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Rubrique Haltes Estivales

Dites Oui et nous serons heureux !

Le bonheur, le développement, la bouffe pour tous, la liberté, la prospérité, la justice, c’est pour bientôt ! Allez, encore un effort, un petit effort et vous y serez ! Un tout petit effort, c’est rien dans la vie d’une nation ! Soutenez-nous ! Votez pour nous ! Dites OUI ! Quelle belle chanson. Mais elle est tellement vieille qu’elle a perdu tout son éclat et ne devrait plus charmer que les nostalgiques ! Allez, mettez-vous en rangs serrés devant l’urne et dites OUI ! Dites-le haut et fort, sinon vous rendrez service aux ennemis du peuple : les éléments récalcitrants, les traîtres, les vendus aux puissances étrangères, les terroristes de la plume… Dites OUI pour nous permettre d’avancer sur la voie que nous avons choisie pour vous et qui est celle qui vous convient le mieux ; celle qui nous permettra enfin de rattraper le temps perdu…
Quand vous aurez l’indépendance, vous serez libres et heureux. Une fois indépendants, nous devions nous mettre pratiquement au garde-à-vous au passage de cette fameuse Police Militaire qui pouvait gifler n’importe qui et embarquer qui lui plaisait ! Il nous fallait d’autres promesses pour survivre dans un pays où, visiblement, l’indépendance ne donnait pas les mêmes chances à tout le monde ; quant à la liberté et à la justice, c’était un grand luxe… Les démagogues étaient déjà à l’œuvre : «nous allons débarrasser les gros bourgeois de leur graisse»… Vive Ben Bella ! Vive Ben Bella ! Nous courions dans tous les sens, le cœur rempli de belles images et les yeux tournés vers un avenir que l’on croyait meilleur ! Dites OUI et vous serez heureux ! Dites OUI à Ben Bella ! Mais ce gars fut très vite remplacé et nous devions dire OUI à son successeur – qui eut le mérite, malgré tout, de jeter les fondations de l’Algérie moderne. A sa mort, il fallait dire OUI à Chadli Bendjedid et à ses réformes, sa perestroïka à l’algérienne… OUI, OUI, OUI, nous y croyions encore ! OUI à la nouvelle Constitution. L’ancienne n’était pas bonne. L’ancienne n’est jamais bonne. Seule la nouvelle compte, seule la politique du moment est la meilleure. Demain, on verra. On pourra toujours dire qu’elle n’est plus utile, qu’elle est dépassée… Dites OUI à Boudiaf ! Avec plaisir ; celui-là, au moins, il n’a pas trempé dans les affaires louches. OUI, OUI, OUI, mais où est-il Boudiaf ? NON ? Il a été tué ? Tué, vous dites ? Mais par qui ? 
Ali Kafi n’a pas eu besoin de notre OUI ainsi que Zéroual première version. Mais il fallait nous arracher un OUI durant son mandat de 1995, avec la promesse de liquider le terrorisme islamiste. Promesse tenue et le brave gars des Aurès est rentré chez lui, la conscience bien tranquille… OUI à la nouvelle Constitution ! Encore une autre ! Celle d’avant n’est plus valable ! Ah oui ! Tant pis, pas de problème ! Nous vous signerons un chèque à blanc pour cent ans, rempli d’une tonne de «OUI» ! Un candidat du consensus pointe à l’horizon : OUI à Bouteflika ! L’ancienne politique était mauvaise ! Ah bon ! Il fallait le dire ! OUI, OUI, OUI à la réconciliation ! OUI au second mandat ! 
Mai 2005. Une femme, cadre d’une nouvelle organisation de masse du nouveau parti unique à trois têtes, parle à une salle archi-comble : «La réconciliation nationale est la solution à tous nos problèmes.» Applaudissements nourris. Le commentateur enchaîne sur une autre assemblée où d’autres chefs disent que nous serions dans la mouise si, par malheur, nous n’adoptions pas la démarche du pouvoir. Comme si nous avions le choix ; comme si, au prochain référendum, ils allaient subitement changer de méthode et se faire hara-kiri. D’ailleurs, le peuple aime tellement l’amnistie -il en parle tous les jours, à la maison, au café, au hammam– qu’il attend avec impatience le jour où il dira OUI, OUI, OUI, et encore OUI. Ce bon peuple n’a jamais dit NON ! Qui peut se vanter d’avoir un peuple comme ça ? Qui ? Jamais il n’a déçu ses dirigeants ! Jamais il n’a refusé ce qu’on lui offre ! D’ailleurs, vous remarquerez qu’il a dit OUI à une charte nationale qui installait le socialisme. Aujourd’hui, il dirait OUI à une autre qui fixerait à jamais les règles du capitalisme ! On lui aurait proposé un plan d’éradication du terrorisme sur une base du tout sécuritaire qu’il aurait dit OUI, OUI, OUI… Et il ne trouvera pas de contradiction à dire OUI, OUI, OUI à la fraternisation avec les égorgeurs ! 
Pour changer enfin et ne plus risquer de s’attirer les foudres des organisations non gouvernementales, des ligues des droits de l’Homme, des mouvements de défense des citoyens, etc., il faudrait inverser la question du prochain référendum et la poser comme suit : «Etes-vous d’accord pour que l’on n’applique pas l’amnistie générale aux terroristes qui ont voulu installer un émirat taliban en Algérie ?». Ce serait un moyen unique, révolutionnaire, génial d’avoir enfin un NON massif ! Un NON ? Vous imaginez la grandeur du moment où le ministre de l’Intérieur annoncera enfin, du haut de la tribune  du Centre international de presse : «Le NON a remporté le vote avec 92% des suffrages exprimés !» Pour la première fois, le peuple aura voté NON ! Coup de cœur des éditorialistes qui écriraient des commentaires dithyrambiques du style : «Ce NON franc et massif est un OUI tout aussi franc et massif à la politique de réconciliation nationale… »
Retour à l’écran télé : la femme, cadre d’une organisation de masse a laissé la place à un type qui s’agite dans tous les sens  pour dire finalement la même chose : pas d’avenir sans l’amnistie… N’en pouvant plus, je tente un zapping vers une chaîne étrangère, mais rien ne m’attire… Alors, j’éteins le téléviseur et me tourne vers le paysage irréel du coucher du soleil qui s’offre à mes yeux derrière la baie vitrée… 
Je crois entendre un discours surgi du fin fond de la mémoire. C’est celui d’un homme sincère qui a cru un jour installer un système qui lui survivrait. Cet homme ne trichait pas. Ce fils de paysan n’a pas trahi. Il est mort dans un CHU et avait quelques centaines de dinars dans son compte bancaire. Il habitait un F3… Sous le règne de Boumediene, l’Algérie a nationalisé les mines et les hydrocarbures, construit des universités là où il n’y avait rien, édifié des usines et des villages agricoles… Sous son règne, l’Algérie passait du stade de province coloniale déshéritée au statut envié de puissance régionale, respectée par tous. Ce n’était pas pour rien que l’on appelait notre pays «Le Japon de l’Afrique»… Aujourd’hui, il ne reste plus rien de ce grand dessein… Plus grave, pour la première fois, la date historique du 19 juin 1965 passera à la trappe. Cet acte refondateur de l’Etat-Nation - rectification historique d’un parcours qui allait jeter notre pays dans les affres de la guerre civile, point de départ d’une grande opération d’édification nationale et de redistribution de la richesse nationale et réajustement révolutionnaire d’une importance vitale pour l’avenir de l’Algérie -, vient d’être tout simplement gommé des annales. Avec la complicité de ceux qui ont encore voté OUI au Parlement. Notez-le pour l’histoire ! 
Au-delà des critiques que peut formuler tout démocrate vis-à-vis de la méthode utilisée (celle du coup d’Etat) et de l’aversion qu’il peut légitimement avoir pour ses acteurs, il reste que l’histoire a démontré a posteriori qu’une telle opération avait remis sur les bons rails la jeune République algérienne ! Cette dernière, minée par les luttes intestines, égarée par le pouvoir personnel, désorientée par les choix idéologiques dictés par des théoriciens qui avaient raté leur révolution chez eux, avait besoin de stabilité, de rigueur et de plan de développement réalistes pour assurer son décollage ! Elle avait besoin d’une vision claire et objective devant assurer un développement économique autonome basé sur l’exploitation harmonieuse et complémentaire des richesses nationales.  
Dites OUI et si vous disparaissez entre-temps, n’oubliez pas que le OUI assurera l'avenir de vos enfants. Quant aux nôtres, ils sont à Washington, Philadelphie ou Londres pour apprendre comment diriger les vôtres demain. Pour leur poser ­— encore et toujours ! ­— la sempiternelle question en vue de récolter, bien entendu, un maximum de OUI… 
 
PS : Cette chronique a été publiée il y a une quinzaine d'années à la page 24 du Soir d'Algérie, exactement le jeudi 26 mai 2005.

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