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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Hamdane, le cordonnier

Au-delà d’une simple histoire de marteau, de clous et de fils, la cordonnerie était pour si Hamdane un art, une  passion. Je me souviens de son échoppe au centre de la ville et de tous les instruments qu’il utilisait pour retaper ou donner une seconde vie à nos chaussures, nos bottes, nos sacs ou autres articles auxquels on  tenait beaucoup, non seulement parce qu’on ne pouvait pas tout le temps en acheter, mais aussi parce qu’ils avaient fait un bon bout de chemin avec nous et qu’on avait du mal à nous en séparer. Eh oui, la valeur sentimentale des objets, même ordinaires, compte énormément.
Sur des étagères en bois, il rangeait impeccablement ses outils : une pince, une roulette, des moulages de pieds, un marteau spécial lui permettant non seulement d’aplatir le cuir et d’enfoncer les clous, mais de les arracher aussi et d’atteindre les endroits les plus inaccessibles d’un soulier, des poinçons pour percer ou agrandir un trou dans le cuir afin de le coudre, des boîtes de clous de différents calibres, des semelles de différentes pointures, des moulages de pieds, des morceaux de cuir de toutes les formes et de toutes les couleurs, de la colle et surtout le fameux pied en fer qu’il tenait tout le temps entre ses jambes. S’entassaient aussi dans un coin de son atelier des piles de vieilles paires de chaussures retapées ou non et non récupérées par leurs propriétaires et dont il ne voulait en aucun cas se débarrasser. Une fois rassuré que ces vieilles chaussures avaient été abandonnées, il n’hésitait pas à en utiliser certains morceaux pour raccommoder d’autres. 
Honnêteté et probité obligent ! Notre artisan était très estimé de tous les habitants pour les services qu’il leur rendait et surtout pour sa gentillesse et sa modestie. Il ne réfléchissait pas deux fois pour réparer gratuitement le soulier d’un nécessiteux, voire lui offrir une paire d’occasion.  Mon père m’envoyait souvent chez lui pour remettre à neuf les chaussures de toute la famille, et dans ce cas, je les lui laissais  toutes. Il me demandait souvent de revenir les récupérer une journée ou deux plus tard. Il ne me refusait jamais une réparation urgente. Il me remettait entre-temps une paire de mules et se mettait très vite à la  tâche, et ce, après avoir inspecté minutieusement la chaussure pour repérer là où il devait intervenir. 
D’un geste rapide, il l’enfonçait en l’ajustant parfaitement dans l’enclume qu’il serrait fortement entre ses jambes et commençait sa besogne. 
Ce qui m’étonnait le plus, c’est le fait de le voir cracher des clous un par un, les mettre dans sa main et les enfoncer avec la précision d’un chirurgien le long de la semelle. Et je me suis toujours demandé comment il arrivait à sortir les clous de sa bouche. 
J’ai compris qu’il en mettait une bonne  poignée et en extrayait l’un après  l’autre pour gagner du temps.       Il maniait habilement tous ses outils.
   Outre la réparation, si Hamdane fabriquait traditionnellement aussi des souliers et des sandales. On pouvait apercevoir, entreposés dans son local-atelier, des rouleaux de cuir, des patrons et des gabarits. C’était un plaisir de le voir en train de donner vie à tous les éléments qui allaient composer la chaussure en travaillant la matière première selon le modèle choisi. Muni d’un cutter et de ciseaux, il aiguisait son œil sur les possibles défauts de peau, grainage et sens de la coupe. L’anatomie de chaque chaussure n’avait aucun secret pour lui. Il aimait la précision, l’odeur du cuir et la douceur des peausseries velours. Et de fil en aiguille, le soulier prenait forme sous ses mains d’artiste. Chez lui, l’expression «au millimètre près» n’était pas qu’une devise, c’était un métier.
Le regretté était un personnage respectueux et respectable. Le teint clair et le regard vif, il s’habillait modestement et était bien chaussé, contrairement au proverbe (cordonnier  mal chaussé). 
Il était certes réservé, mais quand il connaissait le client, il n’hésitait jamais à faire la causette en dissertant sur les questions de la vie en général,  particulièrement sur les événements de la ville. J’étais élève, à l’époque, à l’école Emir-Abdelkader de Tissemsilt, à proximité  de son échoppe, qui, malheureusement, a été rasée. 
Une destruction qui a jeté l’émoi sur  toute une population qui voyait, sans pouvoir agir, sa mémoire enterrée.
  Il profitait de ma présence pour papoter un peu  en  me demandant en quelle classe j’étais, quel a été mon dernier classement..., histoire de me faire parler, de briser la glace avec le fils de l’un de ses meilleurs amis et de me donner des conseils sur l’importance de l’instruction dans la vie. Il jouait à l’image de tous les artisans de la ville  un rôle social primordial. Outre son tablier de travail qui lui arrivait jusqu’aux chevilles, il était connu surtout, au même titre que mon défunt père, pour le port de la fameuse chéchia rouge que beaucoup de Vialarois  portaient à l’époque  et qui a pratiquement disparu de notre ville. 
Le tarbouche pour certains ou la chéchia stamboul, pour d’autres, était considérée comme le summum de l’élégance masculine de bon nombre de nos parents et grands-parents. Après son décès, son local a définitivement fermé, sonnant le glas à un métier de cordonnier, très propice jadis et qui se fait de plus en plus rare. Eh oui, nous vivons dans une société du «jeter après usage»(jetable).
 Les jeunes préfèrent acheter une nouvelle paire. Il reste néanmoins les familles aux petits revenus qui continuent de faire appel à Abdelkader.  Aujourd’hui, seuls quelques cordonniers ont pu résister à cette mutation.
Et ce sont surtout des passionnés du métier ou des chômeurs qui, faute d’autre alternative, dressent leur table avec leur petite artillerie dans des rues commerçantes de la ville, pour dépanner quelques passants et pallier une urgence. 
Qu’il vente ou qu’il pleuve, on les retrouve toujours dans leurs petits coins habituels s’attelant à la tâche dès les premières heures de la matinée.

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