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Algérianiser enfin la toponymie urbaine coloniale !

«Un nom doit-il toujours signifier quelque chose?», s’interrogeait l'écrivain anglais Lewis Carroll. On peut effectivement se demander à son tour de quoi un nom est-il finalement le nom, car il signifie forcément quelque chose. Et l'on sait depuis Victor Hugo que «le nom grandit quand l'homme tombe». Mais le nom en Algérie n'est toutefois pas souvent là où il doit être et n'a pas parfois le sens qu'il faut pour mieux évoquer les lieux, la mémoire et les personnes.
Il y a manifestement un problème de nom en général, encore plus de toponymie urbaine dans un pays où l'on ne nomme pas toujours un chat un chat. Et c’est surtout l'Administration qui semble avoir un sérieux souci avec la toponymie et même avec l'onomastique ! Pour s'en assurer encore en 2023, voir et revoir tout simplement les noms des rues et des places publiques dans les villes et notamment à Alger, et considérer aussi ceux des nouvelles cités d'habitation. On constatera alors que notre Administration a des difficultés avec la mémoire collective, l'Histoire avec un grand H, les personnes de renom, les contributeurs au génie national, les terroirs et les territoires. Et globalement avec l'identité.
À travers le monde, les noms de personnes et de lieux s'inspirent généralement de la réalité, de la culture et de l'Histoire. Chez nous, quand on veut bien s'inspirer de l'Histoire, on se limite alors à des périodes précises tout en «effaçant» de longues ères historiques, comme si l'Histoire n'est pas un continuum. Pour nombre de noms de lieux, l'Histoire en question commence avec l'adoption de l'Islam et trouve son point d'orgue dans la guerre d'indépendance.
Schizophrénie mémorielle rime également avec obsession idéologique lorsqu'il s'agit de baptiser des endroits donnés. On a, par exemple, le boulevard Che-Guevara et la place Emiliano-Zapata à Alger, mais point de place ou d'avenue Massinissa, Jugurtha, Takfarinas, Micipsa, Mastanabal. Sans oublier bien sûr Apulée de Madaure (Afulay en berbère) ou encore Nonius Datus de Lambèse qui fut à l'origine de la construction des aqueducs de Béjaïa et qui est le découvreur de Toudja, l'eau minérale la plus ancienne au monde et qui est toujours disponible dans le commerce.
Le comble est atteint lorsqu'on fait preuve par ailleurs d'un incroyable tic numérique qui consiste à nommer les nouveaux quartiers urbains ou ruraux par le nombre de logements construits. On habite par exemple la cité des 820 logements alors que les cités avaient avant des noms qui empruntaient leur quintessence à la flore ou à l'arboriculture. Comme de résider à Alger à la cité des Bananiers, aux Eucalyptus, aux Glycines ou aux Asphodèles.
Mais le pire, c’est de constater en novembre 2023 que certains lieux et certains édifices portent encore des noms de sinistre mémoire coloniale, ou sont encore désignés ainsi par la vox populi, et parfois vox populi, c’est vox dei ! On a eu à le constater récemment à la faveur de la réhabilitation et la rénovation par la Wilaya d’Alger du pâté d’immeubles d’architecture haussmannienne, situé entre la rue du Vieux Palais et de la rue Bab-el-Oued, dans la Basse-Casbah, à proximité de la célèbre place des Martyrs. Cet ensemble est un ancien bloc de bâtiments de la colonisation réalisé en 1858 et faisant office à cette époque d’hôtel pour officiers supérieurs de l’armée coloniale. Sa façade principale est dotée d’une longue galerie à arcades, ouvrant sur la foisonnante rue Bab-el-Oued qui mène vers le populaire quartier homonyme. Une voie baptisée avant l’indépendance avenue Malakoff, du nom du funeste Maréchal Aimable Pélissier, tristement célèbre sous son titre nobiliaire de Duc de Malakoff, et surtout responsable, entre autres crimes de guerre atroces, des effroyables enfumades du Dahra qui ont fait périr en juin 1845 toute la tribu des Ouled Riah. Cet ensemble se distingue aussi par le fait d’accueillir le prestigieux et emblématique Café du chaâbi, le «Café Malakoff» qui est ainsi appelé de nos jours par les Algérois mais aussi par l’Administration.
Cette fâcheuse habitude d’appeler certains lieux symboliques de la colonisation par des noms de sinistre mémoire collective algérienne pose encore et avec acuité, 61 ans après l’indépendance, le problème de la toponymie coloniale dans la capitale et les grandes villes du pays. La désignation, toujours actuelle, de ce bloc d’immeubles européens par le nom d’un sanguinaire maréchal de l’empire colonial devrait inciter les pouvoirs publics à rebaptiser ce groupe architectural en lui attribuant un nom typiquement algérien. Une appellation évocatrice du point de vue de l’Histoire ou de la culture du pays. Par exemple, lui attribuer le nom de la tribu martyre des Ouled Riah, ou celui de Nekmaria, du nom de la grotte où moururent asphyxiés par le monstrueux Duc de Malakoff tous les membres de la tribu des Ouled Riah.
Lui donner tout aussi bien le nom du légendaire grand maître du chaâbi, El Hadj Mhammed El Anka qui avait géré ce café mythique durant de longues années à partir de 1939. Un établissement typique qui est en quelque sorte une Mecque artistique ayant été à la fois un espace de concerts périodiques, une académie de formation musicale, une école du nationalisme et un haut lieu du bon-vivre et du bon goût algérois.
La débaptisation hautement symbolique de ce lieu emblématique d’Alger serait susceptible de constituer le coup de starter d’un processus de réinsertion de la toponymie urbaine et du patrimoine architectural d’Alger et des autres villes du pays dans l’Histoire et la culture authentiques de l’Algérie. Ce travail de remise de la toponymie dans le sens de l’Histoire réalisée et transcrite par les Algériens est d’autant plus nécessaire que certaines rues de la capitale continuent d’être désignées par des noms coloniaux comme la rue Victor-Hugo, la rue Henri-Dunant ou la rue Emile-Zola, entre autres artères.
Il semble que l’Administration ignore que Victor Hugo voyait dans la colonisation de l’Algérie une œuvre «bienfaitrice de civilisation» de la «Berbérie barbare» au sud de la Méditerranée, alors que le Suisse Henri Dunant ne fut pas seulement le fondateur et bienfaiteur de la Croix-Rouge internationale, mais un gros colon spoliateur à grande échelle de propriétaires algériens qui possédaient les terres les plus fertiles. Ceci indique clairement que la toponymie d’Alger est encore marquée, ici ou là, par des noms coloniaux négativement connotés et douloureusement évocateurs. D’où la nécessité patriotique de parachever l’algérianisation des noms de rues et des édifices non officiels.
On sait que la colonisation française, pour baptiser les rues et bâtiments urbains, avait utilisé les noms des rois et de leur famille (Orléansville, Philippeville, Fort Napoléon) ou d’hommes politiques de premier plan (Thiers, Gambetta, Lamartine). De même que des noms de généraux, de maréchaux ou de colonels ayant participé à la conquête implacable du pays (Bugeaud, Géryville, Herbillon, Cavaignac, Malakoff, Clauzel, Marengo…). Ou encore des noms de batailles et de victoires militaires du Second Empire (Alma, Inkerman, Palestro…), outre des personnalités des guerres de la Révolution française (Carnot, Kleber) et des victoires du général Bonaparte (Aboukir, Arcole, Lodi…) ensuite de l’empereur Napoléon (Wagram). Enfin, des noms d’artistes ou d’écrivains (Gounod, Delacroix, Fromentin, Molière, Voltaire, Hugo, Boileau, Saint-Saëns, Debussy...).
En somme, algérianiser définitivement la toponymie urbaine coloniale, c’est décoloniser l’Histoire, 61 ans après la sortie du pays de la longue nuit coloniale. Il n’est pas trop tard.
N. K.

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