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Rubrique Hommage

Hommage / Tahar Djaout Le rêveur inadapté

Par Yacine Hebbache, poète et écrivain
Vingt-cinq années se sont écoulées maintenant après l’ignoble acte criminel commis sur l’illustre journaliste, le prodigieux poète, le génial écrivain et le rêveur inadapté Tahar Djaout. 

Vingt-cinq années depuis qu’il s’en est allé, brutalement, le poète doux et rêveur qui a choisi de dire au monde ses quatre vérités en rejetant fatwas de muftis et oukases de prince, en défiant barbouzes barbares et barbus barbarisés.
Vingt-cinq années depuis qu’il est parti ―vers l’éternité, bien entendu― et en partant, il a emporté avec lui nos cœurs à jamais meurtris, irrémédiablement brisés.
Le 26 mai 1993, Tahar Djaout a été criblé de balles par des hommes armés qui l’attendaient devant son domicile, dans la banlieue d’Alger, alors qu’il s’apprêtait à monter dans son véhicule Peugeot 309 pour rejoindre son travail comme d’habitude. Atteint en pleine tête, laissé pour mort dans une mare de sang roulant à flots, puis évacué à l’hôpital de Baïnem, l’écrivain a succombé aux balles assassines des ennemis du savoir, de l’art, de la démocratie, de la liberté, de la vie tout court, le 2 juin 1993, après un profond coma d’une semaine.
Avant lui, des intellectuels tels Laâdi Flici, Djillali Liabès, Hafid Senhadri ont été attaqués à l’arme à feu. Mais c’est son meurtre qui a ouvert la liste macabre des journalistes fauchés par la déferlante intégriste. Après lui, des intellectuels, des journalistes et des artistes, Mekbel, Belkhenchir, Alloula, Tigziri et tant d’autres, ont été trucidés en ces années de sabre et de braises où le pays a perdu les meilleurs de ses femmes et de ses hommes «qui avaient le pouvoir de transmettre», pour paraphraser Saïd Mekbel lui-même victime de cette sauvagerie sanglante. Transmettre un message, une idée, un héritage, une vérité, un rêve, etc.
Classés comme ennemis à abattre, placés dans la ligne de mire des terroristes, leur liquidation physique a eu pour objectif de vider le pays de sa sève en programmant la mise à mort de son intelligentsia.  
Ainsi, son assassinat, comme celui de tous ces hommes de calibre, n’avait rien de fortuit, bien évidemment. L’auteur de Les Vigiles a été liquidé parce qu’il représentait un réel danger pour les forces obscurantistes de l’Algérie. «Il a une plume redoutable, ses écrits ont une grande influence sur les musulmans», selon l’aveu de ses assassins. Implacable pourfendeur, sa liquidation était donc très utile aussi bien pour les «ennemis de la vie», (iɛdawen n tudert), que pour les ennemis de la patrie (iɛdawen n tmurt).
Ecrivain pamphlétaire, poète insoumis, critique littéraire lucide, journaliste talentueux, intellectuel tranquille et progressiste, Djaout fait plus que marquer la littérature algérienne contemporaine, et sa mort prématurée allait priver l’Algérie de l’une des voix littéraires les plus prometteuses, les plus prenantes. En lui, la littérature, la poésie, la presse et la libre pensée dans notre pays ont perdu un de leurs grands repères. 
Son œuvre somptueuse, portée à un degré très haut de raffinement aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan critique, et à l’instar de celle de Mahmoud Darwish, de Garcia Lorca, d’Anna Akhmatova, de Bob Dylan et celle de tous les grands poètes qui ont joué un rôle prépondérant dans l’histoire artistique et politique de leurs pays, a des dimensions universelles pérennes. 
« Rien n’élève plus un homme que les talents : ils remplacent bien supérieurement en lui le défaut de la naissance ; ils le mettent même au-dessus des grands, en le rendant digne des hommages de ses semblables», disait David Augustin de Brueys dans Les amusements de la raison.
Né en 1954 à Oulkhou, un village de la région d’Azzefoun, à Tizi-Ouzou, Tahar Djaout a vécu ses premières années d’enfance dans son village natal, avant de s’installer avec sa famille à Alger, en 1964. C’est ici où il a fait ses études primaires et secondaires. 
Le baccalauréat obtenu, il s’est inscrit à l’université. Après de brillantes études de mathématiques qui l’ont amené en France pour obtenir sa licence de l’Université Paris II, il est devenu journaliste en 1976 après son retour au pays avec un autre diplôme de sciences de l’information et de la communication. 
Du quotidien EL-Moudjahid, puis Algérie Actualité, deux organes de presse de l’Etat, où il a réussi à faire passer ses idées et défendre ses conceptions dans les pages culturelles malgré la censure qui régnait à l’époque des années 1970 et 1980, il passera à Ruptures, un hebdomadaire dont il était le fondateur en 1993 et le chef de la rédaction après l’ouverture démocratique.
Don littéraire avéré, talent affirmé, le fondateur de Ruptures ne s’est pas confiné seulement dans les articles de presse et la profession journalistique dans laquelle il a toujours assumé sa noble mission avec force, courage, honnêteté et professionnalisme. Il a été surtout poète visionnaire et écrivain prolifique. Ainsi, dès les années 1970, il publia beaucoup de poèmes, de nouvelles et de textes romanesques. En fait, une œuvre unique, magistrale, aussi forte que variée, et qui dit l’inadaptation du poète rêveur à un monde jamais fait pour lui.  
Djaout écrit ainsi sur lui-même dans sa propre présentation dans son recueil de poèmes Insulaire et Cie :
«Né un jour impair, Tahar Djaout, au lieu de se faire une quelconque situation au cours de ses 25 années passées sur la planète, a pris le parti de tâter le monde de la main gauche : il fit des mathématiques, du journalisme et ― surtout ― de l’inadaptation. Il écrivit des poèmes en 1975 ― année où son inspiration se transforma en un immense point d’interrogation. Qui le ronge toujours.»
Créateur aux prismes multiples, il est notamment l’auteur de nombreux recueils de poésie à l’image de Solstice barbelé, écrit en 1975, L’Arche à vau-l’eau, publié en 1978. Ayant éprouvé un profond désir de critiquer les créateurs, les écrivains, les cinéastes, les peintres, les poètes de son pays et de partager leurs œuvres, il a composé une anthologie poétique les Mots migrateurs en 1974 et Entretiens avec Mouloud Mammeri en 1987. Nouvelliste talentueux, il a également signé en 1983 un recueil de nouvelles Les Rets de l’oiseleur. 
 « Déterreur de l’histoire insoumise et de ses squelettes irascibles, enfouis sous les temples dévastateurs», comme disait lui-même, c’est à travers ces œuvres romanesques calibrées que le poète-écrivain critique le mode de fonctionnement de sa société, contribue au progrès de son peuple, réécrit l’histoire de son pays. 
De toutes les œuvres aux fragrances irradiantes de Djaout, les romans sont, à notre avis, pas seulement les plus beaux, mais aussi et surtout les plus audacieux et les plus subversifs. L’Exproprié, L’Invention du désert, Les Chercheurs d’os, Les Vigiles (ces deux derniers constituant deux fables : le premier, «fable sur le pays-cadavre, le deuxième, «fable sur le Créateur face aux gardiens du Temple», disait-il), sont des jalons incontournables dans les annales de notre littérature d’expression française. 
Le Dernier Eté de la raison est le dernier texte posthume de l’écrivain. Un chef-d’œuvre en somme, tout comme Les Chercheurs d’os ― qui a obtenu le prix de la fondation Del Duca ― et Les Vigiles. Il est aussi un véritable pamphlet littéraire, une critique affutée et vigoureuse de l’intégrisme islamiste. Par son talent, par son courage, par sa force tranquille, par ses livres, par ses rêves, Boualem Yekker, le personnage principal du roman, le petit libraire de la capitale était devenu le symbole de résistance quotidienne au fanatisme et à l’intolérance.    
Sans mâcher ses mots, Djaout y fustige ces desperados sanguinaires et barbares, «les chasseurs de lumières» qui s’acharnent hargneusement à vider le pays de sa sève en semant terreur et désolation dans tous les coins, en multipliant massacres et tueries aussi bien au milieu de la société civile qu’au milieu des intellectuels, les journalistes, les écrivains et les artistes.
Direct, sans équivoque, il a osé tenir un discours critique sur le religieux qui, au nom d’une idéologie surannée, totalitaire et mortifère, empêche tout, interdit toute libre réflexion ou belle création, bannit tout comportement hardi et même tout habit différent de la doxa régnante en ces temps d’intolérance sanglante et de haine fratricide imposés au pays par les ergoteurs et autres sermonneurs qui ont fait de l’Islam une religion sans morale et une idéologie sans éthique en confisquant ses vraies valeurs humanistes. 
Audacieux et déterminé, malgré les menaces de mort, il a refusé d’arrêter d’écrire. Acerbe et virulent, il a rejeté cette pensée rétrograde qui ne jurait que par le retour au Moyen-Age prôné par les «Frères Vigilants», ainsi nommés par lui-même dans ce roman posthume, où il écrivait :
« …dans la nouvelle ère que vit le pays, ce qui est avant tout pourchassé c’est, plus que les opinions des gens, leur capacité à créer et à répandre la beauté. (…) Tant que la musique pourra transporter les esprits, que la peinture fera éclore dans les poitrines un paradis de couleurs, que la poésie martèlera les cœurs de révolte et d’espérance, rien pour eux n’aura été gagné. Pour affermir leur victoire, ils savaient ce qu’il convenait de faire. Ils cassèrent des instruments de musique, brûlèrent des pellicules de films, lacérèrent des toiles de peinture, réduisirent en débris des sculptures, pénétrés  du sentiment exaltant qu’ainsi ils poursuivaient et parachevaient l’œuvre purificatrice et grandiose de leurs ancêtres luttant contre l’anthropomorphisme.»
Faisant sienne cette maxime de Thomas Paine qui disait : «De toutes les tyrannies qui frappent l’humanité, la pire est la tyrannie en matière de religion», Djaout a dénoncé, d’un ton libre encore rare dans nos parages, la sauvagerie inégalée de la nébuleuse intégriste qui, au nom d’un «takfirisme» ravageur et d’un dogme «layajouzien» dévastateur, tue les journalistes, les artistes et les écrivains, viole les femmes, décapite les enfants, massacre des populations entières, relègue à l’ordre de l’inutile, voire de l’interdit même, la musique, la poésie, le théâtre, la peinture, le cinéma, la danse, la littérature, bref tout sens de l’art et toute philosophie du beau. Cette même nébuleuse inquisitrice de desperados sanguinaires qui, se croyant déjà maîtres du pays, ont décrété au début des années 1990 que la démocratie est «kofr» puisque source de «fitna» pour la «oumma» (discorde pour la nation) et ont appelé le peuple algérien à changer «d’habitues alimentaires et vestimentaires».
Et c’est ainsi que l’imagination littéraire devient pour le Poète moyen de résistance face au déferlement fondamentaliste qui submerge le pays et «Le Rêve» refuge dans ce monde chaotique : « Dans la ville oppressante où il vivait et où il vit encore, écrit-il dans son ultime livre, le Rêveur avait échafaudé – oh! Il n'ose plus le faire – des rêves sur la cité idéale où il aimerait vivre et voir s'épanouir ses enfants. Il y aurait d'abord de la verdure – arbres et pelouses –, beaucoup de verdure qui fournirait l'ombre, la fraîcheur, les fruits, la musique des fleurs et les gîtes d'amour. Il y aurait des créateurs de beauté, de rythmes, d'idylles, d'édifices, de machines. (...) Mais la vie avait continué, avec son masque de laideur et de désillusion. Puis le rêve lui-même devint interdit. Des hommes, se prévalant de la volonté et de la légitimité divines, décidèrent de façonner le monde à l’image de leur rêve à eux et de leur folie. Le résultat est là, sous les yeux : couples forcés, attelés sous le même joug afin de perpétuer et multiplier l’espèce précieuse des croyants. Les femmes réduisent leur présence à une ombre noire sans nom et sans visage. Elles rasent les murs, humbles et soumises, s’excusant presque d’être nées. Les hommes devancent leurs femmes de deux ou trois mètres ; ils jettent de temps en temps un regard en arrière pour s’assurer que leur propriété est toujours là : ils sont gênés, voire exaspérés, par cette présence à la fois indésirable et nécessaire»…
Homme sensible et droit aux prises avec un monde cruel et à l’envers, poète rêveur, Tahar Djaout a très tôt senti et exprimé ce désenchantement, ce malaise qui le rongeait de l’intérieur. Dans son roman L’Invention du désert, il a écrit déjà : 
«Mes rêves eux-mêmes, la nuit venue, prennent une couleur exaspérante : essayer des pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une petite place pour me garer, malmener d’un pied affolé le frein d’une voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu’on force ma fille Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite.»
Le père de Kenza est mort, terrassé par les balles de la trahison, mais il reste dans le cœur des gens, celui des hommes et des femmes qui voient en lui l’image de ce poète éternellement révolté, l’incarnation même de l’homme sage, imperturbable dans son cheminement vers la liberté et la lumière. Une façon de dire que l’homme est plus présent par son semblant d’absence.  
Sa disparition tragique provoqua un grand mouvement d’indignation dans le pays et dans le monde tout entier. Federico Mayor, le directeur de l’Unesco, lui a rendu hommage en ces termes : «Lorsqu’un journaliste et un créateur, un homme du verbe et de l’imaginaire est frappé par balles de l’intolérance et les poignards du sectarisme, il est du devoir de l’Unesco de manifester son indignation et d’élever sa voix pour condamner la violence aveugle. Tahar Djaout a promu l’identité culturelle de son pays et affirmé sa foi dans la parole et le dialogue.»
Dans la chanson Kenza (prénom de l’une des trois filles de Tahar Djaout, la plus jeune, âgée de deux ans et demi lors de son assassinat) dédiée à la mémoire de l’écrivain-journaliste assassiné en juin 1993, Matoub Lounès, autre grand poète abattu en juin 1998, rend hommage aussi à l’ensemble des intellectuels fauchés par la bête immonde.  La voix d’outre-tombe de l’homme, victime de la bêtise humaine, fuse et crie, pour dire :
«Frant-tt fell-aɣ zikenni/ Uqbel a d-yeḥder wassa/ Iseggaden n tmusni/ F tmurt ɣeḍlen-d rrehba/Nɣan Racid Tigziri/ Smɛail ur t-zgilen ara/Nɣan Lyabes d Flisi/Busebsi d wiyaḍ merra/A Kenza a yelli/Ur ttru ara.»
Ce qu’on peut traduire comme suit :
(Ils ont scellé notre destin depuis longtemps/Avant ces jours de guerre / Les bourreaux du savoir/Sur notre terre étendent la dévastation/Ils ont tué Rachid Tigziri/ Smaïl, ils ne l’ont pas raté / Ils ont tué Liabès et Flici/Boucebsi et tant d’autres encore O Kenza, ma fille, / Ne pleure pas.)
Oulkhou, le berceau natal du poète-martyr, est devenu, depuis plus de deux décennies, une destination pour les pèlerins de la liberté et de la littérature. C’est dire qu’on tue les hommes, mais jamais leurs idéaux. C’est au moment où on flingue l’étoile brillante que sa lumière explose dans l’espace intersidéral en innombrables éclats pour éclairer le chemin des justes et réchauffer leurs cœurs. 
Encore le Rebelle dans son émouvante chanson :
«Xas terka lǧetta tefsi/Tikti ur tettmettat ara/ Xas fell-aɣ qessḥet tizi/I facal a d-naǧǧew ddwa/Xas neqḍen acḥal d itri/ Igenni ur inegger ara.»
Des vers qui peuvent se traduire de la sorte :
(Même si le corps se corrompt/L’idée ne meurt pas / Si les obstacles à traverser sont plus rugueux/A la lassitude nous chercherons un remède/Et s’ils flinguent tant et tant d’astres/Le firmament, lui, ne s’extermine jamais.)
Vingt-cinq ans après sa mort, la commémoration de Tahar Djaout, comme celles des autres à l’image de Kateb, de Mammeri, de Mekbel, de Matoub, est-elle une manière de s’assurer qu’il est bien mort, qu’il ne dérangera plus les charognards intégristes et tous les ennemis de «la famille qui avance», ou bien une façon de redonner serment de continuer le combat de ce grand martyr de l’art et de la liberté ? 
«Les martyrs ne sont pas seulement ceux qui sont morts pendant la guerre sous les coups des ennemis. Il y a aussi les martyrs de l’art, les artistes créateurs toujours martyrisés d’un pays qui se cherche depuis des millénaires, perdu dans son histoire», écrivait Kateb Yacine.
Et pour terminer cette modeste évocation, je citerais ici les derniers mots de Djaout lui-même dans Le Dernier Eté de la raison :
«On n’a pas encore chassé de ce pays la douce tristesse léguée par chaque jour qui nous abandonne. Mais le cours du temps s’est comme affolé, et il est difficile de jurer du visage du lendemain.
Le printemps reviendra-t-il ?»
Repose en paix poète, tu es définitivement dans le panthéon de l’Eternité ! 
Y. H.

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