Placeholder

Rubrique Contribution

Les États-Unis à l’heure du changement (*) : l’élection présidentielle de 2020 et après

Par Amine Kherbi(**)
Pour la plupart des observateurs à travers le monde, la récurrence des controverses à l’occasion de l’élection présidentielle américaine du 3 novembre 2020 a suscité de nouveaux questionnements sur la cohésion de la nation et mis en évidence de manière frappante la crise du système démocratique d’un pays doté d’institutions solides et stables, mais qui éprouve des difficultés à comprendre les tenants et les aboutissants de ce moment fondateur du nouvel âge démocratique en temps de crise.

Malgré les vicissitudes de la pandémie de coronavirus, ou à cause d’elles,  et les doutes émis sur l’intégrité du processus électoral, le décor planté et son double enjeu de politique intérieure et extérieure n’était pas pour plaire à tout le monde. Cependant, les choses sérieuses allaient commencer dès le premier débat entre les deux candidats à la présidentielle. 
Ce débat a été le révélateur du climat d’incertitude ambiant et de l’érosion du rôle de la confiance dans le fonctionnement du système politique. Aussi, les soubresauts que l’Amérique a connus avant, pendant et après cette élection singulière pour élire au scrutin indirect le président des États-Unis traduisent-ils l’évolution des rapports entre le politique et le sociétal d’une façon qui éclaire le moment historique que traversent aujourd’hui les Américains et la place qu’occupe la démocratie à l’ère de la mondialisation. 

Le recours aux urnes est le meilleur mode pour la société de manifester son poids
Cette élection n’a pas été une élection comme les autres. Elle s’est déroulée dans un contexte particulier qui n’a pas facilité la compréhension des enjeux sociétaux et sanitaires d’une pandémie qui a frappé de plein fouet une société en proie à l’incertitude où chacun ressent un malaise profond. La crise économique n’a pas arrangé les choses. Pour les Américains, le recours aux urnes reste cependant le meilleur mode pour la société de manifester son poids en mettant à l’épreuve une conduite ou une action.
En dépit du nombre limité de rassemblements politiques, l’explosion du vote par correspondance et l’incertitude provoquée par l’hospitalisation du Président Trump, jamais depuis 1900 les Américains ne se sont déplacés aussi massivement pour voter à l’occasion de cet «Election Day» hors du commun qui coïncide avec les élections sénatoriales et législatives au niveau fédéral, ainsi que de nombreux scrutins locaux et les élections de gouverneurs.
Mais dès l’annonce par les médias de la victoire du candidat démocrate Joe Biden, qui remporte cette élection avec 306 grands électeurs contre 232 pour son adversaire républicain Donald Trump, ce dernier refuse d’accepter sa défaite et met en doute la validité du scrutin en introduisant des recours juridiques dans les États où le résultat a été serré. A défaut de preuves, la quasi-totalité des recours ont été rejetés. 
Cette élection donne ainsi le sentiment que l’imbroglio juridique de 2000 est toujours là et que l’incroyable scénario de 2000 s’est répété dans un climat électoral délétère et, paradoxalement, un manque de moyens. C’est ce qui a alimenté la controverse et les présomptions de fraude à grande échelle. Au-delà du glissement de la sémantique juridique et politique entourant le système électoral et de l’utilisation appropriée des nouvelles technologies durant l’élection, ce scrutin a laissé aussi apparaître le besoin d’une refonte de la loi électorale permettant au peuple d’exercer effectivement son droit.
Mais en fin de compte, le résultat de l’élection présidentielle de 2020 est moins équivoque que celui de 2000 puisque le président élu, qui a obtenu la majorité des grands électeurs, dispose également de la majorité des suffrages populaires. Pour autant, le président sortant nie avoir perdu l’élection alors que le président élu, vainqueur incontestable, n’abuse pas de son triomphe. La transition a été  ainsi engagée. 

L’élection de Joe Biden donne sens aux valeurs américaines de liberté et d’autodétermination des peuples
Une bonne partie de l’opinion américaine se plaît à transformer cette victoire en véritable avancée même si la société n’est pas encore prête pour des changements de fond. D’aucuns considèrent que l’élection de Joe Biden à la magistrature suprême est beaucoup plus due au rejet de la politique de Donald Trump qu’à l’adhésion à un nouveau projet de société.
 Il s’agit cependant d’un pas en avant qui donne sens aux valeurs américaines de liberté et d’autodétermination des peuples,  renforce la loyauté des Américains envers leur Constitution et conforte un Parti démocrate en quête d’unité et de renouveau. 
L’Amérique reste cependant conservatrice car elle exprime la tendance à la convergence de l’argent et du pouvoir sur la décision politique. Globalement, c’est l’Amérique rurale et des petites villes qui a soutenu le conservatisme de réaction incarné par Donald Trump. Aux yeux de certains, sa présidence en a été l’illustration et la tournure la plus inquiétante. 
Du fait de son action ambivalente et erratique, l’image du président sortant, à quelques semaines de son départ de la Maison-Blanche, est terriblement contradictoire. Pour ses partisans, il a été un bon président qui a revigoré le pays en libérant les énergies et permis aux États-Unis de reprendre confiance en eux-mêmes grâce à la créativité et la capacité d’adaptation de leurs entreprises. Même s’ils se disent préoccupés par les problèmes sanitaires, économiques et sociaux, ils considèrent que le Président Trump n’est pas responsable de la détérioration de la situation qu’ils attribuent à une problématique transnationale. 
D’après eux, le président a pris de bonnes décisions en matière de politique étrangère, notamment en refusant que les États-Unis assument seuls le fardeau du leadership mondial. Ils pensent qu’il a incarné la vision que l’Amérique a du monde, une vision qui est inséparable de celle qu’elle a d’elle-même et de ses intérêts permanents. 
Pour ses détracteurs, outre une gestion désordonnée des affaires de l’État, il a attisé les divisions sur les enjeux cruciaux pour les États-Unis alors qu’un sentiment de vulnérabilité s’est infiltré dans la mentalité américaine. Selon eux, il a mal perçu la pandémie de coronavirus et son impact sur l’économie. Ils déplorent le manque de clairvoyance de l’Administration Trump alors qu’au sein de la plupart des sociétés occidentales, cette pandémie a contraint à mener une réflexion sur le rôle de l’individu et la place du malade dans la société ainsi que sur les questions éthiques qui seraient afférentes à une telle situation de crise. S’ajoute à cela l’absence d’esprit de décision en matière de politique étrangère qu’ils imputent à un président qui s’est aliéné les alliés et les partenaires des États-Unis à un moment crucial pour leur leadership. 
Leurs principaux griefs concernent l’abandon d’une politique moyen- orientale équilibrée de Washington et son alignement sur la politique israélienne d’occupation, la négation des droits légitimes du peuple palestinien à l’autodétermination et l’indépendance, le parti-pris contre l’Iran, l’accentuation des malentendus transatlantiques, l’exacerbation des tensions avec la Chine, les frictions avec la Russie, la distanciation à l’égard de l’Amérique latine, le mépris de l’Afrique, le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat et de celui de Vienne sur le nucléaire iranien, de l’Unesco et de l’Organisation mondiale de la santé, tout cela marquant la négation de la légalité internationale et le rejet du multilatéralisme. 

La collusion de l’Administration Trump avec le Maroc sur la question du Sahara occidental
Encouragé par certains éléments de son entourage et le concours actif de grandes firmes de lobbying liées aux mouvements pro-israéliens, le Président Trump a affirmé dans une déclaration unilatérale, sans fondement juridique, que son pays reconnaissait «la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental», en violation  des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations Unies sur cette question de décolonisation inachevée qui relève de leur compétence.  
Campé sur ses certitudes, d’aucuns disent que l’hôte de la Maison-Blanche excelle dans les jugements abrupts sans se soucier des conséquences de la décision. 
En fait, selon de nombreux observateurs, on ne peut mieux aborder les problèmes importants avec autant de légèreté, en homme agissant par à coups et nageant dans les eaux les plus douteuses. C’est ce qui l’a conduit, rappellent-ils, à cette stupéfiante collusion avec le Maroc sur la question du Sahara occidental. 
À l’instar de James Baker III,  secrétaire d’État de George H. W. Bush  et ex-envoyé personnel du Secrétaire général de l’ONU pour le Sahara occidental, des personnalités américaines, notamment des membres du Congrès et d’anciens proches conseillers comme John Bolton, ont considéré que par-delà l’absolutisation du déni de la réalité, l’idéologie conquérante prônée par le locataire de la Maison-Blanche semble avoir pris le dessus sur la realpolitik et la diplomatie créative. Selon eux, l’abandon de l’attitude de neutralité positive des États-Unis sur la question du Sahara occidental témoigne de la polarisation du discours de l’Administration Trump qui sous-tend, en dépit du bon sens, une dynamique irrationnelle qu’elle veut créer au Maghreb au détriment des intérêts américains dans la région.Par la suppression de nuance, la politique extérieure et de sécurité de l’Administration Trump a rendu encore plus difficile le lien existant entre les situations et les événements différents et apparemment isolés. Selon certains commentateurs, c’est une politique manichéenne, du tout ou rien, qui a ainsi prévalu. Ne comprenant pas l’environnement international, tournant le dos à la réalité et ne pouvant s’isoler, l’Amérique de Trump  a réagi avec désinvolture et maladresse. D’aucuns parmi ses détracteurs rappellent qu’il a excellé dans l’art de dramatiser les situations. Dans cette fuite en avant, il lui fallait, selon eux, encore «mouiller» ses propres partisans de manière à être le seul maître à bord une fois le moment venu. Ils n’y voient dans ses actions qu’incohérence et contradictions, attitudes successives d’un être faible soumis à toutes les influences, incapable d’avoir  une vision claire et un plan précis pour le programme dont il a la charge. 
Avec la crise sanitaire et ses répercussions économiques, la rapidité de l’évolution politique a été telle que, d’après eux, dans la plupart des cas, le Président Trump a été obligé de réagir au coup par coup, en formulant tous les problèmes en termes absolus, sans nuance aucune. Certes, il y eut l’effet de circonstances précises. Mais son caractère complexe et contradictoire a fait que l’unité de conseil n’a que rarement existé et les influences les plus diverses ont joué. Sans relief, estiment-ils, sa politique a été à la fois attentiste et imprévisible. 
Par ailleurs, les grands médias pensent qu’il est peu cultivé, possédant une vision d’homme d’État sommaire amoindrie par un manque de connaissance des problèmes de son propre pays et du reste du monde. Ces derniers sont allés jusqu’à lui opposer les mérites de son adversaire le présentant comme un homme d’État émérite et un politique avec une grande expérience des affaires publiques. Pour eux, l’homme d’État brasse la réalité et son objectif premier est la stabilité de la société. De ce point de vue, Joe Biden apparaît comme la personne idoine qui répond bien à ces exigences. Il représente, par son style et son engagement, l’époque des chemins possibles, de la voie du dialogue et du progrès. Qu’il soit d’origine politique, psychologique ou circonstancielle, l’échec du Président Trump marque pour l’opinion éclairée la fin du rêve de la «destinée manifeste» américaine. Il préfigure des jours difficiles pour le Parti républicain comme durant la période de l’après-Reagan. 

Une nouvelle ère s’annonce pour les États-Unis
Une ère nouvelle s’annonce en effet pour les États-Unis qui doivent refaire l’apprentissage de la «realpolitik» pour s’ouvrir davantage au monde extérieur, rétablir des rapports de confiance avec leurs alliés, approfondir le dialogue avec les grandes puissances et les pays émergents, renouer des liens d’intérêt général avec leurs partenaires, promouvoir une coopération globale en faveur du développement et encourager le retour à la diplomatie multilatérale afin de favoriser une identité collective de la communauté internationale. 
La stabilité et l’équilibre, la paix et la sécurité internationale sont à ce prix. Aussi, le choix des femmes et des hommes chargés de la mise en œuvre de la politique étrangère est-il déterminant. La cohérence de l’action extérieure, dont les adaptations évoluent par variations complexes, en dépend dans une large mesure. 
Compte tenu de la compétence et de l’expérience reconnues de la vice-présidente élue Kamala Harris dans le domaine juridique et du profil des personnalités désignées pour les postes de secrétaire d’État, de conseiller à la sécurité nationale et d’ambassadeur auprès des Nations Unies, tout porte à croire que l’Agenda international de la présidence Biden sera au diapason de la nouvelle donne mondiale même si la priorité sera accordée à la situation interne. Avec la confirmation de la victoire de Joe Biden par le collège des grands électeurs, réuni le 14 décembre 2020, rien ne sera  plus comme avant. 
Ainsi que le Président élu l’a lui-même affirmé, une «page est tournée» et la nouvelle ère qui commencera le 20 janvier prochain suscite déjà beaucoup d’espoir parmi les Américains. La communauté des nations espère aussi que cette élection répondra à ses attentes. 
En 2008, l’élection de Barack Obama, avec comme colistier Joe Biden pour la vice-présidence, a constitué un événement majeur, aux États-Unis et dans le reste du monde, et marqué alors un nouveau départ pour l’Amérique. Il fut en effet le premier président afro-américain à faire émerger une vision pour son pays confortant la conviction des Américains dans leur destinée(1).  Douze ans plus tard, l’élection de Joe Biden à la Présidence et de sa colistière indo-jamaïcaine Kamala Harris, première femme à accéder à la vice-présidence des États-Unis, présente beaucoup de similitudes avec celle de 2008 et témoigne d’un phénomène dont la récurrence, même en temps de crise, a une importance significative pour une société américaine en quête de renouveau dans un esprit destiné à consolider les valeurs qui fondent sa cohésion et donne sens à l’universalité de son message. 

L’engagement de l’Amérique envers le reste du monde
Cependant, un facteur déterminant pour les relations internationales des États-Unis dans les quatre prochaines années sera la restauration de leur image de marque. Malgré les secousses de notre époque, l’engagement durable de l’Amérique envers le reste du monde serait la meilleure preuve de bonne volonté pour dépasser l’acrimonie et trouver les moyens pratiques de relever les défis globaux et de considérer d’autres approches pour résoudre les problèmes difficiles. 
Dans un monde interdépendant où la communauté des nations est contrainte d’être plus apte à apporter des réponses globales pour apaiser les tensions, atténuer l’exacerbation des rivalités, réduire les déséquilibres et faire face aux menaces transnationales, notamment la pandémie de coronavirus, le changement climatique et le terrorisme(2), la convergence d’intérêts est  nécessaire pour élaborer des politiques complémentaires, renforcer le dialogue et élargir la concertation sur les questions relatives aux biens communs mondiaux. 
Certes, une bonne compréhension de ces problèmes permettra à l’Amérique de Joe Biden d’apporter au monde un concours à la hauteur des exigences des  temps nouveaux. Mais pour favoriser l’instauration d’un nouvel ordre mondial, de nombreuses adaptations dans la diplomatie américaine sont nécessaires. Tel est manifestement le cas aujourd’hui. 
Dès lors, il s’agit de relever les défis liés aux réalités nouvelles et de repenser la politique extérieure.
 Tout le reste n’est que suites et conséquences. Voilà pourquoi les États-Unis se trouvent devant un choix stratégique majeur. Leur contribution au succès de l’entreprise coopérative de sécurité collective sera cruciale pour l’avènement d’une ère nouvelle dans les relations internationales.
A. K.

(*) Version légèrement modifiée de La crise et le dissensus, texte de l’Epilogue de mon livre intitulé : Sur le toit du monde : chroniques américaines, à paraître au 2e trimestre 2021.
(**) Diplomate de carrière, ancien ministre délégué aux Affaires étrangères et ambassadeur dans plusieurs pays, notamment aux États-Unis d’Amérique : 2005 à 2008. Il est l’auteur de L’Algérie dans un monde en mutation : regards sur la politique économique, la sécurité nationale et les relations internationales, Anep 2018.
• 1- Cf : Barack Obama : The Audacity of Hope, Random House, Inc. 2006. 
• 2- Conférence de l’ambassadeur Amine Kherbi : «The impact of terrorism on human rights and democracy in developing countries», Kennedy School of Government, Harvard University, April 20, 2007.
Voir aussi, Amine Kherbi : «Security and Development : A Short introduction», Paris School of International Affairs, Sciences Po, mimeo, september 2018.

Placeholder

Multimédia

Plus

Placeholder