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Rubrique Contribution

17 Octobre 1961, Journée de l’émigration

Par Karim Younes
Les faits rapportés ont pour cadre le territoire français, pudiquement appelé «la Métropole» par les habitants de l’Algérie. Sur ce territoire, vivaient de nombreux travailleurs algériens, contraints à l’exil et à l’émigration par le chômage et l'exiguïté de la place qui leur était laissée sur les terres de leurs ancêtres. 

Tous sont là, la mort dans l’âme, résignés à abandonner leur famille au village pour commencer une aventure incertaine. L'ouvrier algérien deviendra un maillon de la chaîne dans les usines Renault à Boulogne-Billancourt ou Citroën dans le 15e arrondissement, il servira dans les hauts-fourneaux du Nord, dans les industries chimiques, dans les raffineries, dans les entreprises de terrassement ou de construction des routes, il construira des chemins de fer, il entrera dans les équipes qui creusent les tunnels du Métro de Paris. 
C'est encore l'ouvrier algérien qui portera sur son dos, à longueur d’année, des millions de cageots de légumes aux halles, qui descendra, des années durant, sous terre pour creuser dans la chaleur suffocante et la poussière noire des mines de charbon, qui trimera durement sur les chantiers de bâtiment, été comme hiver. 
Dans ce triste climat d’exil et de privation, nos compatriotes ont découvert et profité de l’espace de liberté nécessaire pour porter à maturation la formation politique, dispensée par des pionniers du mouvement national dans des établissements tenus par les Algériens, véritables foyers qui leur permettaient de reprendre contact avec leur spécificité, leur culture, leur identité. 
La prise de conscience les rapprocha des milieux indépendantistes et d’une vie militante active. À Paris, les intellectuels maghrébins étaient organisés dans le cadre d’association des étudiants musulmans nord-africains et se retrouvaient pour des conférences et réunions politiques dans leur Foyer, au 115 Bd Saint-Michel soit entre eux, soit avec l’intelligentsia progressiste française, autour de grands noms comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, entre autres. 

Ces grandes guerres qui changent le monde
La guerre mondiale 1914-1918 puis celle de 1939-1945 signent le glas d'une France conquérante, dédaigneuse, bien éloignée des idéaux qui ont donné naissance à la République. Les pays colonisés d'Afrique dont l'Algérie ont payé un lourd tribut lors des deux conflits.
Les conséquences destructrices de ces guerres appellent à la reconstruction du pays, meurtri par tant de blessures et de dégâts. Des bras valides qui acceptent tous types de travaux sont recherchés pour reconstruire la France, à la dérive. Les Africains, notamment les Algériens, la reconstruiront !
On les trouvera dans les colonies dont on encouragera l'émigration devenue vitale pour suppléer les pertes françaises et faire face aux terribles souffrances humaines et aux destructions massives des villes et villages d’Europe ainsi qu’aux immenses chantiers de reconstruction d'après-guerre, décidés dans le cadre du plan Marshall, mis en œuvre en Europe, se situant dans la seconde moitié de la décennie 1950, période qui nous concerne dans cette contribution.
Prendre la route de l'exil, pour les Algériens en cette période était une nécessité économique de subsistance pour la famille laissée au village. Par sa proximité géographique et les conditions socio-politiques du moment, la France se révèle une destination obligée pour les Algériens. 
Les cafés, lieux de rencontre et de sociabilité, sont un point d’ancrage où l’on se retrouve pour avoir des nouvelles du pays, ou pour noyer le chagrin et la nostalgie en écoutant de la musique populaire ou des chanteurs du terroir, Slimane Azem, Ahmed Wahbi, H’ssissen, entre autres...
Ce sont de véritables foyers pour entretenir la culture, l’identité. Ils sont un espace indispensable de liberté, nécessaire pour porter à maturation la formation politique des émigrés car dans leur pays colonisé, toute activité politique est interdite.
Beaucoup de nos émigrés s’initient, dès leur installation, au contact des plus anciens, leur engagement au sein de l’Étoile nord-africaine (ENA), du Parti du peuple algérien (PPA) et puis du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et de l’Organisation spéciale (OS) prenant à chaque étape un caractère de plus en plus conscient et concret.

Les massacres du 17 Octobre 1961
Les survivants de cette journée se souviennent bien. Incontestablement, les Algériens noyés dans la Seine et le canal Saint-Denis, les suppliciés du bois de Vincennes, suite à la vindicte de la police coloniale, interpellent nos consciences ! Ils étaient très nombreux, et leur sacrifice mérite que notre Histoire les célèbre…
«J’ai été l’un des initiateurs de la promulgation de cette Journée de l’émigration. Ayant été membre du bureau de l’Organisation nationale des moudjahidine, j’avais insisté sur l’importance de cette date qui ne devait pas laisser indifférent», affirme Dda Arezki Aït Ouazzou.(1)
Dda Arezki remonte le fil de ses souvenirs en évoquant le couvre-feu instauré par la préfecture de Paris, sous le préfet de police Maurice Papon, le 5 octobre 1961 de 20h30 à 5h30. Autrement dit, les Algériens qui se retrouvent dans les cafés de la communauté sont interdits de contact. Le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, a mis tous les moyens à la disposition de son armée pour briser la résistance du peuple algérien, mais en vain, il cherche alors à trouver une issue à la guerre. Il entame les négociations avec le GPRA aux Rousses puis à Évian, pour mettre fin à la guerre qui dure depuis sept ans et engager le processus de l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Les partisans de l’Algérie française hostiles à l’indépendance agissent pour faire échouer les négociations et provoquer leur rupture. Le Premier ministre Michel Debré, proche des thèses des extrémistes de l’Algérie française, est l’initiateur de cette opération criminelle, sachant parfaitement que le FLN ne pouvait rester sans réagir face au couvre-feu discriminatoire du préfet Maurice Papon, l’exécuteur zélé des basses besognes.
Ce dernier instruit le ministre français de l’Intérieur, Roger Frey, qui met en place un dispositif exceptionnel, composé de policiers et de gendarmes instruits pour en découdre avec «la rébellion», notamment au niveau des stations de métro où ils empêchent 20 000 Algériens de se rendre au lieu du rassemblement à Paris. L’objectif du Premier ministre Michel Debré et ses partisans étaient de saboter les rencontres entre les émissaires du général de Gaulle et ceux du GPRA.
Le préfet Maurice Papon trouve prétexte, alors, de la réaction des Algériens de refuser l’atteinte à l’exercice de leur libre citoyenneté, pour organiser la sanglante répression qui s’est traduite par le massacre de plusieurs centaines de manifestants. Bilan : des dizaines, voire des centaines de morts, de blessés et de disparus, selon plusieurs sources, outre les onze mille personnes arrêtées et conduites vers les centres d’internement. Cette opération criminelle était précédée par plusieurs assassinats d’Algériens : leurs corps ont été découverts dans les forêts de l’Île-de-France durant les mois de juillet, août et septembre 1961.
Stigmatisant toute la communauté émigrée algérienne, la décision du préfet Papon ne fait que raffermir davantage les liens entre l’organisation FLN de France et sa communauté. L’appel à une manifestation pacifique pour le 17 octobre est lancé à partir de 20h30 sur les Champs-Élysées. Une marée humaine bat le pavé sur le sol français, cette fois-ci, en réponse à la décision du préfet Papon d’instaurer un couvre-feu de 20h30 à 5h, nonobstant les horaires de travail des émigrés qui n’ont que leurs emplois pour subvenir à leurs besoins et ceux de leurs familles. 
Le GPRA, basé à Tunis, était informé; il donna son accord avec ordre de faire en sorte qu’aucun dépassement ne soit toléré et que la marche soit pacifique. 
Tous les Algériens y compris ceux des banlieues ouvrières se donnent rendez-vous au centre de Paris.
La police tire sans sommation sur les manifestants, boulevard Bonne-Nouvelle, et jette des manifestants à la Seine, avant d'en parquer des centaines dans des camps d'internement provisoires où ils sont parfois battus à mort. Les services de police n’ont pas fait de quartier : ratonnade qui a fait plus de 200 morts.
Ali Haroun rapporte dans un témoignage : «Face à cette décision raciste et inique, 50 000 Algériens manifestent dans le calme et la dignité pour défendre leur honneur. 
Des consignes strictes sont données par les organisateurs afin d’éviter les ruelles et d’emprunter les grands boulevards «pour attirer l’attention des étrangers et des journalistes, mais surtout avec l’interdiction de tout port d’arme et pas même un bâton», a souligné Me Haroun, en écho aux directives du GPRA. En dépit de cela, les manifestations se sont déroulées durant trois jours et le préfet Maurice Papon donnait aux services de sécurité les mêmes instructions : «Faites ce que vous voulez, j’en suis responsable.» En d’autres termes, le préfet couvrait tous les actes répressifs et les policiers ne s’en sont pas privés. 200 Algériens (officiellement) sont jetés dans la Seine. Certains corps sont rejetés bien loin de là…»(2)
Au premier jour des manifestations, a-t-il indiqué, «il y a eu 11 560 interpellations et le deuxième jour, 511 femmes arrêtées alors que Papon évoquait seulement deux morts «nord-africains en lien avec les rivalités entre messalistes et membres du FLN».
Pourtant, parmi les personnes arrêtées, «il n’y avait pas que des Algériens, mais un journaliste du Washington Post et surtout Gabriel Garcia Marquez, prix Nobel de littérature, que les policiers avaient pris pour un Algérien», a-t-il précisé.(2)

L’usage de la torture, une spécialité des barbouzes françaises
Nul ne fut épargné de toutes sortes de «traitement» de cruauté, de bestialité, d’humiliation pour arracher des informations, avouer des actes commis par lui-même ou par ses compagnons. 
Les tortionnaires, généralement des policiers ou des militaires de carrière, perdaient leur humanité et jouissaient face aux souffrances des suppliciés.
Il faut dire que l’impunité était garantie et la volonté de puissance sans cesse assouvie. Les jeunes idéalistes pensaient qu’il était inimaginable que la France, pays des droits de l’Homme et des citoyens, elle-même ayant souffert des exactions de l’Allemagne nazie, se rabaissât à «ce jeu» qui ne pouvait l’honorer. Les détenus étaient contraints de passer par tous les niveaux de torture depuis les bastonnades et la flagellation jusqu’au «traitement» spécifique en salle d’exploitation ou laboratoire, euphémisme préféré à «salle de torture».
Le supplicié reçoit d’abord des coups de pied et poing, de bâton et de tuyaux en caoutchouc, au visage et aux organes génitaux sans crainte de porter atteinte à des organes vitaux.
Quel prisonnier politique n’a pas connu la technique du chiffon introduit dans la bouche puis l’injection de l’eau sale généralement puisée des toilettes ou des égouts jusqu’au ballonnement de l’estomac et à la suffocation.
Parfois il est ajouté à cette eau du grésil ou de l'eau de Javel. Une fois l'estomac bien rempli, l'un des tortionnaires se mettra à frapper l'abdomen du supplicié avec des coups de poing ou de pied pour lui faire régurgiter cette eau. D'autres s'assoient carrément sur l'abdomen du supplicié. 
Il existe une autre variante de cette technique qui consiste à introduire un tuyau relié à un robinet et à laisser couler l'eau jusqu'au remplissage de l'estomac puis le tortionnaire procède comme précédemment pour faire évacuer l'eau. La suspension au plafond, Dda Arezki a connu ça aussi. Elle consiste à attacher le supplicié aux poignets ou aux pieds plusieurs heures au mur, où une poulie était fixée au plafond que le tortionnaire serrait ou desserrait, remontait ou rabaissait à sa guise.
L'électricité ou la «gégène» est le passage «obligé» pour extorquer les renseignements que peut détenir le détenu. Inutile de décrire les gémissements des suppliciés, l’appel à Dieu, à la mère, aux saints pour mettre fin à ces atroces et inhumaines séances où l’on sentait sa propre chair brûlée, arrachée à ses os, le corps arrosé de sang et de larmes. On pourra trouver dans le livre La Pacification portant signature de Hafid Keramane(3) toute la panoplie de la torture, pratiquée dans les geôles françaises.

La répression policière comme arme de dissuasion
Les opérations de représailles, menées par les services de renseignement français, appuyés par la DST, visaient parfois des personnalités algériennes ou européennes pour stigmatiser l’audace des réseaux FLN actifs et insaisissables. Pour l’exemple, une vaste opération d’arrestation médiatisée (pour donner plus d’éclat à la prise «du gros poisson» qui a mordu à l’hameçon), a concerné en novembre 1961 le futur président de l'Exécutif provisoire, chargé de la gestion courante du pays et de la préparation du référendum d'autodétermination de l'Algérie, Abderrahmane Farès. 
Deux autres personnalités, françaises, celles-là, étaient également arrêtées, il s’agissait de François Baudrillart et Jean-Maris Licuti «en raison de leur rôle dans la centralisation de la collecte de fonds pour le FLN sur l’ensemble du territoire et dans le transfert de ces fonds à l’étranger».
Ce ne fut pas la seule opération médiatique dont s’est enorgueillie la police spécialisée dans la lutte contre le FLN. Il y eut, celle plus spectaculaire encore, dans la nuit du 9 au 10 novembre, plus connue sous l’appellation d’Opération Flore : «Presque tous les chefs fédéraux pour Paris et sa province, ainsi qu’un grand nombre de porteurs de valises français furent capturés, et une énorme masse de documents saisis», rapportent Neil Mac Master et Jim House.(4)
Comme reniflant qu’un grand coup était en préparation par la direction du FLN à Tunis avec les cadres de la fédération FLN de France, des opérations «coups-de-poing» durant les mois de septembre et octobre 1961, c’est-à-dire au moment même des préparatifs et du déroulement du 17 Octobre, ont permis l’arrestation, suite à des «opérations de surveillance, des cadres du FLN et des sympathisants français qui avaient été pris en filature et mis sur écoute téléphonique.
L’objectif de cette manifestation était d’attirer l’attention de l’opinion publique mondiale, via les médias, sur le racisme, l’injustice et l’oppression qui frappaient depuis 132 ans l’Algérie, et prouver que son peuple, uni, est capable d’ébranler la propagande colonialiste française. 
Les manifestations du 17 Octobre feront définitivement pencher la conscience internationale, y compris les États-Unis, vers la reconnaissance des droits de l’Algérie à son indépendance et à la souveraineté sur l’ensemble de son territoire.
K. Y.

1) Dda Arezki Aït Ouazzou, ancien responsable de la Fédération de France du FLN, ayant combattu durant la guerre de Libération.
1) Matthew Connelly, historien et professeur à la Colombia University, L’arme secrète du FLN, comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, Payot, Paris, 2011.  
2) Témoignage de Ali Haroun.
3) Hafid Keramane : La Pacification. Éditions Les Petits Matins, Paris, 2013, 320 p.
4) Jim House et Neil MacMaster historiens britanniques.

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