en Kabylie et ce n’est pas
occulter le mérite et l’héroïsme des autres que d’en parler. Au
contraire, peut-être, en parler, c’est évoquer les autres. Tous les
autres.
Le Salon. Il s’agit du Sila ( Salon international du livre d’Alger),
évidemment. Une journée entière d’immersion dans le vertige des livres
vaut son pesant d’observations. Une première remarque : le robinet est
tari. Par rapport aux années précédentes, on sent que moins de fric
circule dans la sphère du livre. Les éditeurs locaux semblent avoir
nettement moins publié, les subventions diverses ayant été réduites,
voire supprimées. Mais le plus spectaculaire à remarquer, surtout
lorsqu’on passe au Salon un vendredi, c’est la raréfaction de ces
badauds traînant d’énormes sacs de livres, le plus souvent religieux,
qu’ils viennent d’acquérir. Moins de fric qui circule, oui, donc moins
de tout !
Des rencontres, diverses, avec des amis, certains perdus de vue depuis
des lustres. Mais c’est toujours comme ça, au détour d’une allée surgit
un visage des limbes du passé.
Les cheveux ont blanchi, le visage a enregistré les marques du temps qui
passe mais quelque chose est encore reconnaissable, un sourire, une
façon de se tenir, un je ne sais quoi qui fait tilt et fait faire marche
arrière aux aiguilles de l’implacable pendule que chante Jacques Brel,
celle qui dit je vous attends.
Plaisir, par exemple, de revoir Azzedine Hamou, blanchi certes mais qui
a gardé un sourire chaleureux. Azzedine, je le connais depuis le milieu
des années 1970 dans des expériences journalistiques qui paraissent
aujourd’hui, avec le recul, fabuleuses. On parle des amis, de ce qu’ils
sont devenus.
- Tu sais, me dit-il, j’ai retrouvé une photo, le jour où nous sommes
allés, toi et moi, couvrir El Han Oua Chabab. On a pris une photo avec
Saloua et Nadia Benyoucef qui était toute jeune. Ce devait être en 1974.
Un bail. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Mais c’est peut-être
toujours la même histoire. Celle de savoir ce que devient ce que nous
vivons, collectivement, et individuellement. Une histoire, au fond, de
transmission.
A. M.
|