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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Le veto du faux dévot

Par Belaïd Mokhtar
Au début des années 60, bon nombre de villageois quittaient leurs villages et se rendaient dans les villes limitrophes fuyant les affres de la guerre. Certaines familles s’entassaient dans de petites bâtisses exiguës. Les propriétaires des lieux casaient les arrivants selon leurs capacités d’hébergements ; ils ne leur exigeaient pas de loyer à payer, c’était uniquement par solidarité. Ils ne voulaient tirer aucun profit des personnes qu’ils accueillaient à bras ouverts.
La famille de Hachemi, étant la première à demander l’asile, a eu le privilège de bénéficier de deux pièces assez grandes, sa mère et ses deux frères pouvaient y vivre à l’aise.
Celle de Samia, arrivée bonne dernière, dut se contenter de deux minuscules chambres, l’une réservée au grand-père, Mokrane, et dans l’autre s’entassait le reste de la smala ; la mère Fatima, deux garçons et trois filles, dont  Samia.
Ce qui facilita le rapprochement entre ces deux familles déracinées, c’est que les deux pères qui subvenaient à leurs besoins travaillaient en France, donc beaucoup de points communs les liaient comme l’attente des mandats, des colis de vêtements, le retour au pays presque à la même période des deux émigrés, etc.
Les liens se renforçaient car ils vivaient les mêmes difficultés quotidiennes. A l’origine, l’habitation n’étant destinée qu’à une seule famille, elle ne disposait donc que d’un seul point d’eau, un robinet situé au milieu de la cour, qui desservait l’ensemble des résidents. Les deux mamans, Fatima la mère de Samia et Saïda, celle de Hachemi, s’entraidaient souvent afin d’éviter les escarmouches avec les autres locataires en remplissant leurs récipients avant le lever du soleil.
Et comme il n’y avait qu’un seul lieu d’aisance, les deux femmes s’échinaient à tenir l’endroit propre afin d’éviter que le peu d’air qui entre par les quelques rares ouvertures ne soit pollué par les  mauvaises odeurs.  
L’amitié entre les deux mamans est transmise à leurs enfants, Hachemi, huit ans et Samia, cinq ans, sont inséparables. Innocents à cet âge-là, leurs jeux n’inquiétaient personne. Mais quelques années plus tard,  le corps de Samia se transfomait et son compagnon de jeux voyait, d’un œil nouveau, cette éblouissante métamorphose.       Et  ce qui devait arriver arriva ! Leur complicité enfantine se transforma peu à peu en sentiments amoureux, cela se lisait dans les regards des deux tourtereaux.
Saïda, contente de l’évolution des relations entre les deux adolescents, commença déjà à projeter un futur mariage entre son fils et la belle voisine. Fatima non plus n’y voyait aucun inconvénient, cela ne fera que renforcer leur amitié. Ce qui inquiétait cette dernière, c’était l’irascible beau-père Mokrane, cheikh d’une petite mosquée et membre influent d’une zaouïa locale. S’il venait à découvrir que Samia a transgressé les traditions ancestrales en décidant, de son propre chef, d’avoir une relation amoureuse avec quelqu’un derrière son dos, il était capable de commettre l’irréparable. Elle  ne cessa  donc de mettre en garde sa fille.
- Si ton grand-père apprend que tu vois le voisin en cachette, il risque de t’étrangler.
- Ne dramatise pas, je prends mes précautions, la mère de Hachemi n’attend que le retour de mon père pour venir officialiser nos fiançailles.
Insouciante et ne prenant pas au sérieux les tourments de sa mère, la jeune fille continua de voir, presque tous les soirs, celui qu’elle rêvait d’avoir comme époux. Il l’aidait à fuir, durant ces brefs instants de bonheur, la minuscule pièce où elle étouffait par manque d’oxygène. Ils ne se séparaient jamais sans que Samia accorde un petit bisou à Hachemi. C’était tout ce que pouvait se permettre une fille de bonne éducation à cette époque.
C’est toujours à contrecœur qu’elle rejoignait sa cellule de prison, comme elle la désignait à son futur fiancé. Ce qui la rendait folle de rage, c’est que le grand pacha de Mokrane se prélassait tout seul dans une chambre plus spacieuse. Il aurait pu leur proposer d’héberger les garçons, mais non, Monsieur avait besoin d’espace pour ses fioles, talismans, livres, plantes médicinales et autres…
Il s’était auto-proclamé grand taleb, capable de venir à bout de n’importe quelle maladie. Les personnes âgées qui gobaient ses mensonges se faisaient dépouiller sans jamais oser lui dire qu’elles ne tiraient aucun effet bénéfique des potions écœurantes qu’il leur faisait ingurgiter.
 Mais les jeunes, moins dupes, ne voyaient en lui qu’un charlatan et, à chaque fois qu’il leur arrivait d’assister à une de ses incantations burlesques, ils se moquaient de lui et ne prenaient pas de gants pour lui dire en face qu’ils ne croyaient pas en ses pouvoirs innés. Ils étaient la hantise de l’exorciste à qui il arrivait de rebrousser chemin dès qu’il constatait qu’un moins de trente ans se trouvait sur les lieux d’une de ses ridicules exhibitions. Il s’éclipsait souvent, et ce, après s’être fait ridiculiser à maintes reprises et avoir essuyé plusieurs affronts.
Sa première offense, il l’a subie le jour où on fit appel à ses services pour alléger les souffrances d’une femme qui se tordait de douleurs. Pour lui, toutes les pathologies dont souffrent ses patients sont déclenchées par un esprit malin le aâfrit (diable) pour ne pas le citer. En arrivant, Mokrane posa sa main sur le front de la malade et commença à réciter son habituel baratin de désenvoûtement. Ne constatant aucune amélioration, il se mit alors à griffonner sur une feuille de papier puis demanda qu’on lui apporte un verre d’eau à moitié rempli dans lequel il lava l’écriture à l’encre de Chine   et le fit boire à sa patiente. Révolté par cet acte d’empoisonnement, un jeune parent de la malade s’en prend vertement au grand taleb.
- Allez-vous-en, avant que je ne vous chasse à coups de pied au derrière ! Mokrane fila la tête basse. On conduisit la souffrante à l’hôpital où on diagnostiqua, après une échographie,  des calculs biliaires. Elle fut opérée rapidement et  ses atroces douleurs disparurent comme par enchantement.
La deuxième humiliation, c’était lorsqu’encore on fit appel à lui en urgence auprès d’une jeune fille qui délirait. Mokrane décréta qu’il fallait lui donner à boire de l’eau bénite. On lui apporta une carafe remplie d’eau, il se mit à psalmodier des termes incompréhensibles en collant ses lèvres au goulot, il postillonnait tellement qu’on voyait un liquide jaunâtre sortant de sa bouche teinter légèrement l’eau propre contenue dans la bouteille. Le frère de celle qui venait de perdre la raison arracha la carafe des mains de l’exorciste et la vida dans l’évier, puis s’adressa à celui qui levait les yeux vers lui d’un air étonné :
- La salive qui sort de votre bouche puante et édentée est plus un poison qu’un remède efficace contre les hallucinations de ma sœur, n’espère surtout pas que l’on te paye. 
Après ce second et humiliant renvoi où il ne fut pas rémunéré, sa haine envers les jeunes décupla et Hachemi  faisait partie des personnes qu’il ne portait pas dans son cœur et c’était réciproque.   
Le jour tant redouté par Fatima arriva par une belle et claire soirée d’été, Hachemi, comme d’habitude, se mit à fredonner une chanson en passant près de la chambre où dormait Samia. C’était un signal qui signifiait qu’il l’attendait dehors. Malheureusement, cette nuit, le grand-père qui avait un problème de prostate n’arrêtait pas de faire les va-et-vient aux toilettes, mais ce lieu d’aisance était occupé par une personne qui n’avait aucune intention d’en sortir. Ne pouvant plus se retenir, il décida d’aller vider sa vessie derrière la bâtisse, le lieu des rencontres nocturnes choisi par les deux amoureux. Quand il les vit, il faillit avoir une syncope, il se jeta comme un fou furieux sur Samia, la tira par les cheveux, la gifla violemment, puis lui intima l’ordre d’entrer à l’intérieur. Hachemi n’eut pas le temps de réagir, l’attaque fut foudroyante, mais dès qu’il réalisa ce qui venait de se passer, il s’insurgea :
- Vieux fou, tu n’avais pas le droit de la frapper, nous ne faisions que parler.
- Voyou, vaurien, dommage que j’ai laissé ma canne à la maison, sinon je l’aurais cassée sur ta tête ! 
Les deux hommes allaient s’empoigner, mais Saïda qui a accouru en entendant les cris s’interposa, puis s’adressa à son fils :
- Respecte les cheveux blancs de notre voisin et demande-lui pardon.
- Il ne mérite aucun respect cet escroc, mais ne t’inquiète pas, je ne vais pas me salir les mains en tapant sur ce débris ambulant, puis il s’en alla en jetant un dernier regard plein de rancœur à Mokrane qui n’a pas arrêté de l’insulter devant sa mère.
Ce qui a rendu fou de rage le faux taleb, c’était que la victime pouvait nuire à sa réputation et jeter le discrédit sur ses prêches incendiaires à la mosquée où il prônait la tolérance zéro à l’égard des femmes qui s’égarent sur les voies de la dépravation en ayant des contacts avec le sexe opposé, sans passer par le mariage.   
Dès le lendemain, il envoya un télégramme à son fils, lui intimant l’ordre de rentrer au plus vite et ce, sans lui donner aucune explication.
Saïd, le papa de Samia, s’exécuta. Dès son arrivée, réunion au sommet ! Le grand-père expliqua les raisons de son courroux :
- Ta fille est une dévergondée mal éduquée, il faut la marier au plus vite  avant qu’elle ne jette l’opprobre sur notre famille.
Saïda, qui voulait démontrer à ses voisins que son fils avait réellement l’intention d’épouser Samia et afin de couper l’herbe sous les pieds de Mokrane, se précipita pour demander la main de la jeune fille. Le père et la mère donnèrent leur consentement, mais le grand- père, en apprenant le nom du prétendant, s’y opposa fermement.
- Il n’est pas question que Samia devienne la femme de celui qui m’a insulté et qui a essayé de lever la main sur moi et ce, tant que je respire encore !
Tous les résidents de la bâtisse vinrent tour à tour solliciter son indulgence, mais il resta inflexible, Hachemi mit son amour-propre de côté et vint présenter ses excuses à l’homme âgé, mais cela ne changea rien, la haine lui a durci le cœur et  lui interdisait toute clémence envers ses semblables.
Les parents de Samia durent se plier à la décision du vieux chef de famille. Ils se rétractèrent et apprirent à la mère de Hachemi qu’ils étaient navrés et que, sans le consentement du grand-père, il ne peut y avoir de fiançailles entre leur fille et son fils.
Afin d’éviter toute rébellion ou fugue, Samia fut séquestrée et mariée rapidement à un de ses cousins pour lequel elle n’éprouvait aucun sentiment au début, mais avec le temps, elle finit par accepter son triste sort. Hachemi et Samia n’eurent plus jamais l’occasion de se revoir. Il arrive encore aujourd’hui, plus d’un demi- siècle plus tard, à Hachemi, de fredonner, sans qu’il puisse se contrôler, la chanson qui signalait sa présence à Samia qui l’attendait derrière la maison. 

 

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