Elle a décidé cette année de déroger à la règle. Point de nouveaux bols, pas d’autres assiettes ni de marmite en poterie. Elle se contentera de ce qui est rangé dans son vaisselier et qu’elle sort chaque année pour le Ramadhan. La toile cirée blanche fera encore l’affaire. Plus de gaspillage ! C’est le mot d’ordre qu’elle s’est donnée. Et puis les courses, ce n’est pas tous les jours. Une fois par semaine, c’est largement suffisant. On va dire deux.
Elle refuse ces achats frénétiques d’avant Ramadhan. Ce qu’il y a dans le réfrigérateur suffira largement. Courgettes, carottes, aubergines, quelques poivrons, de la coriandre, du persil, elle en a toujours, pour «on ne sait jamais» ! Et c'est bon. Elle ouvre le congélateur, vérifie : «Il me reste quelques morceaux de poulet, des pois chiches, parfait. Plus que la viande hachée pour les boureks et mon menu est dressé.» Elle jette un œil dans son placard et fait l’inventaire, semoule, farine, huile. Elle en a encore pour une bonne semaine. Elle fera elle-même son pain. «Maintenant, avec les nouvelles recettes magiques, c’est un jeu d’enfant. Je sortirai le premier jour de Ramadhan prendre de la viande, histoire aussi de jauger l’ambiance.» Aussitôt dit, aussitôt fait.
Notre sexagénaire à la retraite, après une grasse matinée, prend son couffin et la voilà au marché du coin. Elle regarde autour d’elle. Les rues foisonnent de monde. Les vendeurs à la criée vantent leurs marchandises. Des légumes, des fruits, du pain de différentes formes, des gâteaux de toutes sortes dégoulinant de miel, posés sur un tréteau à l’air libre, côtoyant de la vaisselle de tous acabits. Des vêtements, chaussures. Elle est ahurie par la flambée des prix. «Heureusement que mon garde-manger n’est pas vide.» Elle se dirige tout droit vers son boucher, achète sa viande hachée et ne regarde pas derrière elle.
Elle a failli oublier ses diouls. Elle marque une halte chez un petit garçon qui ne dépasse pas la dizaine d’années et qui essaye d’écouler des piles de feuilles disposées sur une table de fortune. Il voulait absolument lui fourguer deux douzaines. Elle n’en a besoin que d’une seule. La voyant ferme, il n’insistera pas. Elle prendra son dû et s’en retourne chez elle, contente de n’avoir pas succombé à la fièvre acheteuse.Et bien voilà, ce n’est pas de l’ordre de l’impossible de n’acheter que ce dont on a besoin !»
