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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie La princesse aux pieds nus

Un bâton de craie blanche dans une main, un livre dans l’autre, une jeune élève d’une douzaine d’années est debout sur l’estrade face à un tableau noir et écrit un long texte avec application. Son écriture est déliée, symétrique. La longue robe qu’elle porte n’est pas d’une toute première fraîcheur. 

Elle   est d’un coloris indéfini, un mélange de bleu, de noir et même parfois de reflets marrons. Elle complète avec ses vieilles godasses sa tenue d’écolière. Pleine de vivacité, elle écrit rapidement, alors que ses cheveux nattés en deux longues tresses balancent dans son dos à chacun de ses mouvements. La trentaine d’élèves composant la classe  suit en silence ce que leur camarade écrit.  Dès qu’elle termine son texte,  la jeune écolière ajoute le nom de l’auteur :  Hans Christian Anderson qu’elle souligne. La date sur le tableau indique : lundi 2 octobre 1961.  Assise à son bureau et à moitié tournée vers le tableau, la maîtresse, une dame d’un certain âge,  qui suivait au fur et à mesure ce que l’élève écrivait, se lève. «C’est bien Amira ! Veux-tu maintenant lire à haute voix, pour que toute la classe entende ce que tu viens d’écrire», dit-elle à l’adresse de la fille en lui tendant une longue règle en bois.                                                
- Bien sûr, Maîtresse, répondit la fille qui se met aussitôt à lire, d’une voix claire et sûre, tout en s’aidant de la règle pour désigner chaque mot prononcé. 
 
«Au milieu de l’été»
«Que la campagne était belle ! On était au milieu de l’été. Les blés agitaient des épis d’un jaune magnifique, l’avoine était verte et, dans les prairies, le foin s’élevait en monceaux odorants ; la cigogne se promenait sur ses longues jambes rouges, en bavardant de l’égyptien, langue qu’elle avait apprise de madame sa mère. Autour des champs et des prairies s’étendaient de grandes forêts coupées de lacs profonds. Oui, vraiment, la campagne était belle. Les rayons du soleil éclairaient de tout leur éclat un vieux domaine entouré de larges fossés et de grandes feuilles de bardane descendaient du mur jusque dans l’eau ; elles étaient si hautes que les petits enfants pouvaient se cacher dessous et, qu’au milieu d’elles, on pouvait trouver une solitude aussi sauvage qu’au centre de la forêt.»
(Hans Christian Anderson)                                                    

Merci Amira, tu peux regagner ta place, fit la maîtresse. Puis s’adressant aux autres élèves : «Avez-vous des questions ? N’avez-vous rien remarqué de particulier ?»
Les élèves lisent de nouveau avec attention le texte au tableau. Au bout de quelques minutes,  une fille au fond de la classe lève la main.                                                    
- Oui, Jacqueline, qu’as-tu relevé ?                                                  
- Amira a souligné  le mot ‘‘bardane’’.                                                  
- C’est juste. Amira l’a souligné parce que c’est sans doute un mot nouveau pour elle. Est-ce qu’une élève peut lui donner la signification. On sait qu’il s’agit d’une plante sauvage, c’est dans le texte,  mais encore ? Faites travailler vos méninges…
Après une longue minute de silence pendant laquelle toutes les élèves, prises au dépourvu, affichaient une grise mine,  la maîtresse reprend la parole.                                                    
- Bon.  Je vois que pour toute la classe il semble s’agir d’un mot nouveau. Alors, avant de passer au reste de la leçon et de voir les questions d’orthographe, de grammaire et de conjugaison, prenez votre cahier de vocabulaire et notez bien. Bardane :  «C’est une plante commune qui pousse sur les terrains incultes, dont les fleurs, terminées par de petits crochets, adhèrent aux vêtements et à la toison des animaux.» Vous avez sans doute toutes eu affaire à cette plante sauvage, mais elle est tellement banale que personne ne fait attention à elle sur le moment. Alors, C’est bien noté ?  
«Oui, Madame ! répondent en chœur quelques élèves…»
Bûcheuse comme pas deux, studieuse et attentive, toujours à jour dans ses leçons et ses devoirs, Amira s’était attirée, dès le début, l’estime des autres élèves et même une certaine sympathie de sa maîtresse qui n’hésitait pas d’ailleurs à faire appel à elle pour certaines tâches particulières, comme la préparation du tableau à une nouvelle leçon, la surveillance des élèves en son absence, la distribution des cahiers de classe et/ou le ramassage des copies de devoir. De plus, si la fille participait activement avec les autres élèves à toutes les corvées, comme l’allumage du poêle à bois, la préparation de l’encre et le remplissage des encriers, c’était sur elle que l’on comptait le plus pour les relevés météo journaliers : température, pluviométrie, vitesse et direction du vent. Surtout concernant ce dernier point, car si la plupart des autres filles avaient parfois quelques difficultés à assimiler et retenir certaines règles élémentaires d’orientation, Amira, elle, ne se trompait jamais.
Jour après jour, mois après mois, les journées se suivent et se ressemblent pour Amira. A peine son café avalé, elle est dehors. Son vieux sac en bandoulière, elle marche à grandes enjambées pour  rejoindre son école. Sous la pluie et le vent, dans la gadoue ou sur les gravillons du bord de la chaussée, son pas est ferme et son rythme ne faiblit pas. Se battant avec hargne contre l’adversité, elle est même convaincue  de mener le combat de sa vie : «Je n’ai jamais eu de poupée, ni porté de belles robes ou de chaussures neuves. Mais je sais ce qu’avoir faim, avoir froid veulent exactement dire. Je sais ce qu’on peut ressentir quand on se réveille avant le chant du coq, pour aller, pieds nus et le ventre creux, dans la boue et le gel, chercher du bois mort ou ramasser ces maudits sarments de vigne qui vous paralysent les doigts dès qu’on les touche. Je ne veux plus de cette vie-là. Je ne veux pas ressembler à mes sœurs Saliha, Hamida ou Malika et à toutes ces autres filles et ces femmes du haouch ou du hameau. Je ne veux pas porter continuellement les vieilleries de mes sœurs, ni rester cloîtrée à la maison dès ma dixième année pour être  mariée à ma puberté.» Dans les difficiles moments de doute et d’incertitude qui la gagnent parfois, et pour ne pas se laisser abattre, Amira se remémore aussitôt les paroles de son père ;  un père qui n’a jamais fait d’études, mais dont la clairvoyance et les encouragements étaient pour elle aussi salutaires que les lueurs d’un phare pour un marin perdu en mer : «Réussis tes études, ma  petite princesse ! Réussis !... C’est la seule voie pour choisir librement  le travail et la vie que tu voudras mener plus tard. Comme pour le pays, bientôt ton indépendance, ta libération, il faudra te battre toi aussi pour les avoir. Et ton combat à toi, c’est les études, le savoir… Ta vie, ta destinée est entre tes mains…» Et sa promesse à elle, cet engagement qu’elle doit absolument tenir quelles qu’en soient les difficultés : «En venant dans cette école, j’avais fait le serment à mon père de ne pas le décevoir et qu’il pouvait croire en moi,  car ma rage de vaincre n’a d’égale que ma soif d’apprendre et mon immense volonté de réussir dans mes études.»
A l’entrée du village, au poste militaire, des soldats en armes contrôlent les passants, fouillent les rares voitures. Comme chaque matin, Amira, droite comme un i,  arrive et passe sans hésiter le barrage en faisant claquer ses vieilles godasses sur le bitume du bord de la chaussée. Depuis le temps qu’elle emprunte cette route, les militaires, amusés par l’allure fière et distinguée de la gamine, se sont habitués à voir sa petite silhouette maigrichonne. Parfois l’un d’eux, surtout parmi les appelés du contingent, ose un «bonjour princesse !» que la fille fait semblant de ne pas entendre.
A l’école, Amira fait d’énormes progrès dans toutes les matières et ses résultats scolaires sont plus que satisfaisants. Mais elle sait qu’elle doit fournir encore plus d’efforts pour être certaine de réussir son passage en classe supérieure. Tous les soirs à la maison, après avoir  fait sa part de tâches ménagères et une fois que toute la famille dort, elle s’attelle à ses devoirs. Assise sur une natte d’alpha étalée à même le sol de terre battue, elle retire de son sac tous les livres et les cahiers dont elle a besoin. Elle les pose sur une grande table basse éclairée par la lumière blafarde d’un quinquet. Comme cela sied aux élèves studieuses, qui attestent d’application et de méthode dans leur travail, elle commence par revoir tous les cours de la journée afin de s’assurer d’avoir bien assimilé chaque leçon, avant d’entamer son travail, puis  préparer ses leçons du lendemain. Par commodité, Amira laisse toujours en dernier les longs textes ou les récitations à écrire ou à apprendre. Pendant des heures, penchée sur son livre de lecture, ouvert et posé sur la table basse ou sur ses genoux, Amira lit en silence, réfléchit, relit, médite. Par moments,  elle note sur un petit carnet des mots nouveaux pour elle,  qu’elle découvre  et dont elle ne connaît pas la signification. Elle les soumettra ultérieurement à sa maîtresse  afin d’en connaître, avec les autres élèves de sa classe, le sens exact de chaque mot. Parfois, les yeux fermés, elle récite pour elle-même plusieurs extraits de la récitation. Elle relit de nouveau, puis récite de mémoire plusieurs fois son texte. Une fois certaine de l’avoir bien appris, elle range dans son sac toutes ses affaires et gagne, en silence, pour le restant de la nuit,  sa place au bord de la grande couche familiale.
 Un jour, à la fin d’une journée de classe bien chargée où Amira avait fait montre, encore une fois, de son vif goût pour les études, et alors qu’une élève effaçait le tableau noir  tandis que les autres commençaient à ranger leurs affaires, la maîtresse  l’interpelle : «Amira, j’aurais besoin de toi à la fin du cours.»
Après avoir rangé soigneusement toutes ses affaires dans son sac et récupéré sa vieille veste du portemanteau mural au fond de la classe, elle attend que l’institutrice libère toutes les élèves et  regagne son bureau pour aller vers elle. Le visage avenant, celle-ci lui adressa un sourire, ce qui mit aussitôt en confiance Amira qui a toujours eu une grande admiration pour sa maîtresse.
Sans attendre, l’institutrice ouvre un tiroir du bureau puis sort un livre volumineux qu’elle tendit à la fille : «Tiens, c’est pour toi.»
Rougissant d’émotion, le cœur battant plus vite et les yeux écarquillés sur le dictionnaire presque neuf, elle n’en revenait pas. Elle en rêvait, mais n’aurait jamais cru qu’un jour elle pourrait en avoir un, rien que pour elle : «Pour moi, Madame ? fit Amira les yeux embués, au bord des larmes.»                                                  
- Bien sûr ! Je suis  certaine que c’est ce qui te manque, ce qu’il te faut !  Fit-elle  toujours  souriante.                                                  
- Oh ! Madame, merci ! Merci ! Vous êtes d’une telle attention, d’une telle gentillesse ! Vous ne pouvez savoir combien je suis contente, combien je suis touchée, je vous serai éternellement reconnaissante.                                                 
- Ce n’est rien, Amira. C’est mon cadeau pour t’aider dans la voie que tu as choisie. Prends-en grand soin et consulte-le, interroge-le souvent. Tu verras, c’est un solide et fidèle compagnon qui ne t’abandonnera jamais, qui répondra à toutes tes questions, toutes tes interrogations.                                                


- Je n’en doute pas, Madame. Et  soyez certaine, j’en ferai  bon usage, je vous le promets.
Au bord des larmes, caressant du bout des doigts la couverture lustrée du gros volume, Amira, dans un élan subit, spontané, posa le dictionnaire sur le bureau, contourna celui-ci puis sauta au cou de sa maîtresse et l’embrassa. C’était la première fois qu’on lui offrait quelque chose, qu’on lui faisait un cadeau.

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