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Rubrique Culture

LA TERRE, L’ÉTOILE ET LE COUTEAU, ALGER LE 2 AOÛT 1936 DE CHRISTIAN PHÉLINE Enquête aux origines du mouvement national

Que s’est-il réellement passé à Alger, entre le stade municipal et la rue de la Lyre, dans la Basse-Casbah ? Dans La terre, l’étoile et le couteau, Alger le 2 août 1936, Christian Phéline ouvre une porte spatio-temporelle pour démêler des événements qui se sont déroulés il y a 85 ans. 

Tarek Hafid - Alger (Le Soir) - Effacé de la mémoire officielle, le 2 août 1936 reste pourtant une journée majeure qui a participé à façonner le roman national algérien.  Un siècle après la colonisation, Alger s’est transformée en arène politique où s’affrontent plusieurs tendances politiques sous la surveillance de la police et de l’administration. Le printemps 36 a été marqué par une trêve entre communistes, socialistes et réformistes musulmans qui a abouti à la tenue du  Congrès musulman algérien durant lequel a été adoptée une charte revendicative commune. Un texte présenté, ensuite, à Paris au gouvernement de coalition de Léon Blum. C’est dans ce contexte que Messali Hadj arrive avec sa famille à bord du Ville d’Alger, célèbre paquebot qui reliait les deux rives de la Méditerranée. Le dirigeant de l’Étoile nord-africaine, organisation politique qui n’a pas adhéré au Congrès musulman, est venu rafler la mise lors du rassemblement politique du stade municipal, actuel stade du 20-Août-1955. Au même moment, de l’autre côté de la ville, un homme est assassiné sous les arcades de la rue de la Lyre. Bendali Mahmoud, dit Kahoul, muphti d’Alger proche de l’administration coloniale, reçoit un coup de poignard boussaâdi au ventre. Qui a intérêt à imposer un mobile politique à ce crime ? Pourquoi l’administration tente-t-elle de compromettre deux figures du mouvement islahiste ? Auteur de plusieurs ouvrages sur l’Algérie, Christian Phéline lève le voile sur les événements de cette journée dans La terre, l’étoile et le couteau, Alger le 2 août 1936. L’auteur signe une passionnante enquête historique à travers laquelle il déconstruit des mythes sur la prestation de Messali Hadj au stade municipal tout en apportant des éléments nouveaux dans l’assassinat de l’imam Kahoul. Pour ce travail d’investigation, Christian Phéline s’est appuyé sur les archives de l’administration, de la police, les articles de presse et certains témoignages inédits. Fait exceptionnel, il a également eu accès aux écrits de Messali Hadj mis à sa disposition par sa fille, Djanina Messali-Benkelfat. 
Ce livre est aussi un voyage dans l’Alger des années 30. Christian Phéline y décrit les artères, les bâtisses, les métiers et les luttes sociales dans un espace urbain en pleine transformation. «Ici, en effet, les ateliers industriels employaient nombre de manœuvres indigènes qui parcouraient quotidiennement, souvent à pied, la distance les séparant de La Casbah, ou qui, transgressant les assignations raciales de l’urbanisme européen, avaient trouvé à s’installer dans les interstices et les abords de ce quartier populaire. Ils avaient d’abord été attirés par de nombreux ateliers et entrepôts d’outillage, briqueterie, quincailleries, tonnellerie, menuiserie, brasseries qui se mêlaient à l’habitat, l’arsenal et le dépôt des Tramways algériens (TA) qui bordaient le Champ-de-Manœuvres ou les ateliers du chemin de fer, l’usine électrique ou celle du gaz qui occupaient de vastes emprises le long du littoral.»  

CHRISTIAN PHÉLINE :
«L'Étoile nord-africaine avait mesuré l'enjeu du rassemblement du 2 août»


Entretien réalisé par Tarek Hafid

Tarek Hafid : Dans La terre, l'étoile, le couteau, qui est     un travail d'investigation historique, vous décryptez les principaux événements qui se sont produits le 2 août 1936 à Alger. Pourquoi le rassemblement du stade municipal, notamment l'intervention de Messali Hadj, que vous présentez comme un acte décisif, voire fondateur du processus indépendantiste, a été oublié ? 
Christian Phéline : Sans doute parce que cet épisode n'entrait pas facilement dans une légende officielle visant à légitimer le pouvoir en place depuis 1962 comme juste légataire de la lutte armée de l'après-1954 et qui privilégie comme antécédents les faits d'armes, tels ceux d'Abd-el-Kader, plutôt que des expériences de maturation politique, comme le fut 1936. S'y ajoute le malaise des héritiers tant du courant des Oulémas que du PCA devant la politique restant légitimiste à l'égard de l'État colonial dans laquelle restait inscrite la mobilisation revendicative du Congrès musulman dont ces deux forces furent parties prenantes. 
Un rappel de ce qui s'est vraiment joué le 2 août 1936 est de ce fait doublement embarrassant. D'abord parce qu'y apparaît tout un apprentissage de la vie politique pluraliste à travers les diverses organisations dont les masses algériennes s'étaient dotées dès les années 1930. 
Ensuite et surtout parce que le vrai coup d'envoi politique de cette lutte y a été donné par le dirigeant de l'Étoile nord-africaine et non pas par les Oulémas qui sont aujourd'hui plus volontiers crédités. 
Messali Hadj a-t-il détourné à son profit le rassemblement du stade municipal ?
 À la demande du petit noyau algérois des lecteurs d'El-Ouma, l'Étoile nord-africaine a en tout cas assez mesuré l'enjeu de ce rassemblement pour décider en dernière heure que Messali se rende à Alger. Il y a donc débarqué à l'aube du 2 août pour imposer, par surprise, sa prise de parole au meeting. Apportant son soutien public à l'ensemble des revendications partielles du Congrès dont il savait la force de mobilisation, il a centré son attaque sur la perspective de «rattachement à la France» dans laquelle les dirigeants de celui-ci s'inscrivaient toujours, en lui opposant celle d'un «Parlement algérien élu au suffrage universel». Sans que le mot d'indépendance ait été prononcé, chacun a pu comprendre cette perspective comme remettant l'avenir du pays à la décision du plus grand nombre. Le triomphe fait à l'orateur a sans doute tenu aussi à l'art avec lequel son invocation de cette terre algérienne qui n'était « pas à vendre » liait le providentialisme de l'islam maghrébin traditionnel et la symbolique moderne des mobilisations ouvrières dont nombre d'Algériens venaient de faire l'expérience.

Sa vie aurait pu basculer à cause de deux chéchias...
L'un des hasards curieux de cette matinée est en effet qu'avant de se rendre au stade, le dirigeant soit allé acheter deux chéchias (l'une pour lui, l'autre pour son fils âgé de six ans), rue de la Lyre, là où, peu après en cette même matinée, le muphti sera assassiné...
L'important, au-delà de cette coïncidence qui aurait pu être retenue contre lui, reste qu'il ait tenu à se présenter au public algérois ainsi coiffé et en présence de son fils et de sa compagne française, Émilie Busquant. Manière symbolique d'assumer à la fois le caractère inter-culturel de son couple, l'algérianité de sa lignée et que son combat politique pour la souveraineté algérienne s'entendait «sans distinction de race et de religion».

L'islam politique était déjà au centre d'enjeux importants à l'époque. L'essor de la dimension religieuse a-t-il été nourri par cette discrimination administrative imposée par le code de l'indigénat ? 
Le déni colonial de tous droits pour le plus grand nombre des Algériens mais aussi les tracasseries croissantes auxquelles se heurtaient la presse dite «indigène», l'enseignement de l'arabe ou la liberté de prédication dans les mosquées ont bien sûr poussé à ce que l'islam apparaisse comme un refuge contre l'oppression coloniale et un vecteur de réaffirmation identitaire. Les revendications culturelles des Oulémas ont fortement encouragé ce mouvement mais dans un cadre politique restant, au moins jusqu'en 1955, respectueux de la souveraineté française. 
C'est donc une invention que de faire porter l'origine politique du mouvement de Libération nationale aux Oulémas plutôt qu'à l'Étoile nord-africaine, voire d'invoquer une supposée continuité «badisso-novembriste» (du nom du cheikh Ben Badis, président fondateur des Oulémas de 1931 à 1940). 
Cette dernière formule est plutôt révélatrice de la connivence établie, dès 1962-1965, entre l'appareil militaire et le courant islamo-conservateur pour, en rupture avec les appels antérieurs à la séparation du culte et de l'État, plier ce dernier, l'éducation et tout un pan du droit (Constitution, codes de la nationalité, de la famille, pénal...) à une stricte conception arabo-musulmane de l'algérianité.  

Finalement, qui a profité politiquement de la mort du muphti Kahoul, dont le meurtre reste encore un mystère ? 
Principale figure du clergé officiel algérois, le muphti s'était signalé par un télégramme dénonçant la démarche du Congrès musulman. 
Au terme de longues investigations, j'en suis pourtant arrivé à la conviction que son meurtre ne fut pas, en lui-même, l'œuvre d'un complot organisé (qu'il émane de dirigeants du Congrès ou de l'administration coloniale),  mais l'acte solitaire d'un jeune militant. 
Si le gouvernement général a, dans un premier temps, exploité avec succès le crime contre l'unité du Congrès musulman (obtenant la rupture de son président, le Dr Bendjelloul) et pour pousser à l'abandon des prudentes promesses de réforme du Front populaire, l'affaire a fini par se retourner contre lui. Le procès, trois ans plus tard, des supposés instigateurs du meurtre — le cheikh El Okbi, responsable algérois des Oulémas, et le négociant Abbas Turqui — se conclura par leur acquittement en mettant au jour les procédés allant jusqu'à la torture par lesquels la Sûreté avait obtenu leur dénonciation. Quant aux supposés exécutants de ce crime sans commanditaire, ils seront condamnés au bagne sans plus de preuves... L'affaire illustre ainsi le caractère politique souvent contre-productif des attentats contre les personnes.

Vous avez réalisé cette enquête en vous référant aux archives, notamment aux rapports des services de sécurité de l'époque, «l'élément humain» a cependant été d'un apport important dans votre enquête, avec par exemple celui que vous nommez Chakib. Cette dimension a-t-elle été négligée par les historiens lorsqu'il s'agit de l'Algérie coloniale ? 
Non, je ne crois pas, la quête critique de témoignages ayant été, pour nombre d'entre eux, un matériau privilégié. Tous les acteurs directs de 1936 étant maintenant disparus, j'ai pour ma part été redevable à ceux, Omar Carlier notamment, qui, alors qu'il en était encore temps, ont réuni les souvenirs de nombreux premiers militants de l'Étoile nord-africaine ou du PPA. Tel Mohamed Mestoul, ce serrurier du quartier de la Lyre qui avait rencontré Messali à Paris et fut son premier contact à son arrivée à Alger. 
Mon retour sur le mystère criminel s'appuie aussi sur une confrontation serrée entre notamment les «révélations» de Mohamed Lebjaoui dans ses Vérités sur la révolution algérienne (1970), un document inédit émanant d'Abbas Turqui et les propos recueillis par divers interlocuteurs (dont ce Chakib que vous évoquez) auprès d'Amar Ouzegane, jeune dirigeant en 1936 du PCA. 
S'agissant des documents d'époque, la presse des différentes organisations militantes, les pièces restées jusque-là inédites de l'instruction criminelle et le courageux reportage quotidien fait par le jeune Albert Camus dans Alger Républicain ont aussi été des sources essentielles. 

Votre livre replonge le lecteur dans l'Alger de l'entre-deux-guerres. Est-ce qu'il était important de décrire les métiers, les activités et les espaces urbains ? 
Bien sûr, car la prise de conscience politique collective ne se réduit jamais aux jeux des appareils ou à l'affrontement des discours. Elle engage des individus dans la singularité de leurs conditions de travail et de vie, elle prend naissance dans l'expérience sociale des professions, la diversité des milieux et des habitats, elle passe par la conquête de l'usage des espaces publics, elle investit l'activité sportive ou culturelle, elle se poursuit dans de multiples lieux de sociabilité, de rencontre, de débats... Carlier l'a bien montré, il y a toute une sociologie et une géographie urbaines des premiers recrutements du PPA à la fois parmi de jeunes boutiquiers de La Casbah ou de Belcourt et de nombreux employés des tramways. Et, de La Casbah jusqu'au stade municipal de Belcourt, les grands grèves et défilés de 1936 de même que cette journée du 2 août déplacèrent des foules d'un bout à l'autre de la ville, selon des trajectoires que retrouveront d'ailleurs tant les grandes manifestations indépendantistes du 11 Décembre 1960 que les cortèges démocratiques des deux dernières années. 
T. H.

 

La terre, l’étoile et le couteau, Alger le 2 août 1936 de Christian Phéline, Chihab éditions.

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