Quand reviennent les mouettes

Dès les premiers sillons creusés dans le sol bien arrosé, ils sont venus. Je ne sais pas d'où ils surgissent, mais ils ont soudainement peuplé ce champ que le tracteur venait d'investir. Cette année, nous avons décidé de prendre le taureau par les cornes et de travailler nous-mêmes nos lopins. Après des décennies d'association avec notre ami Rachid qui a toujours été un bon partenaire, son âge ne lui permet plus de continuer. Tout en lui souhaitant bonne santé, nous le remercions pour son travail et sa pleine collaboration tout au long de ces longues années où ses tracteurs et moissonneuses ont sillonné nos terres.
Ils sont là, battant l'air avec leurs ailes blanches ou accroupis, l'œil aux aguets, à la recherche d'un ver ou de toute autre être vivant enfoui dans la terre et soudainement mis à jour par la charrue. Ces oiseaux blancs ressemblent, à s'y méprendre, aux mouettes et leurs attroupements derrière les tracteurs me font penser aux rassemblements des seconds à la queue des chalutiers, guettant les poissons qui s'échappent des filets.
Sur terre ou dans la mer, ces élégantes créatures sont à la recherche de nourriture et c'est la raison principale de leur présence en grand nombre. Un matin, et alors que je faisais ma marche, comme à mes habitudes, sur la longue promenade de la plage mitoyenne, j'eus la surprise de rencontrer un badaud qui tenait un sachet à la main et balançait, de l'autre, des morceaux de pain aux mouettes venues en grand nombre à cette zerda improvisée. J'appris que le bonhomme donnait à manger aux mouettes chaque matin mais qu'il préférait la plage du Lever de l'Aurore, et c'était la raison pour laquelle je ne l'avais pas encore rencontré car mes marches se limitaient à Chapuis et St-Cloud. Le gars ne restait pas au même endroit mais les mouettes finissaient toujours par le retrouver. Il était facilement repérable avec son caban rouge. Le jour où il manqua à l'appel, c'était la panique chez la tribu des mouettes qui le cherchaient partout. Après quelques heures de vaines tentatives, le gros de la troupe se retira : il ne viendra pas aujourd'hui. Cependant, le lendemain, il était là. Les oiseaux blancs semblaient heureux de revoir le caban rouge et surtout le sachet en plastique qui contenait la nourriture du jour.
Question : où vont les mouettes quand elles ne viennent pas sur la plage ? Le gars m'écoute attentivement avant de m'apprendre qu'il s'agit d'un oiseau grégaire et migrateur qui vient chez nous en hiver. Effectivement, on ne les voit jamais en été et chaque fois qu'elles apparaissent, cela veut dire que le froid est de retour. En sirotant un café chaud servi par l'homme qui alimente les mouettes, j'avais appris beaucoup de choses. Et lorsque me rappelant un poème célèbre, j'eus le mot «goéland» à la bouche, le gars m'arrêta net : «On confond les deux mais la mouette est plus petite que le goéland. Sa taille est d'environ trente centimètres alors que celle du goéland est de soixante-dix centimètres». Mais je voulais en savoir plus. Quand ils ne sont pas à la plage ou derrière les chalutiers, où passent-ils leur temps ? L'eau, toujours l'eau ! Ces oiseaux dorment sur... l'eau ou tout près ! Ils choisissent des zones à l'abri des vents et des prédateurs. Voilà des réponses convaincantes à beaucoup de questions que je me posais à propos de ces étranges volatiles. En remontant vers mon domicile, je me retourne : la silhouette rouge a repris sa pose habituelle. Une main tenant le sachet, l'autre déployée, jetant des bouts de pain dans l'écume mouvementée. Il me rappelle le geste auguste du semeur, jadis, à l'heure des labours...
Retour aux labours du douar : le tracteur n'avance plus. C'est sérieux : le système d'embrayage a craqué ! Les oiseaux blancs finissent leur repas et quittent les lieux. Mais soyez sûrs qu'ils réapparaîtront dès que la charrue tracera son premier sillon. Ces oiseaux ont plusieurs noms. Scientifiquement, ce sont les Bubulcus ibis mais on les appelle familièrement le héron garde-boue ou pique-bœuf. Cette famille comprend les hérons, les aigrettes, les butoirs, etc.
Ici, point de bienfaiteur au caban rouge. Un moment, je suis tenté de jouer son rôle mais, autour de moi, il y a tant d'animaux qui ne savent pas fouiner dans la terre pour manger des vers et des chrysalides et qu'il serait plus juste d'alimenter. Je quitte les lieux au moment où ces aigrettes s'envolent, dans un mouvement d'ensemble qui brise le silence de cette matinée automnale. Le tracteur est en panne. Et ça tombe bien parce que, de toutes les manières, le mauvais temps l'aurait empêché de continuer les labours. Et ce fut la tempête. Des vents violents font plier les arbres de la haie et affolent les chiens qui se mettent à aboyer sans raison. Le froid descend à moins deux degrés. On gèle ! La chaudière, d'une lâcheté exemplaire, profite de ce froid polaire pour craquer à son tour. C'est à cause du vent qui étouffe la flamme. Je m'étais promis de revoir le système de la cheminée mais ce fut toujours remis au lendemain. On se regroupe autour d'un chauffage électrique et, durant toute la nuit, ma hantise sera : «Et s'il y a une panne électrique ?» Dehors, le silence tout d'un coup. Je sais ce que cela veut dire. C'est le silence blanc. Il neige abondamment... Mais, bientôt, je tombe dans les bras de Morphée. Je nage dans un monde où les tracteurs labourent la mer sous le vol commun des mouettes et des hérons... heureux d'être ensemble, tache pure de blancheur dans le ciel de mon Hippone éternelle, là bas derrière les montagnes. Cela fait cinq longues années que je m'agrippe au djebel Boussessou et la mer me manque. Les mouettes aussi...
M. F.