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Femmes de Hassi Messaoud : une mémoire confisquée

Par Chérifa Sider, docteur en psychologie
«Alors que nous battions le sable, des bruits étranges nous sont parvenus de loin. Au début, nous ne comprenions pas. Puis les mots sont devenus plus précis. Une foule se rapprochait en scandant : ‘‘Allahou akbar’’ […]. Ils font la guerre à minuit ?» C’est en ces termes que témoignent Rahmouna et Fatiha, dans leur livre intitulé «Laissées pour mortes. Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud».(1) Persécutées et blessées, ces survivantes d’un viol collectif ont été forcées de revenir, par hasard, dans le monde des vivants, pour nous livrer leur descente aux enfers. Elles y retracent leur voyage au bout de la nuit du châtiment où tout a basculé*. 

Au milieu de cette nuit du 12 juillet 2001, des femmes furent atrocement violentées, violées, torturées et massacrées par une centaine d'hommes armés. Les agresseurs ont adhéré radicalement, semble-t-il, au discours d’un imam du quartier Al-Haïcha («la bête» en arabe), pour accomplir une véritable besogne de purification des femmes jugées «indésirables». C’est ainsi que ces hommes pervertis ont déversé leurs frustrations et leur folie sur la femme, considérée comme responsable du malheur qui régnait à Hassi Messaoud. Cette ville du sud de l'Algérie apparaît comme le symbole de la misère au cœur de l’or noir. 
«Maudits soient les peuples qui croisent les mains et accusent les jambes des femmes, dirait Kamel Daoud.(2) Bien souvent, le discours social – à caractère religieux notamment – est utilisé pour dénaturer l’identité de la femme lorsqu’il est question de l'évolution de son statut. Des hommes ordinaires et raisonnables se transformeront alors en brute barbare et sans pitié : «Il fallait servir […], il fallait être féroce.»(1) Radicalisés, ces agresseurs sexuels ont échappé au travail de culture, c’est-à-dire à la sublimation des pulsions agressives et/ou sexuelles. C’est toute une «psychologie du mal» qui se développe pour s’en prendre au corps de la femme. On ne naît pas bourreau, on le devient. 
Condamnées à mourir vivantes, les femmes de Hassi Messaoud ont été confrontées à une situation du «tout était permis» conjuguant impuissance et non-sens : «Où fuir ? On ne pouvait pas sortir. Nous étions encerclées.»(1) Bien évidemment, cette guerre psychologique révèle à ciel ouvert le désir d’emprise et surtout d’humiliation : «Plus jamais femme !» Les bourreaux suscitent alors la peur parmi la communauté féminine tout entière qui résistait déjà à la nébuleuse intégriste, un vécu ô combien sombre. 
Ce récit de mort, recueilli par la comédienne Nadia Kaci, nous invite aussi à réfléchir sur la dureté de la condition féminine en Algérie. Chacun sait que le recours à la violence physique et/ou sexuelle est un moyen redoutable pour dominer et même terroriser durablement l’imaginaire féminin. Ce processus se fonde sur une logique de déculturation et, surtout, de destruction globale, et du féminin, et du lien social. Mais il fallait réaffirmer cette «autorité masculine», au cœur de la tradition patriarcale. Un tel héritage puise toute sa force et toute sa signification dans le Code de la famille promulgué en 1984. Voilà comment la vie des Algériennes — placées sous tutelle — a basculé dans l’exclusion et la discrimination. 
À ce titre, le lynchage des femmes de Hassi Messaoud nous rappelle que la violence culturelle est d’abord une violence institutionnelle. Le féminin s’efface alors sous l’épreuve du déni de l’altérité : «Avec du sable et des dalles de trottoir arrachées, ils l’ont enterrée jusqu’au cou.» (1) 
Cette atteinte à l’intégrité physique et psychologique provoque parfois une souffrance psychotraumatique qui engendre de profondes séquelles pouvant aller jusqu’au suicide. Dans l’après-coup, l’épreuve du viol est ressassée constamment sous forme de souvenirs ou de cauchemars… Comme si c'était hier.
 Au demeurant, le bourreau est tout autant au-dedans qu’au-dehors : «Il m’a interdit de crier […], jusqu’au moment où il a commencé à relever ma jupe. […]
Un visage que je garderai en mémoire toute ma vie.»(1) Au stade ultime de cette cruauté, l’enveloppe psychique, ou ce que Didier Anzieu (1923-1999) appelle le Moi-Peau, se trouve cliniquement parlant trouée, voire fissurée. Ce qui laisse l’individu incontinent et incapable de restituer une intimité en ruine. D’autant que tout amour de l’Autre et toute compassion ont disparu pour laisser place à l’horreur. Comment faire confiance désormais à la vie, quand le semblable s’est brutalement transformé en bourreau ? 
Outre la mort dans le silence, nombreuses sont les rescapées du viol qui ont été désignées comme coupables. On sait combien il est difficile de survivre avec une étiquette de «femme de mauvaise réputation» dans une société marquée par la haine et le meurtre du féminin. Une fois stigmatisée, la victime se voit, au fil du temps, dépossédée de sa capacité à revendiquer ses droits (respect de la dignité humaine, sécurité…). 
C’est une double peine ! Quoi qu’il en soit, la question de la reconnaissance de la victime en tant que telle se pose ici avec acuité. Toujours est-il que la solution aux violences intentionnelles passe par la reconnaissance des préjudices subis. C’est alors un moment essentiel de toute réparation individuelle et/ou collective, de nature à ouvrir un débat «sincère» sur la question féminine. Or, cette violence extrême manifestée à l’égard des femmes actives a été occultée, paraît-il, par des promesses non tenues.
De présumés coupables ont été relâchés sans subir de procès, faute de législation répressive. À ce propos, le réseau Wassila et al. (2010)  a écrit : «Le traitement de l’affaire de Hassi Messaoud s’est réduit à une parodie de justice reléguant cette tragédie au rang de vulgaire fait divers.»(3) Nous voilà donc soumis au principe de la «banalité du mal».
Qu'on le veuille ou non, une société imprégnée de tabous et de non-dits sombre inévitablement dans la violence intergénérationnelle. Ne dit-on pas que la violence engendre la violence ? Confisquer la mémoire des victimes, c’est obéir consciemment ou inconsciemment à la logique du bourreau. Il émerge dès lors un «Grand désenchantement» catalyseur d’une misogynie néfaste, voire mortifère. C’est aussi le cas des femmes violées par les terroristes sous le couvert de zawaj el-mout'a (mariage de jouissance). 
Elles ont été sacrifiées au nom d’un conflit politico-religieux : «Préparez vos femmes et vos filles !»
À cette époque, tout prêtait à confusion : «Qui viole qui ?» «Qui humilie qui ?» Bien que la violence sexuelle soit un crime répréhensible, le viol collectif demeure impuni. Souvent, les victimes de la décennie noire sont abandonnées et rejetées par leur famille et leur communauté comme des démons. 
Du patriarcat étouffant à l’intégrisme accablant, en passant par une violence quotidienne, la loi du silence est imposée aux femmes «souillées».
En réalité, ces survivantes aux vies «endommagées» sont plus traumatisées que jamais, d’autant que les bourreaux ont été graciés et même récompensés au nom de la paix sociale : «[...] Jamais ils ne m’imposeront le mot pardon […] Les terroristes nous ont endeuillés alors que nous voulions vivre […] Combien ma blessure est encore vive au vu des gens qui croient […] à la paix des cimetières.»(4) Est-il possible de se résigner à cette situation de non-repères, dépourvue de tout sens ? Quelle réponse apporter à des souffrances «d’origine sociétale» qui deviennent parfois pathologiques ? Et comment construire une histoire des femmes d’Algérie, si difficile à entendre ? 
Par son intensité, «le viol est tel un meurtre qui laisse la victime vivante».(5) Il faut donc réparer vite ce qui a été morcelé, anéanti, détruit et dénié. En quête de survie, les femmes de Hassi Messaoud affrontent, malgré tout, l’horreur à travers l’écriture. Cette histoire, Laissées pour mortes, met en évidence une souffrance féminine sublimée en «Grande parole vivante» qui s’adresse à nous tous. 
C’est un véritable travail de résistance à la culture de la haine et de l’oubli pour éclairer une société aussi intolérante que conservatrice. 

*Je dédie ce texte à toutes les femmes et à tous les hommes blessés au plus profond de leur être. Et plus particulièrement aux femmes algériennes, résilientes et résistantes. 
C. S.


Références

  1. Maamoura, Fatiha, Rahmouna Salah, et Nadia Kaci. Laissées pour mortes. Le lynchage des femmes de Hassi Messaoud. Paris : Max Milo, 2010, pp. 7-127-131. 
  2. Daoud, Kamel. Le rêve monstrueux d’une Algérie sans jambes. Le Quotidien d’Oran, 25 mai 2015. 
  3. Réseau Wassila et al. Hassi-Messaoud – Halte à la fatalité de la terreur à l’encontre des femmes !, 13 avril 2010. http://www.prochoix.org. 
  4. Zouani, Houria. «Arrêtez de tendre vos mains aux égorgeurs». Le Soir d’Algérie, 09 2005. 
  5. Bessoles, Philippe. Le meurtre du féminin. 1re éd. Saint-Maximin : Champ social éditions, 2003.

 

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