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Rubrique Culture

LA REDDITION DE L’HIVER DE KAMEL BENCHEIKH A la recherche de la fille aux cheveux déments

Il y a ici seize nouvelles en tout et qui sont autant de variations sur le temps qui passe, avec une mise en récit où la poésie de l’inflexion et les effets de l’étrangeté dopent l’imagination créatrice. Façon de dire qu’il ne faut jamais lésiner sur le printemps de sa jeunesse pour pouvoir regarder vers demain.
 

Dans La reddition de l’hiver, titre du dernier ouvrage de Kamel Bencheikh, les articulations temporelles et les juxtapositions d’images inventent la mémoire du commencement. Les mots entretiennent le désir inépuisable de vivre, même par effraction ou dans le délire onirique, l’essentiel étant de trouver l’angle mort, la faille où un réel échappe et aide à reconstruire sa vie entre souvenirs du passé, fragments du présent et un avenir incertain «sur les routes du vieil hiver». Comme si l’auteur s’était inspiré des haïkus japonais des cinq saisons, une tradition littéraire qui privilégie la saisie poétique dans l’instant d’un évènement personnel (que d’autres jugeraient insignifiant ou trop fantasmé. Mais quelle importance ?). Tout est dans le ressenti, a fortiori lorsqu’on est dans une sorte de survie désœuvrée à attendre on ne sait quoi. L’écriture, justement, offre la possibilité d’élargir les frontières du sens et de la raison, d’explorer le méconnu, d’être soi-même tout en sortant de soi pour connaître les autres, de revisiter son propre passé et l’Histoire elle-même. Oui, Kamel Bencheikh est souvent allé à rebours dans ces textes.
Remonter le temps, c’est rendre compte de la trace, de certaines traces, de ce qui est devenu invisible, de ce qui fait douter et questionner... Par exemple, «cette fille d’azur» (le titre de la deuxième nouvelle) et dont on se demande si elle a réellement existé : «Elle m’a emboîté le pas jusque dans la chambre. Les battements de mon cœur s’étaient assagis. La fille aux cheveux déments était là, chez moi, pour me donner cette allégresse que j’ai ratée il y a si longtemps. Ses pas résonnaient derrière moi. Je me suis retourné et me suis rendu compte que j’étais seul.» 
La jeune fille ne peut être qu’une allégorie de la poésie. Déjà, les premières phrases de cette nouvelle nous laissaient pressentir sa fin. Une chute qui n’est pas s’en rappeler ce que disait Paul Valéry à propos de la poésie, cette «religion sans espoir». La fin de la nouvelle résume d’ailleurs parfaitement le rapport à la poésie, à la phénoménologie du temps et à l’agencement de la mémoire chez l’auteur : «C’était encore une nuit comme toutes les autres, une nuit à repousser illusoirement la mort, à écrire des poèmes qui ne servent à rien, ni plus chaude ni plus froide que toutes les autres nuits que j’ai vécues depuis vingt ans, une nuit à coudre la traîne de l’ultime promise.»
Les traces du temps sont alors filtrées, brouillées par la distance critique et par le surplomb discursif. Le pâle petit jour des matins d’hiver, lorsqu’il passait à travers les interstices du rideau de la «chambre suspendue», à Paris «sur les hauteurs de Belleville», venait rappeler au narrateur qu’il fallait continuer à peupler sa solitude. Le rocher de Sisyphe pour qui attend la capitulation de l’hiver. Aussi bien, le plus important est de rendre l’imagination et le hasard les principaux acteurs de la pièce qui se joue sur le théâtre des choses humaines. Pour l’écrivain, il s’agit tout simplement de dire sa contemporanéité et son imaginaire du temps, que ce soit à travers les souvenirs du passé, les variations sur le présent ou les images incohérentes et métaphoriques du futur. Les mouvements de son âme sans repos s’expriment dans la cœxistence — paradoxale en apparence — de ces images d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
L’analepse, autrement dit le retour en arrière, et la prolepse, c’est-à-dire l’anticipation peuvent parfois être couplées à d’autres techniques littéraires telles que le récit enchâssé, la fausse nouvelle fantastique... Souvent, le narrateur fait alterner des fragments de vie et des fragments de rêves inachevés, des histoires courtes avec deux niveaux de fiction. Les nouvelles ainsi élaborées sont complexes et servies par une écriture somptueuse et toute en sensibilité. Dans sa tentative de saisir l’être du temps, de créer des failles par où un réel (y compris un réel rêvé) échappe à la volatilité et à l’inexorabilité du temps, dans ces récits gigognes qui agencent la mémoire et l’espérance, le nouvelliste peut évidemment dérouter le lecteur et chambouler sa vision du monde. Mais la poésie et l’humanité palpitent à chaque phrase et le lecteur a l’impression d’être agréablement «baladé» dans le labyrinthe des sentiments, des sensations, des représentations et des images. Le mouvement itératif de l’écriture communique le désir inépuisable de vivre, le désir inné de ne jamais se placer à contre-jour, ni de tourner le dos à la lumière.
Le passage à la cinquième saison, à tout moment et en tout lieu, le jour comme la nuit, devient alors un enchantement. Oui, «L’enchantement !» (c’est le titre de la nouvelle qui ouvre le recueil) qui questionne l’ordre des saisons, du cycle de la vie, du monde et qui privilégie une approche herméneutique de l’ontologie même. Polysémie, poésie des mots, interprétation hardie des symboles, des conventions, des idées reçues sur le temps, la mémoire, la vie et la mort, le passé et le présent : c’est à une véritable explosion du sens que nous convie Kamel Bencheikh dans cette quête de vérité bien mise sur la table par le poète et libre-penseur à partir de ce texte, «L’enchantement». Il écrit dans cette nouvelle dédiée à l’imagination féconde et à l’éternelle jeunesse créative : «(...) Un jour, au détour d’un ultime rayon de soleil qui lézarde longtemps dans nos prunelles après que le soleil ait disparu, alors que la nuit s’est laissée piéger dans le magma du sommeil, voilà que la joie s’installe en nous sans nous y attendre. Il se pourrait que ce soit l’arrivée tant espérée de cette joie qui nous a aveuglés lorsque l’enchantement nous a été offert. Parce que l’espoir est en chaque personne, en tout être ouvert à la découverte, en les chenapans homériques comme en les apatrides ballottés de port en barque...» 
La joie qui émerge de la brume élégiaque, celle qui rend merveilleusement triste et gai car née de la «remembrance du souvenir». Le souvenir de «cette jeune femme aux cheveux délurés qui s’est présentée à ton exaltation, et tu t’es permis de la congédier comme on écarte une mouche un matin de canicule».
Le narrateur n’avait pas vu la joie (la jeune fille du Nord) lorsqu’elle s’était présentée devant lui, il y a vingt ans. Aujourd’hui, dans son délire onirique, se peut-il qu’il trouve la moindre consolation ? La fin de «l’enchantement» (la chute) fait replonger le narrateur dans un spleen vertigineux : «Tes mains sont accrochées au volant. La voix onctueuse de Billie Holiday se fait enjôleuse. Tu as chaud sous ta simple chemise. Tu es en nage alors qu’il fait si froid dehors. Tu devines que les gouttes qui perlent sur ton front et sur ta nuque n’ont aucune relation avec la température qu’il fait. C’est qu’il y a autre chose : la percussion tourmentée d’une mélopée perdue qui allume ce chauffage dans ton corps — et cette aliénation sans aucun antidote.»
Des dépouilles de rêves ensemencent les débris de vie. Tous ces fragments éclatés rappellent pourtant que la mort fait vire. Pour l’éternité. «Le présent est un éclair au milieu des ténèbres, c’est la minute qui n’était pas encore et qui déjà n’est plus ; le passé et l’avenir, c’est la nuit d’hier, la nuit d’aujourd’hui, et ces deux nuits sont éternelles», disait Cécile Fée dans Les maximes et pensées (1832). Des rêves, il en faut toujours. Pour une seconde vie, celle qui fait se réaliser les plaisirs imaginés, les désirs impulsifs et les rendez-vous ratés avec la «petite tentatrice».
Une quête de vérité sur soi-même ? La quête herméneutique de Kamel Bencheikh l’entraîne à taquiner sans cesse le sens des choses avec, à chaque instant, le nécessaire et salutaire retour aux sources. Le lecteur exigeant et cultivé peut dès lors respirer par tous ses pores, il apprend à ressentir ce qui est devenu invisible aux yeux de tous. Emporté loin des conventions, son imagination définitivement réveillée lui ouvre la porte de secours par où échapper à la vieillesse mentale.
Le lecteur saura goûter l’inexprimable bonheur de ces nouvelles «poétiques» d’une très grande concision, à la structure et aux techniques narratives variées, fortes, qui ne racontent pas tout et qui préfèrent passer sous silence les choses importantes qu’on saura deviner tout seul. Arrivé à la treizième nouvelle («Lettre à Ilyana et à Alyna», que l’écrivain adresse à ses petites-filles), le lecteur comprend beaucoup mieux le sens de la démarche de Kamel Bencheikh et il découvre l’une des sources qui l’ont inspiré.
Ce ne sont peut-être pas les variations japonaises sur le temps (le haïku), mais bien plus le grand écrivain Léon Tolstoï. Lui a tout simplement pris le témoin des mains de cet auteur dont l’intelligence l’a marqué. Coïncidence heureuse, le grand écrivain russe «a commencé à écrire son journal aux trois quarts de sa vie, à peu près à mon âge, ou plus exactement, lorsqu’il avait atteint l’âge que j’ai maintenant. J’y ai découvert nombre de pensées exceptionnelles (...)». Parmi les pensées citées par Kamel Bencheikh, celle-ci : «Pour parvenir à la connaissance de soi et de sa relation à l’univers, l’homme n’a que la raison.»
La lecture des carnets de Tolstoï (1893 et 1904) lui fait alors écrire dans sa «lettre» :  «Tout ceci correspond parfaitement aujourd’hui à mes propres points de vue. J’essaierai donc de m’abandonner à mes propres souvenirs comme le conseille Léon Tolstoï. Sans observer d’ordre quelconque, en les laissant m’envahir dans la cohue et dans le désordre, comme bon leur semble, mais en n’oubliant pas que l’art ne peut souffrir le discernement du conscient ni du délibéré.
Désormais, je ne peux que laisser faire l’imagination et la sensibilité. Ainsi, mes chères petites-filles, si vous voulez bien, je vais vous raconter dans la confusion et l’anarchie, sans aucun ordre précis, simplement comme elle me reviendra à l’esprit, l’histoire d’un petit garçon né à Sétif, en Algérie, à la frimousse ronde et naïve, aux cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules, aux yeux étroits à l’asiatique, et vêtu comme une fillette d’une robe blanche à larges plis. (...) Puis ce petit garçon entra à l’école maternelle de Bouaroua et put porter un pantalon long. Et ainsi de suite». Les nouvelles et les «souvenirs pêle-mêle» qui forment le recueil sont de la création, autrement dit un combat contre l’ordre. Car seule la création dans le désordre peut éveiller des fantômes et débrider l’imagination. Contrairement aux nouvelles classiques, les histoires courtes contenues dans ce recueil semblent s’être structurées au fur et à mesure de leur écriture. Leur structure définitive est venue de surcroît. Cela rejoint les propos tenus par l’écrivain Philippe Djian, qui disait : «Je commence toujours sans savoir où je vais. Si je connaissais la chute à l’avance, je n’aurais plus envie d’écrire l’histoire.» L’univers imaginatif de Kamel Bencheikh donne souvent le vertige. Les instants les plus ordinaires, les plus précaires sont ici d’une profondeur saisissante. Bousculant notre conformisme, l’auteur de ces nouvelles explore surtout l’esprit. Le grand William Shakespeare n’est pas loin non plus : «Le temps est le maître absolu des hommes ; il est tout à la fois leur créateur et leur tombe, il leur donne ce qu’il lui plaît et non ce qu’ils demandent.» 
Hocine Tamou

Kamel Bencheikh, La reddition de l’hiver, éditions Frantz-Fanon, Tizi Ouzou 2019, 134 pages, 600 DA.

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