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Ne laissons pas le Makhzen terroriser le Rif

Par Ramdane Hakem
Le verdict prononcé la nuit du mardi 26 juin 2018 par la chambre criminelle de la Cour d’appel de Casablanca contre les animateurs du Hirak, mouvement populaire pacifique de la jeunesse rifaine (2016-2017) appelle notre indignation. Au total, 798 manifestants, dont 502 détenus, ont fait l'objet de poursuites judiciaires. Des dizaines de protestataires, souvent mineurs, sont condamnés par une justice expéditive dès 2017. 
Cinquante-trois animateurs de la contestation, transférés à Casablanca pour être déférés devant la chambre criminelle de la Cour d'appel, ont finalement écopé de peines iniques. Les sentences furent prononcées en l'absence des accusés, lesquels avaient choisi de boycotter l'audience considérée par eux comme une parodie de justice. La cour a, en effet, révélé son manque d'indépendance par des décisions hautement significatives. 
Elle a refusé d'auditionner les témoins à décharge innocentant les détenus, elle a refusé de prendre en compte le rapport de la Commission nationale des droits de l’homme attestant du recours généralisé à la torture, elle a rejeté la requête des avocats de la défense demandant une expertise médicale pour trancher sur les allégations de torture. 
20 ans de prison à l’encontre de Nasser Zefzafi et 3 de ses camarades, ceux-là mêmes dont l'attachement constant au caractère pacifique du mouvement a évité les dérapages meurtriers souhaités par les ennemis du Rif. 10 à 15 ans de prison pour dix autres de leurs camarades et enfin 2 à 3 ans de prison pour les autres détenus dont beaucoup sont mineurs. 
Pour protester contre l’injustice qui les frappe, les prisonniers du Rif ont entamé une grève de la faim, et l’un d’entre-eux, Rabii El Ablaq, est transféré à l’hôpital dans un état préoccupant.
On ne  peut expliquer la brutalité de ce jugement par la nature intrinsèque du mouvement Hirak. Le soulèvement de la jeunesse du Rif a résulté de privations et brimades qu’elle ne cesse d’endurer depuis longtemps. La goutte qui fit déborder le vase fut la mort, l’assassinat abominable de Mohcine Fikhri le 28 octobre 2016. Ce vendeur de poisson de 31 ans a été broyé dans une benne à ordures alors qu’il tentait de récupérer sa marchandise confisquée par des officiels du Makhzen. 
Un mouvement spontané d’indignation, le Hirak, en a résulté, principalement sous forme de démonstrations de rue, contre l’injustice et pour une vie meilleure. Au printemps 2017, l'Etat marocain projeta dans la région des milliers de militaires et policiers, parvenant ainsi à briser les manifestations et à en interpeller les  animateurs.
Les revendications du Hirak sont des plus élémentaires : le droit à la scolarisation, à la santé, au travail et à un minimum de dignité. Il n’y a ni demande de changement de régime, ni d’indépendance pour le Rif, ni même de changement du mode de représentation politique de la région. 
Au plan de la forme, le Hirak  a, depuis son apparition, proclamé son refus catégorique de toute forme de violence, les décisions sont prises de manière collégiale lors de réunions publiques et dans la transparence la plus totale. Il s’inscrit hors des chapelles politiques traditionnelles, mais reconnaît à tout militant le droit de participer à titre individuel à la lutte commune. 
En fait, les sentences prononcées par la Cour d’appel de Casablanca renvoient à des faits sociaux plus profonds, ancrés dans l’histoire tumultueuse du rapport entre le Rif et le pouvoir central marocain.
Il nous faut remonter aux débuts du XXe siècle, pour éclairer la terrible injustice qui frappe aujourd’hui les enfants du Rif. L’Afrique du Nord était alors sous domination coloniale. La France avait pris le contrôle du Maroc central, région la plus fertile du pays, auquel elle imposa un protectorat à partir de 1912. 
Le Rif et le Sahara occidental étaient des colonies espagnoles. Ce fut contre la domination espagnole que les tribus du Rif se soulevèrent en 1919 sous la direction d'Abdelkrim El Khattabi et parvinrent par une guerre sanglante à libérer une grande partie de cette région montagneuse de la Méditerranée. 
En 1922, Abdelkrim proclama la naissance de la République du Rif. Ce fut le coup de boutoir annonciateur de l’effondrement du système colonial en Afrique.
Craignant que la révolte populaire ne contamine ses propres conquêtes, la France coloniale entra alors, aux côtés de l’Espagne, en guerre contre El-Khattabi. Plus d'un demi-million de soldats des deux pays attaquèrent les villes et les villages du Rif, détruisant tout sur leur passage. La région garde jusqu'à aujourd'hui les séquelles des maux engendrés par le recours massif aux armes chimiques (gaz moutarde) par les armées française et espagnole. 
Le maréchal Pétain, commandant des forces françaises d’intervention, et le général Franco, chef des armées espagnoles au Maroc, scellèrent leur alliance dans le sang de dizaines de milliers de Rifains, en abattant la République d’Abdelkrim. 
Le journal l’Humanité, porte-voix  des communistes, solidaire avec la République du Rif, publia le 16 octobre 1925 une déclaration «aux soldats et marins» proclamant : «On vous envoie mourir au Maroc pour permettre à des banquiers de mettre la main sur les riches gisements de la République du Rif, pour engraisser une poignée de capitalistes (…). Vous ne serez pas les valets de la banque (…). Fraternisez avec les Rifains. Arrêtez la guerre du Maroc.» En 1926, la République du Rif fut vaincue. Abdelkrim fut relégué à Madagascar, mais cette épopée demeura, pour des générations de militants dans toute l'Afrique du Nord, la référence en matière d’engagement sur le chemin de la dignité et de l’indépendance.
Le Rif renoua avec le combat de masse à compter du soulèvement algérien, le 1er novembre 1954. Le FLN historique, il faut le rappeler, avait inscrit  la lutte de Libération nationale dans un cadre nord-africain. Les patriotes marocains les plus radicaux, sous la direction de Abbas Lamsaadi, fondèrent l’«Armée de libération» qui engagea dans le Rif des actions militaires contre les forces d’occupation le 2 octobre 1955. Mais Abbas Lamsaadi est assassiné le 28 juin 1956, et surtout, la France engagea des négociations avec les politiciens «modérés» qui débouchèrent sur le retour d’exil du roi Mohammed V et la levée du protectorat imposé au pays. Ainsi naquit le nouvel État monarchique marocain. Mais le Rif, encore sous domination espagnole, se devait de continuer la lutte pour l’indépendance. 
Le 11 novembre 1958, Mohamed Sellam Ameziane, Abdel Sadaq Khattabi et Rachid El-Khattabi (le fils d’Abdelkrim), tous originaires du Rif, présentèrent un programme en 18 points au roi ; ils demandaient le départ des troupes étrangères, le retour d'Abdelkrim, la création d'emplois, l’allégement du poids des impôts, une représentation politique du Rif. 
Un soulèvement populaire eut lieu à l’occasion du second enterrement de Abbas Lamsaadi et de ses camarades ; il fut réprimé avec une sauvagerie inouïe par le duo Hassan 2-Mohamed Oufkir. 
Certaines sources parlent de 3 000 morts, d’autre de plus de 8 000 morts et le Rif, depuis, sera soumis à un régime militaire dont il n’est pas encore sorti aujourd’hui. Domptée par la terreur, la région demeura marginalisée, sa population,  regardée avec méfiance par le Makhzen, est comme traitée à part. Elle fut livrée durablement à une paupérisation l’obligeant à émigrer massivement vers l’Europe, sinon encouragée à vivre d’expédients comme la culture et le trafic de haschich. Le taux de chômage au Rif dépasse les 20%.
Pourtant, malgré le dénuement et les brimades permanentes, le Rif a gardé sa fierté et va renouer avec la contestation populaire quelques décennies plus tard. En effet, au début de la décennie 1980, le gouvernement marocain mit en œuvre avec zèle les directives d’ajustement structurel préconisées par le FMI et la Banque mondiale. Rapidement, le coût de la vie devint insupportable pour les masses populaires marginalisées et précarisées. Les Rifains se soulevèrent à partir du 19 janvier 1984 dans ce qui sera appelé les émeutes du pain. 
La protestation naquit à Hoceima, quand les élèves manifestèrent dans la rue contre l’augmentation des frais de scolarisation. Elle s’étendit rapidement à Nador et embrasa tout le Rif, indigné par les mesures d’austérité et la violence de la répression à Hoceima. La répression fut encore une fois des plus féroces. On retiendra la photo publiée par El Telegrama de Mellilia montrant un hélicoptère tirant sur des manifestants dans la rue. 
La mémoire collective a également gardé les mots durs de Hassan II, roi du Maroc, traitant les Rifains de contrebandiers et d’Apaches. Les plaies sont encore ouvertes : l’instance «Equité et réconciliation», mise en place par Mohammed VI, le nouveau roi, a découvert en 2008 un charnier à l’intérieur d’une caserne de la Protection civile et récupéré 16 corps qu’elle a déclarés comme étant ceux de victimes des événements de 1984.
Ainsi, le jugement prononcé par la cour criminelle de Casablanca ne peut être justifié par de quelconques faits qu’il serait légitime de reprocher aux animateurs du Hirak. Mais il est porteur de sens  : les 52 prisonniers du Rif ont une fonction de boucs émissaires dans le système de domination monarchique. La finalité des verdicts est d’entretenir la peur au Rif, et plus généralement au sein de la population marocaine. Il s’agit là d’une tradition ancrée dans la culture politique du Makhzen, cette institution politico-policière héritée du féodalisme. Elle considère que la monarchie ne peut dominer le Rif qu’en y installant la peur et la précarisation. 
Le milliardaire Aziz Akhannouch, ministre marocain de l’Agriculture et président du Rassemblement national des indépendants, vient de le reconnaître. Pour lui, le verdict prononcé à l’encontre des détenus du Rif est destiné à préserver l’autorité prépondérante de l’Etat (heibat eddawla), car s’il avait été plus clément il ouvrirait les portes à des  mouvements sociaux qui déstabiliseraient la monarchie (c.f. le site internet Eshkoun du 3 juillet 2018). 
Mais aujourd’hui, plus que jamais, le Rif et le Maroc ont besoin que s’exprime notre indignation devant ces pratiques d’un autre âge.
R. H

 

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