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Rubrique Contribution

La mécanique du classement en monuments historiques

Par le Dr Mourad Betrouni
Dans sa livraison du mardi 8 janvier 2019, le quotidien Le soir d’Algérie  a publié, en page 10, un papier qui fait état de la  «classification de près de 1000 monuments à travers le territoire national». Ce papier a attiré notre attention par l’usage du terme «classification»,       plusieurs fois réitéré,  à l’endroit des monuments historiques. Je crois deviner qu’il renvoie à une traduction de l’arabe du terme «taçnif», de «çannafa», qui couvre en même temps les deux sens, celui de classer et de classifier. 
Dans l’absolu, la nuance entre les deux termes peut paraître anodine et sans grande incidence, mais dans l’usage juridique, elle peut être porteuse de confusions lourdes de sens. C’est de cet aspect que je voudrais discuter, ici, dans une perspective constructive de précision et d’approfondissement, aujourd’hui, tout particulièrement, où l’Algérie doit être renforcée dans ses outils et mécanismes juridiques, dans les champs de la culture et du patrimoine culturel, pour affronter un contexte mondialisé complexe et négocier, en position de force, ses engagements nationaux et internationaux.
Je voudrais souligner, en préambule à ce sujet et à titre d’information, que la terminologie employée dans la loi n°98-04 du 15 juin 1998, portant protection du patrimoine culturel, est tirée directement du corpus juridique de droit français, dans sa forme et son contenu, ses cadres de référence, ses catégories de pensée, ses concepts et notions. Les expressions «monument historique», «classement», «ouverture d’instance de classement», «inventaire supplémentaire», «inventaire général des biens culturels», qui constituent l’armature juridique de la protection du patrimoine culturel, sont reprises en leur état dans le dispositif juridique national. 
La version officielle, en arabe, de la loi n°98-04, n’est qu’une traduction en arabe de ce dispositif. C’est à ce niveau de la translation du français vers l’arabe, que se situe la pierre d’achoppement et  s’observe l’équivoque et l’ambiguïté, entre le «classement», qui est une notion fixée par le droit français, et la «classification», qui en est une traduction mécanique, en la langue arabe.
Un petit historique de la notion de «classement» dans le système juridique français est nécessaire pour comprendre sa portée et ses incidences multiples, une fois étendue à l’Algérie. Il faut remonter à l’année 1887, dans un contexte politique spécifiquement français, qu’il serait long de développer ici, pour retrouver le mot «classement», dans la première loi française sur les monuments historiques (loi du 30 mars 1887). Ce terme a été introduit et consacré dans le lexique juridique français, comme mécanisme spécifique de protection des biens culturels mobiliers et immobiliers. 
Il s’agit d’une sorte de limitation «déguisée» de la propriété de certains biens culturels. Une quinzaine d’années après la promulgation de cette première loi, notamment après la parution de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État et ses implications sur le patrimoine religieux, ce mécanisme de protection des biens culturels publics, devenu inopérant,  sera étendu au domaine privé, à travers la loi du 31 décembre 1913, qui introduisit une conception nouvelle du droit de propriété sur les monuments historiques.
Ainsi, les biens culturels meubles, immeubles par nature et immeubles par destination, dont «la conservation présente, au point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public», pouvaient faire l’objet d’un «classement», y compris contre l’accord de leur propriétaire. L’intérêt public de la conservation se plaçant, désormais, au-dessus de la propriété qu’elle soit publique ou privée. La loi de 1913 va conférer à l’Etat le pouvoir de se substituer au propriétaire pour procéder d’office à des travaux de restauration. C’est dans cette loi que le monument au sens strict et l’objet mobilier sont rassemblés sous le même vocable de «monuments historiques». C’est également dans ce cadre que sera institué le mode de protection par «inscription à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques» appelé aujourd’hui  «inscription au titre des monuments historiques», pour les meubles et immeubles présentant un intérêt à l'échelle régionale. 
En 1930, une nouvelle loi — qui se substitue à la loi de 1906 sur la protection des sites et des monuments naturels de caractère artistique — harmonise et uniformise  les procédures de classement des monuments bâtis et des sites et espaces naturels, en créant la catégorie de «site classé» et de «site inscrit». Enfin, en 1943, une nouvelle loi modifiera la loi de 1913, en introduisant la notion de champ de visibilité sur les 500 m autour du monument classé, consacrant l’idée de l’impression que procurent ses abords. 
Ce dispositif de protection constituait une réponse aux destructions symboliques et aux pillages (vandalisme). Une initiative de conservation qui  remonte à 1790, date d’invention de la notion «monument historique», un mécanisme juridique de protection des biens de l’ancien régime «les monuments qui symbolisaient les âges de la barbarie», contre la destruction et le vandalisme. Ces biens, considérés, alors, comme des butins de guerre, étaient érigés en monuments historiques : une forme de nationalisation déguisée de biens privés. C’est dans le sillage du nouveau concept «patrimoine national», invention de la révolution de 1789, que fut érigé ce dispositif du classement. Il est la résultante d’un véritable paradoxe historique, celui de «la conservation révolutionnaire des œuvres de l’ancien régime», qui va légitimer des réactions de nature contre-révolutionnaire. Le propre de la violence révolutionnaire, d’essence populaire, étant de détruire tout ce qui symbolise l’ordre préétabli, alors que l’appel à la protection et la sauvegarde des symboles de l’ordre ancien, sous le sceau des «monuments historiques», procède d’un véritable aveu de la puissante  bourgeoisie industrielle et commerciale, de l’instrumentalisation d’un «mécontentement populaire», pour se débarrasser de l’absolutisme royal et des pouvoirs exorbitants du clergé. Un élan contre-révolutionnaire, dissimulé sous le voile d’un romantisme prégnant, porté par d’illustres et emblématiques hommes de lettres et non moins politiques, tels Victor Hugo et Châteaubriant, condamnant les actes de destruction iconoclaste sous le slogan de la lutte contre le «vandalisme», terme créé expressément par l’Abbé Grégoire pour désigner le phénomène de destruction et en même temps ceux qui en sont responsables. 
Toute cette historiographie des monuments historiques français est consignée, aujourd’hui, dans le titre II du livre VI du code du patrimoine. Les notions et concepts de protection, de conservation, de restauration et de valorisation procèdent d’un processus historique cohérent dont la source de justification et de légitimation est la révolution française de 1789.
Avant 1962, l’Algérie, considérée, alors, comme département français, s’inscrivait dans la «cohérence» de ce processus historique, et cela dès la loi de 1887 qui stipulait, dans son article 16 (chapitre IV) sur les dispositions spéciales à l'Algérie et aux pays de protectorat, que  «dans cette partie de la France, la propriété des objets d'art ou d'archéologie, édifices, mosaïques, bas-reliefs, statues, médailles, vases, colonnes, inscriptions qui pourraient exister, sur et dans le sol des immeubles appartenant à l'État ou concédés par lui à des établissements publics ou à des particuliers, sur et dans les terrains militaires, est réservée à l'État».  Dans la loi de 1913, l’alinéa premier (chapitre VI) relatif aux dispositions diverses,  disposait : «l’article 36 de la présente loi pourra être étendue à l’Algérie et aux colonies par des règlements d’administration publique, qui détermineront dans quelles conditions et suivant quelles modalités elle y sera applicable.»  
Le second alinéa du même article précisait, cependant, que «jusqu’à la promulgation du règlement concernant l’Algérie, l’article 16 de la loi du 30 mars 1887 restera applicable à ce territoire». L’article 17 de la même loi disposait : «Les mêmes mesures seront étendues à tous les pays  placés sous le protectorat de la France et dans lesquels il n’existe pas déjà une législation spéciale.» 
En 1962, la première Assemblée constituante de l’Algérie indépendante, par souci de sécurité juridique, a entériné la continuité de ce processus historique, en reprenant le dispositif juridique français, en l’état, à la faveur de la loi portant reconduction de la législation  française en vigueur au 31 décembre 1962 : «Les circonstances n’ont pas encore permis de doter le pays d’une législation conforme à ses besoins et à ses aspirations. Mais il n’est pas possible de laisser le pays sans loi... C’est pourquoi, il y a lieu de reconduire la législation en vigueur au 31 décembre 1962, sauf dans ses dispositions contraires à la souveraineté nationale algérienne jusqu’à ce que l’Assemblée nationale puisse donner au pays une législation nouvelle (exposé des motifs). 
Cette loi a repris un système juridique de droit français, ne maintenant, dans la sphère des droits musulman et coutumier, que les aspects relevant du statut personnel, des successions, des donations et des biens wakfs. La culture et le  patrimoine culturel qui, par définition, sont  directement liés aux traditions, coutumes et mœurs algériennes  continueront à puiser leurs  catégories de définition dans le corpus juridique du droit français, sur lequel vont être construites les nouvelles structures d’administration et adaptées celles héritées de la colonisation.  
En 1967, une loi nationale est promulguée sous la forme d’une ordonnance, relative aux monuments et sites historiques et aux fouilles archéologiques. Elle reprend l’essentiel de l’ancrage juridique colonial relatif aux monuments historiques. Son article 23 reconduit, en l’état, la liste de classement de l’Algérie coloniale, sans examen rétrospectif pour un arrimage à un  nouveau processus de patrimonialisation national, nécessairement en rupture avec l’ordre colonial préétabli. 
En 1998, les outils et mécanismes de protection des monuments et sites historiques, contenus dans la  loi n°98-04, du 15 juin 1998, portant protection du patrimoine culturel, ne sont qu’une reconduction mécanique de ceux prévus par la législation française, par laquelle l’Etat impose aux propriétaires détenteurs ou occupants d’un bien culturel, dont la protection présente un «intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’archéologie, des sciences, de l’ethnographie, de l’anthropologie, de l’art ou de la culture» des servitudes et des obligations, en grevant l’utilisation ou la disposition. 
Le  «classement au titre des monuments historiques» et non le «classement des monuments historiques», s’inscrit dans ce contexture historique de l’héritage colonial. Il n’y a pas, jusque-là, de rupture avec cette  signification du «classement» et  le mot «classification» est inadapté et inadéquat.
La difficulté et les antagonismes, à propos de ce terme «classement»,  ne se limitent pas à la seule sphère juridique du patrimoine culturel mais s’étendent à quelques autres domaines. Je citerais, d’abord, la loi n°90-30 du 1er décembre 1990 portant loi domaniale qui, dans son article 31, dispose : «Le classement est l’acte de l’autorité compétente qui confère à un bien meuble ou immeuble le caractère de domanialité publique artificielle.
Le déclassement est l’acte qui lui enlève le caractère de domanialité publique et le fait tomber dans le domaine privé». Il y a lieu de distinguer, ici, le «classement» comme acte d’incorporation dans le domaine public (loi n°90-30) et le «classement» au titre des monuments historiques (loi n°98-04), comme mécanisme de protection. 
Une confusion et un  anachronisme sont entretenus entre les deux notions. Il faut souligner, ici, que la procédure du «déclassement» n’a pas été prévue par la loi n°98-04, un non-sens juridique. La loi domaniale ne pourrait ainsi déclasser un monument ou un site historique qui aurait perdu ses valeurs et ses caractéristiques où qui aurait simplement disparu.
L’autre cas de figure significatif est celui de la loi du moudjahid et du chahid  qui, en 1991, au vu de la loi  n°91-16 du 14 septembre 1991 relative au moudjahid et au chahid, avait, pertinemment, usé du terme «classification», pour éviter la confusion avec  «classement», en l’envisageant dans le sens de la reconnaissance, de la glorification  et de l’apologie des personnes, des lieux et des évènements historiques.
L’article 41 de cette loi disposait : «L’Etat œuvre à la protection et à la classification des monuments de la guerre de libération et de ses symboles, ainsi qu’à leur préservation de toute déformation, dégradation ou destruction comme il veille à leur entretien.» 
La loi n° 99-07 du 5 avril 1999 relative au moudjahid et au chahid se délestera de la notion de classification pour s’investir dans une perspective de protection plus large. Son article 55 dispose : «L’Etat veille à la protection et à la surveillance du patrimoine, symboles, hauts faits et stèles de la révolution de Libération nationale ainsi qu’à leur préservation de toute déformation, dégradation ou destruction. L’institution compétente concernée par la gestion du patrimoine historique et culturel «est chargée de procéder à l’inventaire et au reclassement de ce patrimoine.» Le terme reclassement est, ici, ambigu d’un point de vue juridique. Les limites de ce sujet ne nous permettent pas de nous étendre sur le contenu et la portée des notions de classement  appliquées aux espaces naturels (parcs nationaux, réserves naturelles…), qui procèdent de la même configuration.
 Ce qui pose, aujourd’hui, problème, devant ces incohérences et anachronismes, ce ne sont pas tant les textes de loi, mais surtout et avant tout l’absence d’un corpus juridique, d’un glossaire  d’harmonisation et d’uniformisation terminologique, qui préside à la formulation de ces lois. 
Il y a lieu de retenir que le «classement au titre des monuments historiques» n’est pas un inventaire ou une énumération ; il est une mesure de protection, qui agit sur les servitudes et les obligations, pour préserver des valeurs d’intégrité et d’authenticité d’un bien culturel. Cette mesure ne s’apprécie pas en chiffres, c'est-à-dire en nombre d’opérations de classement — ceci est le rôle de la liste d’inventaire —, elle s’évalue, par contre, en surface et en volume, en parcelles et en portions de territoire, soumis à des exigences et contraintes de conservation, pour en assurer la transmission aux générations futures. 
Cette labellisation «au titre des monuments historiques» a un coût pour l’Etat,  qui doit estimer le manque à gagner, dans une logique d’investissement économique et apporter des solutions pour un retour d’investissement. 
A titre d’exemple et selon la base de données Mérimée, en 2012, la France comptait 44 318 monuments historiques immobiliers classés. Devant ces chiffres «astronomiques», nos 1 000 monuments historiques classés paraissent dérisoires et insignifiants. Mais en termes de proportion, de volume et de localisation, le tableau est complètement inversé. Les Français classent des attributs artistiques et architecturaux, en ciblant la valeur patrimoniale qu’ils dégagent, pour y appliquer les servitudes et les obligations nécessaires à  la conservation. En Algérie, nous classons des espaces et des édifices entiers, en y ajoutant des zones de protection, sans cibler précisément l’attribut ou les attributs qui ont présidé au classement.
Je pourrais même avancer, que nous sommes otages de la mécanique du «classement», qui n’est pratiquée, il faut le souligner, que par quelques pays, anciennes colonies françaises.  Ceux sous protectorat sont arrivés, plus ou moins, à s’y démarquer, comme la Tunisie et un peu le Maroc. Aucun pays européen, ni américain ou asiatique n’a adopté le «classement»  comme système de protection. Y compris  la France elle-même, dans la nouvelle configuration européenne, est en phase de revoir son  système, devenu obsolète.
Dans la convention de l’Unesco sur la protection du patrimoine mondial culturel et naturel de 1972, les notions de  «classement», de «monuments historiques» et d’«inscription à l'inventaire supplémentaire des monuments historiques», qui constituent l’ossature du système de protection français, n’y figurent pas. Les biens culturels ou naturels, éligibles au patrimoine mondial, ne sont pas «classés», mais «inscrits» sur la «liste» du patrimoine mondial,  au titre d’une déclaration de valeur universelle exceptionnelle (VUE). Dire d’un bien, qu’il est «classé» patrimoine mondial est une hérésie juridique. De la même manière, dire d’un bien culturel ou naturel du patrimoine mondial, qu’il est  «monument historique» du patrimoine mondial est une autre incongruité. 
 Pour bien illustrer le sujet, prenons le cas de figure de la Tunisie qui, en 1994,  a adopté un code du patrimoine (loi n°94-35 du 24 février 1994 relative au code du patrimoine archéologique et des arts traditionnels), pour s’émanciper  du système de protection par classement. Elle reprend à son compte, en l’article 4, la notion de «monument historique» en lui donnant son propre contenu : «Sont considérés  ‘’monuments historiques’’  les biens immeubles construits ou non, privés ou relevant du domaine public, dont la protection et la conservation présentent du point de vue de l’art ou de la tradition  une valeur nationale ou universelle.» 
Pour échapper à la mécanique du « classement », ce  code a prévu deux systèmes de protection, le premier est appelé «arrêté de protection» des monuments historiques (art. 26) et le second «arrêté de classement». Dans ce deuxième système, la portée est restrictive, le classement n’est déclaré que «lorsque le monument historique, immeuble construit ou non, public ou privé, est en état de péril ou lorsque son occupation ou son utilisation sont incompatibles avec sa protection» (art. 25). 
En l’espace de 3 articles (4, 25 et 26), le code tunisien du patrimoine s’est construit les espaces (juridiques) nécessaires, pour sortir de la contrainte, essentiellement financière, du classement et du poids symbolique des monuments historiques. Aux termes de cette contribution sur l’équation «classement/classification», qui a été beaucoup plus une opportunité pour ouvrir un débat d’importance, qu’une mise au point, il y a lieu d’appeler à un investissement fort, en ce moment précis, où l’Algérie est en quête d’un nouveau modèle de gouvernance et d’une diversification de son économie, dans ce champ du patrimoine culturel, dans la perspective d’une refonte du dispositif législatif, en se donnant les  moyens  pour créer les  catégories de définition  idoines, qui soient en phase avec les attentes de notre société  en matière de demande  d’histoire, de mémoire et d’identité. 
Le patrimoine culturel ne saurait être un sujet idéologique, il ne nous appartient pas, nous n’en sommes que les dépositaires de sa sauvegarde pour les générations futures. Il constitue notre fierté.
M. B.

 

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