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Rubrique Contribution

Annie Rey-Goldzeigueir, une combattante de la liberté dans le siècle

Par Omar Carlier(*)
Annie Rey-Goldzeiguer est décédée le 17 avril dernier, dans sa quatre-vingt quatorzième année. Avec elle disparaît la dernière représentante de la génération des jeunes agrégés historiens et géographes français qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans le sillage de Charles-André Julien, quitte à bousculer le maître, vont profondément renouveler par leurs travaux et leur enseignement l’histoire du Maghreb contemporain, et de l’Algérie en particulier. 

Une génération qui rompt avec les présupposés de l’historiographie coloniale antérieure, et favorise le renouvellement universitaire conduisant, à la veille et au lendemain des indépendances maghrébines, à l’appropriation scientifique par les nouvelles élites autochtones de leur propre histoire. Sans rien abandonner des exigences de la méthode historique et sans se priver d’élargir les domaines et la problématique de leur enquête aux requisits de la nouvelle histoire sociale. A l’instar d’André Nouschi, qui montre la voie en 1960 avec sa thèse d’Etat, commencée dix ans plus tôt, sur les paysans algériens du constantinois (1830-1914). Celle d’Annie Goldzeiguer, le Royaume arabe. La politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, soutenue en 1974, sous la direction de Charles-André Julien — son mentor et «deuxième père», dira-t-elle- s’inscrit dans ce double mouvement historiographique et institutionnel. Elle comble une lacune importante en éclairant d’un jour nouveau la période décisive de la décennie 1861-1870, durant laquelle se jouent le devenir de la colonisation et la survie même de la société autochtone. Son titre résume à la fois l’intention et l’illusion d’une politique, encore placée sous le régime militaire, inspirée par le modèle britannique et les idées saint-simoniennes, qui voudrait consolider la conquête et moderniser le pays en y associant les élites autochtones sans entamer trop lourdement l’assise foncière paysanne. «Il faut cantonner les Européens et non les indigènes», dira l’empereur, sans parvenir à circonvenir la poussée «coloniste». Ce lourd manuscrit de 8 volumes (avec les annexes), fortement réduit pour l’édition (1977), qui croise heureusement une gamme  de sources considérable, permet de relire à nouveaux frais les thèses antérieures d’André Nouschi et de CR Ageron, ainsi que celle à venir de Gilbert Meynier, en accordant une place essentielle aux différentes composantes de la «société indigène» considérées non plus comme des victimes écrasées par une puissance supérieure, dont les ultimes soulèvements de Ouled Sidi Cheikh et de Mokrani sont condamnés à l’échec, mais comme des forces sociales dont les initiatives, par cela même qu’elles ne suffisent plus à enrayer la machine coloniale, obligent la génération suivante à se réinventer sur d’autres bases, à peine esquissées jusqu’ici, dans une autre temporalité. Nommée à l’université de Reims, la même année, avec le soutien de Braudel, puis détachée pendant deux ans à l’ENS de Tunis (1976-1978), avec celui de Julien, elle va encadrer pendant deux décennies des étudiants tunisiens et algériens qui vont contribuer sans tarder à l’essor de leur discipline dans leurs pays respectifs. 
Vingt-cinq ans après sa soutenance, à l’issue d’un parcours universitaire bien rempli, jalonné d’articles, séminaires, directions de thèses, et contributions à maints ouvrages collectifs, Annie Rey se propose dans un autre livre, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. De Mers el Kebir aux massacres du Nord-Constantinois (La découverte, 2001), de reprendre une question historique et historiographique encore hautement inflammable. Cette fois en tant que citoyenne, militante et «ancienne combattante», et pas seulement en tant qu’universitaire rappelée au principe de  neutralité axiologique, parce qu’elle a été successivement témoin puis actrice de deux moments majeurs de la séquence ultime conduisant à l’indépendance du pays, et au-delà, dont le premier fait précisément l’objet de l’ouvrage. 
C’est l’autre aspect de la trajectoire d’une vie. Mettant notamment l’accent, après d’autres, sur le soulèvement constantinois du 8 mai 1945, réprimé sans mesure par les troupes du général Duval, avec la caution du général de Gaulle, elle en reprend méthodiquement le descriptif, analyse ses antécédents, son lieu et ses modes de surgissement, explore ses conséquences immédiates et ultérieures. Elle croise de nouveau pour ce faire une large gamme de sources, dont certaines inédites, et teste concepts et hypothèses, pour dégager le sens de cet évènement majeur. Sans masquer les obstacles archivistiques et politiques d’une telle entreprise. Sans occulter sa propre subjectivité, travaillée par les souvenirs personnels d’une expérience vécue, celle de sa présence continue à Alger de 1943 à 1945. 
Ecrivant d’emblée que «des raisons personnelles l’ont guidée», elle travaille néanmoins, sans prétendre au point de vue de Sirius, à mettre en regard les interprétations historiennes en présence et à mettre à distance les concurrences mémorielles. Elle avance, entre autres, le concept de «monde du contact», censé faire lien entre les communautés, et propose une thèse, celle de la disparition de ce monde, grosse de tous les dangers, dans un contexte d’accélération multiforme des tensions induites par la Seconde Guerre mondiale. Il y a là, entre autres propositions, matière à débats. Ils n’ont pas manqué, comme c’était déjà le cas pour sa thèse, mais la construction d’ensemble reste très suggestive aux yeux des meilleurs experts. Si elle reprend à son compte l’idée d’événement fondateur, c’est avec un point d’interrogation critique qu’il est fait écho au terme de «répétition générale». Surtout, elle inscrit heureusement son questionnement dans l’enchevêtrement du temps court, disruptif et décisif, de la Seconde Guerre mondiale, et du temps long de la situation coloniale. 
Le soulèvement de mai 1945 fonctionne dès lors comme le révélateur d’un changement d’époque irrémédiable, malgré le reflux décennal ultérieur, qui permet de conclure à une «redistribution politique» ouvrant la voie pour l’historien à une meilleure compréhension de la guerre d’indépendance elle-même, et au-delà. En fait, le texte invite aussi en creux à une lecture prenant directement pour objet central la production des mythes fondateurs de la nation algérienne, en tant que tels, reliant directement le soulèvement spontané et localisé de mai 1945 à l’insurrection organisée et généralisé du 1er novembre 1954, insérés après 1962 comme points de nouaison majeurs dans la trame discursive du roman national. 
Il faut, pour prendre la mesure de ce point d’orgue historiographique personnel, soumis comme tout autre essai au renouvellement légitime de la critique, le rapporter au parcours personnel, professionnel et politique de son auteure. Annie Rey est née à Tunis le 12 décembre 1925, d’une mère française champenoise et d’un père juif russe laïcisé, lui même fils d’un ingénieur d’Odessa et d’une mère juive polonaise. Poursuivi lors de la révolution de 1905, le fils Goldzeiguer, réfugié en France, entame à Montpellier des études de médecine, avant de s’engager en 1914 dans l’armée française, où il opère comme chirurgien sur le front de Verdun. Blessé et replié à Bar-sur-Aube, il y rencontre sa future femme, mademoiselle Régnier, institutrice et fille de boulanger, alors versée dans le groupe des infirmières. Revenu après la guerre à Montpellier, où il exerce comme praticien à l’hôpital, désormais naturalisé, et devenu franc-maçon, à l’instigation de ses collègues. 
On lui propose bientôt un cabinet libre qui se libère à Tunis. Il s’y installe, avec l’institutrice qu’il vient d’épouser, s’impose dans sa spécialité, et progresse dans la hiérarchie maçonnique, jusqu’à en devenir l’un des dignitaires, sans perdre pour autant l’aura acquise comme «médecin des pauvres». 
Annie, sa fille, devenue bachelière, se rend à Alger pour y suivre des études supérieures, à la rentrée 1943. Le 8 novembre précédant, le débarquement allié américain a coupé les relations avec la Métropole, et la victoire de de Gaulle sur Giraud a mis fin à la législation antisémite de Vichy, et à la morgue de ses thuriféraires, mais sans briser la puissance des potentats locaux. En Tunisie, toutefois, l’armée allemande fait obstacle à l’avancée alliée. Le Dr Goldzeiguer est arrêté par la Gestapo et  déporté au camp d’Oranienbourg. Ramené à Paris, très affaibli, pour être intégré au procès de la franc-maçonnerie, voulu exemplaire par Pétain. Intransportable, il décède peu après à l’hôpital Rotschild. Sa fille ne le saura que six mois plus tard. Pour de Gaulle et le GPRF, la guerre continue, et l’Empire commande. C’est dans ce contexte qu’Annie Goldzeiguer passe à Alger sa licence d’histoire, marquée notamment par l’enseignement de Louis Leschi et de louis Gernet. Elle y rejoint bientôt la mouvance communiste, rencontre des étudiants tunisiens et marocains, dont Mehdi Ben Barka, mais aussi un étudiant en droit préparant St-Cyr, Roger Rey.
 De condition modeste, fils d’un douanier d’abord nommé à Oran, ce dernier n’est pas membre du PC, mais impressionné par Leclerc, qu’il suit en Indochine, tout en gardant un contact épistolaire avec la jeune étudiante. Il la retrouve comme agrégative à Paris, puis l’épouse, en 1948, alors qu’elle est la cadette très entourée d’un groupe de jeunes étudiants communistes historiens et  géographes, situés dans la mouvance de Jean Dresch et de Pierre George, à l’Institut de géographie de la Sorbonne. 
Dès lors, c’est au sein de sa vie de couple, engagée dans une activité anticolonialiste de plus en plus soutenue, qu’il faut suivre le cheminement de l’historienne. Après deux ans passés à Madagascar, où l’officier Rey est condamné à deux mois de forteresse, les Rey-Goldzeigueir reviennent à Paris. Annie enseigne en lycée, tandis que Roger, quittant l’armée, intègre le secteur industriel. C’est là, par les liens de son mari avec des ouvriers algériens, que la fille du chirurgien de Tunis rencontre pour la première fois des militants indépendantistes algériens engagés avec le FLN. Et c’est avec lui qu’elle suit un groupe de communistes critiques dont l’un des responsables est Gérard Spitzer. On passe du soutien idéologique à l’aide logistique. 
L’appartement des Rey, Bd Brune, à Paris, héberge notamment des militants recherchés. Ni le démantèlement du réseau, en 1957 ni l’avènement de l’Indépendance ne mettent fin à l’engagement du couple. En 1963-1964, c’est Mohamed Boudiaf qui devient l’un des hôtes du Bd Brune. Critique envers les nouveaux régimes, la maîtresse-femme qu’est Mme Goldzeiguer se refuse longtemps à revenir à Tunis et à Alger. Sans accorder d’importance aux remarques de ceux qui brocardent la «pétroleuse», elle continue son travail d’universitaire engagée, en préparant sa thèse, puis en dirigeant à son tour d’une main ferme, et trouvant d’autres causes à défendre, avant de s’éteindre, vaincue seulement par l’âge et la maladie. 
Retenons au moins deux d’entre elles, à divers degrés d’interrelation entre histoire et mémoire. L’historienne critique défend d’abord la mémoire de son vieux maître, dans l’association des amis de Charles-André Julien, sans se priver du droit de le critiquer à l’occasion, et veille à la tenue d’une grande manifestation en son hommage à la Sorbonne, un an à peine après la mort de l’historien presque centenaire. 
La militante anticolonialiste engagée naguère dans un réseau de soutien au FLN travaille ensuite à la réintroduction de Messali dans l’histoire algérienne de l’Algérie, apportant sa caution à l’association créée par la fille de l’ancien zaïm et à son entreprise mémorielle, et prêtant activement la main à l’organisation de colloques contribuant à réintégrer le «père du nationalisme algérien» dans l’historiographie officielle,  jusque dans sa ville natale, Tlemcen. 
La contradiction peut paraître étonnante, elle n’est qu’apparente. C’est l’axe de la liberté politique qui assure le repositionnement d’une époque à une autre. Le vieux mot d’ordre du MTLD, «constituante algérienne souveraine, sans distinction de race ni de religion» (1946), jouant sans doute ici le rôle de pivot. 
Elle y retrouve un point d’appui faisant écho à une idée force de sa jeunesse, transmise par ses ascendants paternels et maternels, en héritière assumée de la Révolution française et de Jaurès. Nul doute qu’elle aurait apprécié de le voir reprendre vie aujourd’hui, si la maladie ne l’avait empêchée, fût-ce à distance, d’en goûter de nouveau «l’ivresse», suivant le mot de son aînée, Lucie Aubrac, qui, comme elle, avait jusqu'au bout rappelé à de nouvelles jeunesses que la résistance n’avait pas été vaine et restait toujours d’actualité. 
O. C.

(*) Professeur émérite à Paris VII-Denis Diderot, membre du conseil scientifique de la revue Insaniyat. 

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