De ces récurrents cris d’orfraie sur le mouton de
l’Aïd qui envahit l’espace urbain à l’orée de chaque «édition», on ne
sait finalement pas quoi retenir. La justesse, voire la légitimité de
l’indignation de certains ou la satisfaction de voir qu’il y a encore
des gens capables de «s’énerver pour si peu». Tempérons nos ardeurs
quand même : dans la vraie vie, il n’y a ni l’un ni l’autre. Sur le
fait, c’est toute l’année que les moutons et les chèvres sont élevés et
vendus au cœur de la capitale. La ville a d’ailleurs atteint un tel
seuil de désintégration organique qu’il ne lui reste pas grand-chose des
attributs d’une cité moderne qui puisse mobiliser contre les affronts
qui lui sont faits. Quand on est à Alger ou dans une autre grande ville
du pays, on a plutôt envie de la déserter et aller à l’air libre dans le
pays profond, pour profiter de ce qu’on n’a pas encore détérioré des
offrandes de la nature, plutôt que de revendiquer les belles
palpitations de l’urbanité, dont nous sommes depuis longtemps orphelins.
Alors des moutons qui crèchent dans les balcons d’immeubles, des
parkings qui se transforment en enclos en attendant d’abriter les
abattoirs, l’agneau vendu dans les garages de villas cossues des
quartiers résidentiels, ça ne devrait pas choquer outre mesure. Et quand
quelques voix d’extraterrestres résonnent chaque année à la même période
pour nous dire à quel point le mouton qui broute dans la baignoire est
caractéristique de la dégradation de la ville et du mode de vie citadin,
il suffirait peut-être de leur rappeler qu’une baignoire surmontée de
robinets à sec, il n’y a aucune raison qu’on ne lui trouve pas une autre
utilité : celle de mangeoire aux bestiaux, par exemple ! C’est la cité
avec toutes ses commodités et ses règles de fonctionnement qui fait le
citadin. Sinon, on aurait certainement vu parmi les offusqués exprimer
leur «résistance» là où ils devraient le faire, c’est-à-dire dans leur
espace vital direct. A-t-on vu un jour quelqu’un protester contre le
foin, la paille et les crottes dans sa propre cage d’escalier ? Non, on
voit plutôt des quidams honteux d’être les brebis galeuses du quartier
qui se croient obligés d’inventer des stratagèmes leur permettant de
cacher… qu’ils n’égorgent pas le mouton ! Ceux-là, ils vont toujours
«passer l’Aïd chez les parents qui habitent un autre quartier»,
s’inventent un «bled» qu’ils n’ont pas tous ou se mettent en quarantaine
comme des pestiférés qui ont procédé eux-mêmes à leur diagnostic. Le
reste des «citadins» est dans… l’essentiel. Le prix de la bête de plus
en plus cher mais jamais inaccessible, la rivalité entre les partisans
du mouton de Djelfa et celui de Tiaret, le rémouleur à trouver,
l’arsenal à renouveler et le charbon à ne pas oublier pour le barbecue.
Même pas besoin d’évoquer le fait religieux. Il est de fait… accompli
depuis longtemps.
S. L.
S. L.