Placeholder

Rubrique Contribution

DEGRÉ DE GRAVITÉ DES RISQUES INDUSTRIELS L’Algérie est-elle à l’abri d’une catastrophe comme celle qui a ébranlé Beyrouth ?

Par Pr Abdelkrim Chelghoum(*)
«Même si le risque zéro n’existe pas, il faut tout faire pour le réduire !»
Tous les jours, les médias nous informent d'une nouvelle catastrophe dans le monde ou de la commémoration d'un cataclysme tel que : inondations, tempêtes, séismes, incendies de forêt et accidents industriels de grande ampleur. Il faut dire que ces phénomènes surviennent avec une fréquence et une intensité qui n'a eu de cesse de se développer ces dernières décennies.
Skikda, Arzew, Hassi Messaoud, Fukushima, Xynthia, Katrina, Azf, Bhopal Tchernobyl et aujourd’hui Beyrouth, cette liste non exhaustive de catastrophes nous renvoie à des évènements ayant eu des conséquences sociales et économiques désastreuses à l’échelle locale, nationale et internationale. Bien évidemment, ces catastrophes, engendrées par des risques majeurs, sont des événements incertains dont les effets sont négatifs et gravissimes et dont la survenance est souvent probable. Notre pays se situe dans une zone sensible aux risques majeurs en général et de ce fait l’objectif de cette contribution est d’émettre un avis technique étayé sur la base d’un état des lieux exhaustif des sites à risque industriel et technologique, d’une part, et présenter la politique correspondante de prévention et d’atténuation tout en prenant en considération les caractéristiques de la région identifiée, d’autre part.
Afin de répondre à ce questionnement, je commencerais d’abord par clarifier la notion du risque industriel ou technologique. Ce risque majeur est universellement défini comme un évènement accidentel se produisant sur un site industriel mettant en jeu des produits et/ou des procédés dangereux et entraînant des conséquences immédiates graves pour le personnel, les riverains, les biens et l'environnement. Il est généralement provoqué par :
- des incendies par inflammation de produits chimiques ;
- des explosions dues à des mélanges de certains produits dangereux ;
- des dispersions de produits toxiques dans le sol touchant la nappe phréatique et l’air.
 Engendrant ainsi la catastrophe technologique qui est le résultat de la concomitance ou la conjonction de ces phénomènes et dont les effets sont particulièrement désastreux pour des régions ou des nations entières.
Dans le contexte algérien, la zone tellienne regroupe près des deux tiers des unités industrielles réparties seulement sur 1,7% de la superficie totale du pays qui est de 238 millions d’hectares ; alors que la zone littorale qui concentre à elle seule 51% de ces mêmes unités regroupe les principaux investissements économiques vitaux avec les plus importantes métropoles du pays (Alger, Oran, Sétif, Annaba, Skikda, Béjaïa, Mostaganem). Certaines installations industrielles présentent, au vu de leur activité et des substances utilisées, des risques plus importants lorsqu’elles se trouvent à proximité des zones urbaines, leurs habitants étant sérieusement exposés en cas d’accident.
Les industries du pétrole, gaz, sidérurgie, produits pharmaceutiques, engrais, pesticides, plastique, produits chimiques,  mécanique et les unités stockant et transportant des matières dangereuses sont très mal réparties géographiquement à travers la frange nord du pays et présentent toutes des risques de fuites accidentelles de produits dangereux, d’incendies et d’explosions. Celles-ci sont implantées dans des agglomérations à forte densité urbaine et donc susceptibles de causer des désastres industriels qui risquent d’embraser les régions avoisinantes. Il est très important de noter que : Nulle installation industrielle ou technologique n’est à l’abri d’erreur humaine.  
En Algérie, il existe quatre zones rouges :
• à l’ouest : Oran, Arzew ;
• au centre : Alger, Blida, Boumerdès ;
• à l’est : Skikda, Annaba ;
• au sud : Hassi Messaoud.

Afin d’en limiter la survenance et les conséquences, l’État a répertorié les établissements les plus dangereux et les a soumis à réglementation. Le décret exécutif n°06-198 du 31 mai 2006 définissant la réglementation applicable aux établissements classés pour la protection de l’environnement ainsi que le décret exécutif n°07-144 du 19 mai 2007 fixant la nomenclature des installations classées pour la protection de l’environnement.
Il a été recensé 60 établissements classés à «très haut risque» et correspondent aux activités suivantes :
- complexes gaz naturel liquéfié : 6
- engrais et fertilisants : 9
- installations de stockage du pétrole : 8
- raffinerie de pétrole : 4
- complexe de traitement de minerai : 3
- complexe de production de gaz industriel : 4
- centres enfûteurs : 4
- unité de production de chlore : 2
- centrales électriques : 18
L’activité pétrolière et gazière avec les raffineries de pétrole, les dépôts de stockage de gaz naturel, les centres enfûteurs de butane et propane est considérée comme la plus dangereuse en raison du nombre d’installations (22 sur 60) avec un volume stocké de pétrole et de gaz très important.
Ajouter à cela pas moins de 18 centrales électriques fonctionnant à base de gaz naturel et avec une réserve appréciable de gasoil pour le secours. Quelques-unes de ces unités sont localisées dans des zones urbaines (El Hamma et Bab-Ezzouar), de véritables bombes atomiques à retardement pour la capitale, sans oublier les complexes de fabrication de papier de Baba-Ali et de Mostaganem avec leurs deux unités de production de chlore sous forme gazeuse.
La répartition géographique le long du littoral de ces installations à haut risque se situent au niveau des quatre zones industrielles : Alger, Skikda, Arzew et Annaba.
Il faut dire que ces quatre sites sont de véritables poudrières et tout incident même mineur peut avoir un effet d’entraînement (réaction en chaîne et effet domino) et embraser la région affectée sur des dizaines de kilomètres.
Il faut aussi inclure dans cette catégorie de risque les constructions érigées sur les gazoducs, telles que :
- la cité Boussouf à Constantine
- 269 habitations à Laghouat
- 516 habitations à Batna
- 778 habitations à Béjaïa
- 480 habitations à Tébessa
- 466 habitations à Alger
- 246 habitations à Sétif
- 585 habitations, un marché, une université et un CEM à Constantine.
Plusieurs catastrophes dues à ces installations pétrochimiques ont été enregistrées durant les deux dernières décennies pour ne citer que l’explosion gazière au niveau de la zone industrielle de Skikda le 19/01/2004 à 18h40 qui a provoqué un désastre sur les plans humain (plusieurs dizaines de victimes et des centaines de blessés), économique (arrêt de la production pendant plusieurs mois), dégâts matériels considérables (dépassant 1 milliard  $) et environnemental avec un impact gravissime sur la faune et la flore.
L’incendie provoqué par une rupture des canalisations à gaz dans le complexe GNL1/Z de Bethioua (Arzew) le 2 juillet 2019 a engendré des pertes matérielles importantes et failli dévaster toute la région d’Oran si le feu n’avait pas été circonscrit grâce à certaines barrières de protection mais surtout grâce à Dieu (sobhanou). Aussi l’incendie de deux bacs de pétrole au niveau de la zone industrielle de Hassi Messaoud le 13 février 2019 est un autre désastre énergétique dû à l’absence d’une politique de sécurité fiable in situ. Il y a eu également la rupture suivie d’explosion de deux gazoducs à Baraki en 2018 le long de l’autoroute faisant quatre victimes et plusieurs blessés ; fort heureusement cette déflagration a eu lieu en dehors de la raffinerie de Sidi Arcine auquel cas toute la région Est d’Alger serait transformée en ruines.
Ceci m’amène à répondre au questionnement objet de cette contribution, à savoir : l’Algérie est-elle à l’abri d’une déflagration technologique? Sans être alarmiste ni défaitiste, mais seulement réaliste, il est très clair qu’au vu du constat pitoyable et de l’état des lieux in situ exposé ci-dessus, on peut affirmer avec une faible marge d’erreur que ce pays est loin d’être protégé contre ce risque majeur.
Il faut dire que ce danger omniprésent sur la frange nord rend ce pays très vulnérable compte tenu d’un manque flagrant d’une politique de sécurité industrielle et énergétique au niveau de l’ensemble des installations à haut risque, il serait illusoire de croire que l’Algérie est  à l’abri d’une méga-catastrophe industrielle.
Ces accidents récurrents et répétitifs nous autorisent aujourd’hui à émettre un doute justifié sur la sécurité dans les industries stratégiques de notre pays.

C’est quoi la prévention des risques industriels ?

Elle représente toutes les mesures, procédures et règles visant à limiter la vulnérabilité des hommes et des biens face aux aléas technologiques. Elle concerne plusieurs acteurs, notamment les ministères concernés, les collectivités locales et les industriels. Elle doit inclure les étapes indispensables suivantes :
1) L’anticipation de la crise qui doit recenser les moyens disponibles et fixer l’organisation nécessaire à la diffusion de l’alerte et des consignes de sécurité au sein de l’installation.
2) Le déploiement instantané et structuré du dispositif Orsec.
La gestion du risque industriel est basée sur le principe de l’acceptation du risque et du coût des dommages probables. Elle doit indéniablement reposer le binôme « sécurité acceptable-coût économiquement acceptable ». Pour la mise en œuvre d’une stratégie de prévention fiable, l’étude de danger représente  la clé de voûte pour la réussite de la mise en place des barrières de protection à l’instant du déclenchement de la catastrophe.
Elle vise essentiellement à identifier et à évaluer les effets directs et indirects liés aux activités des installations étudiées. Cette étude de danger doit répondre aux lois et exigences réglementaires avec comme objectif final la réponse aux questions suivantes :
• Que peut-il arriver ? Quelle est la probabilité de survenance des dégâts ?
• Quelles sont les conséquences lorsqu’un événement indésirable se produit ?
• Le risque est-il acceptable et, le cas échéant, quelles sont les mesures nécessaires pour atteindre un niveau de risque acceptable ?
Dans ce cas précis, l’étude de danger est basée sur un processus en plusieurs phases :
1. Identification des risques sur le site.
2. Création de la liste d’accidents majeurs pouvant survenir sur le site.
3. Extraction des scénarios enveloppes d’accidents majeurs.
4. Étude approfondie de chaque scénario enveloppe déterminé :
4.1 Analyse probabiliste.
4.2 Analyse des conséquences.
4.3 Évaluation des risques associés au scénario.
4.4 Analyse de l’acceptabilité du risque associé au scénario.
Pour chaque risque industriel ou technologique, il faut une simulation grandeur nature qui permettrait la correction de chaque étape d’intervention au fur et à mesure de l’évolution de la catastrophe. En général, une bonne démarche de gestion des risques industriels doit suivre les quatre étapes dans l’ordre chronologique suivant :
- L’identification des risques.
- Le classement des risques par ordre de priorité.
- L’élaboration d’un plan de prévention des risques.
- Le suivi et actualisation.
Les risques industriels liés au transport des hydrocarbures par canalisation (oléoduc) ainsi que les établissements classés doivent faire l’objet en urgence des mesures ci-après :
- Recensement des zones à risque.
- Formation d’agents spécialisés dans les domaines de la prévention et de l’intervention.
- Acquisition d’équipements d’intervention.
- Contrôle périodique des établissements à risques.
- Multiplication des simulations et exercices d’intervention.
- Actions de sensibilisation des populations notamment celles situées au voisinage des installations industrielles dont la responsabilité incombe aux industriels.

Que faire dans la situation actuelle ?

1)  Procéder à un audit détaillé indépendant de la sécurité industrielle des installations pétrolières, gazières et électriques relevant de Sonatrach et Sonelgaz de Skikda, Arzew, Alger et Hassi Messaoud, Hassi R’mel, Tiguentourine. L’objectif de cette opération est de      vérifier les mesures de prévention et les barrières de protection au sein des unités de production et d’identifier les probables accidents majeurs spécifiques comme la boule de feu, VCE et feu flash et explosion interne, etc.
2) Délocaliser en urgence les centrales électriques du Hamma et de Bab Ezzouar ainsi que toutes les constructions érigées sur des gazoducs ou     sous des lignes de haute tension.                   
En conclusion, le risque majeur qu’il soit industriel ou technologique est très présent au nord comme au sud de notre pays. Au cours des catastrophes antérieures signalées dans cette contribution, l’Algérie n’a pas tiré les enseignements en matière de réponse et de recouvrement pendant la situation de crise. Malgré l’inertie de la puissance publique, l’engagement des experts indépendants et de la société civile a donné à la question de la réduction des risques catastrophes (RRC) une importance nationale depuis 2001.
Un meilleure politique de prévention et de protection des risques industriels doit s’articuler  autour des trois points importants : une volonté politique suffisante, le renforcement des capacités institutionnelles et scientifiques, l’adoption sectorielle précoce de la réduction des risques catastrophes et les partenariats régionaux et internationaux.
Néanmoins, il reste beaucoup à faire afin que l’Algérie réduise les vulnérabilités et construise une plus grande résilience face aux catastrophes industrielles et technologiques.
A. C.
Email : [email protected]

(*) Ing Et, CHEC-CHEM, Msc, PhD, DIC, Dr Et. Directeur de recherche (USTHB). Pr Associé (ENA). Dr du Cabinet GPDS (Génie Parasismique, Gestion des risques et catastrophes). Président Club des risques majeurs.

 

 

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder