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Rubrique Culture

L’ASPECT RÉFORMISTE DE L’ŒUVRE DE TAHA HUSSEIN DE MOHAMMED ARKOUN Ou l’échec des idéologies qui confortent les systèmes de pensée anciens

Cette œuvre posthume du grand islamologue et penseur algérien a été écrite en 1954. Mohammed Arkoun, alors âgé de 25 ans, avait soutenu un mémoire de maîtrise sur l’intellectuel égyptien Taha Hussein. Le texte, enfin publié, apporte d’intéressants éclairages sur la situation du monde arabo-musulman.
 

Il éclaire aussi sur l’esprit déjà très éveillé de son auteur. En prenant connaissance de ce tout premier écrit de Mohammed Arkoun, le lecteur peut en effet se rendre compte que la nature avait doté l’esprit du futur spécialiste de l’islam de brillantes qualités intellectuelles. Touria Yacoubi Arkoun, l’épouse du disparu, l’a fort justement relevé dans l’avant-propos : «En plus de la clarté de l’analyse historique rigoureuse et fine que le jeune M. Arkoun, à peine vingt-cinq ans à l’époque, nous fait avec pédagogie dans ce travail, je tenais à mettre en exergue cet esprit critique précoce dont il ne se départira jamais jusqu’à la fin.» L’auteure de cette courte introduction explique aussi pourquoi le mémoire de maîtrise n’avait pas été rendu public : «Visiblement, il avait gardé un très mauvais souvenir de sa présentation à la Maison des Etudiants à Alger en 1954 tant les réactions du public avaient été violentes à son égard. Présentation qui lui porta préjudice du côté algérien comme du côté français au point qu’il le rangea et ne songea jamais à le publier.» Les raisons de la polémique ainsi provoquée sont simples : «En Algérie, à l’époque en lutte pour son indépendance, on ne savait tolérer qu’il fût dit un seul mot qui pût discréditer les leaders intellectuels arabes érigés alors en icônes intouchables. En France, il était encore plus intolérable d’entendre certaines vérités de la bouche d’un colonisé !» Eh oui ! le jeune Arkoun avait eu le culot, à l’époque, de défendre des idées jugées «subversives» par les bien-pensants de tout bord. Touria Yakoubi Arkoun précise encore dans son avant-propos : «Des années après sa disparition, à le lecture du seul exemplaire en piteux état de ce texte tapé à la machine plus de 60 ans auparavant, et découvert à la faveur de mon déménagement vers le Maroc, j’eus un véritable choc tant le contenu me semble coller à la réalité de ce que nous vivons encore aujourd’hui dans nos sociétés arabo-musulmanes. La frilosité et le trop grand conformisme des intellectuels de l’époque, y compris Taha Hussein, s’illustrèrent par leur réticence à aller jusqu’au bout des idées qu’ils prônaient au départ. L’ignorance institutionnalisée y était également pour beaucoup, dont nous n’avons pas encore fini de mesurer les ravages galopants dans nos pays.» Pour toutes ces raisons, Touria Yakoubi Arkoun a décidé «de publier ce texte pour son éclairage historique et scientifique de la situation de l’Islam dans les années 50» (le livre est publié par les éditions Frantz-Fanon en coédition avec l’éditeur marocain La Croisée des Chemins).
C’est le genre d’ouvrage qui, dans sa forme didactique, se distingue déjà par la clarté de sa structure : une introduction traitant des «divers aspects du réformisme musulman» ; en première partie un «exposé analytique» sur Taha Hussein et sur son «idéologie réformiste» ; en deuxième partie un «exposé critique» portant sur «l’efficacité de l’attitude réformiste en général» et sur la «portée réelle du réformisme de Taha Hussein» ; enfin une conclusion consacrée à «la tâche de l’intellectuel musulman». Aux qualités pédagogiques du texte, à la force du raisonnement, à la lisibilité s’ajoutent donc le jugement intellectuel (la critique) et des idées nouvelles propres à Mohammed Arkoun. Celui-ci donne ainsi son propre éclairage sur la Nahda notamment (la renaissance arabe moderne), c’est-à-dire la période d’effervescence intellectuelle du monde arabe, entre le début du XIXe siècle et les années 1950. Pour rappel, ce mouvement de modernisation avait touché les sphères culturelle, sociale, politique, religieuse et littéraire. L’auteur commence par remonter le temps : aux sources du réformisme musulman, Ibn Hanbal puis Ibn Taymiyya. A ces réformateurs orthodoxes s’ajoute Mohammed Ben Abdelwahhab : «(...) Ce mouvement wahhabite semble avoir été l’une des origines lointaines du réformisme moderne des salafiyya qui (...) s’en sont proclamés les chauds partisans.» Au Moyen-Orient, l’influence du wahhabisme commence à se faire sentir dès le début du XIXe siècle. En Algérie, «l’Association des oulémas algériens, fondée en 1931 par le cheikh Abdelhamid Ben Badis, présente dans le domaine religieux principalement des attaches indéniables avec le rigorisme wahhabite par la proscription qu’elle fait des confréries, du maraboutisme et du culte des saints, par son caractère combatif et le zèle qu’elle apporte à faire revivre l’Islam primitif en répandant l’enseignement de l’arabe classique».
L’auteur se réfère à des repères et évènements historiques essentiels pour bien opérer la distinction entre réformisme «classique» (les réformateurs orthodoxes) et réformisme «moderne» (représenté par le Persan Djamal ad-Dîn al-Afghani et l’Egyptien Mohamed Abduh notamment). Pour lui, l’évènement majeur a été la rencontre entre l’Orient et l’Occident au XIXe siècle. Après la cassure profonde qui se produisit à partir de la Renaissance, «c’est donc porteuse de cette riche civilisation, résultat d’un labeur patient et intense, que l’Europe va pénétrer dans l’Orient arabe parvenu au plus bas terme d’une décadence qui a commencé en 1258». En 1798, Bonaparte fait son expédition d’Egypte. Alors que l’Empire ottoman se décompose, Méhémet Ali (Mohammed Ali, pacha d’Egypte) «va s’attacher à la rénovation culturelle de l’Egypte». La première imprimerie arabe est fondée à Boulaq en 1822, des missions scientifiques sont envoyées en Europe, des écoles sont ouvertes, des journaux paraissent... Ce sont «autant de facteurs décisifs qui ouvrirent à la culture musulmane, recueillie par al-Azhar depuis l’invasion mongole en 1258, de larges horizons sur la culture occidentale, alors autrement plus dynamique, plus réaliste et plus intégralement humaniste. Cette rencontre qui revêtira le caractère d’un choc violent à mesure que la découverte de l’Occident s’élargira nous explique pourquoi l’Egypte prendra bientôt la tête d’un mouvement réformiste que nous appellerons «moderne» parce qu’il aura pour tâche essentielle d’accorder les valeurs profanes importées d’Europe avec les impératifs divins contenus dans le Coran». Mohamed Abduh (1849-1905), moins «panislamiste» que son maître al-Afghâni (1839-1897) et plus attaché que lui à l’Egypte et à la culture arabe prône le «retour aux sources scripturaires primitives, les seules saines», mais ne se limite pas à cet aspect mystique et apologétique. Car celui qu’on peut considérer comme «le vrai père spirituel de l’Orient arabe» accorde aussi à la raison «une place privilégiée dans l’examen du dogme». Naturellement, «le domaine très vaste défriché et richement ensemencé par Mohamed Abduh» va être exploité par diverses tendances réformistes, chacune privilégiant et prolongeant un aspect de son programme. Les trois forces principales sont les ultra-conservateurs (oulémas sortis des vieilles universités telles qu’al-Azhar, la Zitouna), l’école du Manâr (le Phare, une revue fondée en 1897 par Rashid Ridâ) et, en troisième lieu, les intellectuels musulmans modernes dont Mohammed Arkoun fait l’analyse de «l’œuvre déjà bien vaste de l’un de ses plus authentiques et plus dignes représentants : Taha Hussein».
Rapide éclairage sur le parcours de l’homme, inséparable de son milieu, et qui s’affirme déjà très jeune comme un esprit rebelle. Les longues et pénibles années passées à l’université d’al-Azhar fortifient en lui une révolte irrépressible : c’est là que «la conviction s’ancre en lui qu’al-Azhar, objet d’une admiration sans borne de la part du peuple, est, en fait, la citadelle de l’obscurantisme, la cause de l’apathie intellectuelle des musulmans». Le passage éclair de Mohamed Abduh et d’al-Marsafi dans ce bastion du conservatisme étroit lui est bénéfique. Surtout, «c’est le cheikh al-Marsafi qui cependant eut sur Taha Hussein l’influence la plus durable. C’est lui qui l’initia aux beautés de la littérature et aux finesses de cette langue arabe qu’il maniera plus tard avec tant d’aisance et de subtilité». Esprit curieux, il ne pouvait pourtant pas se satisfaire de l’enseignement d’al-Marsafi. Mais un évènement important va changer le cours de sa vie : «Heureusement, une circonstance fortuite allait permettre à Taha Hussein de s’engager enfin dans la voie de la libération totale : ce fut la création, en 1908, par un groupe de notables, d’une Ecole supérieure de lettres et de littérature arabes qui sera reconnue officiellement en 1925 comme université égyptienne. Taha Hussein commença immédiatement à suivre les cours de cette université». Le plus remarquable, à l’époque, c’est que cette université «ne s’oppose pas seulement à al-Azhar par ses programmes mais aussi et même surtout par son esprit». La double éducation ainsi reçue — «fortement religieuse d’abord, puis franchement laïque» — va déterminer une double exigence chez Taha Hussein. Cette double exigence est la suivante : «D’une part, le poids d’une tradition spirituelle séculaire s’imposant à la conscience et au cœur ; de l’autre, l’attraction exercée sur l’intelligence par un monde nouveau, riche d’enseignements divers et capable surtout d’assouvir cette soif de comprendre, d’expliquer, d’édifier des systèmes solides, conformes au réel, permettant par la suite d’aller de l’avant.» L’attitude réformiste future de Taha Hussein et qui «semble être un effet constant pour réaliser un compromis difficile entre le conservatisme extrême et le radicalisme révolutionnaire», fait alors penser au balancier du danseur de corde, ce long bâton dont se sert celui-ci pour maintenir son équilibre. Mohammed Arkoun précise et définit les caractères distinctifs de cette attitude réformiste, si délicate. Taha Hussein «veut avant tout attirer l’Orient, attardée à des conceptions moyenâgeuses et confinée dans un Islam desséché, presque mort, non pas tant aux conquêtes matérielles de la civilisation occidentale, mais à son esprit et à ses méthodes». Il s’agit de «ressusciter la culture arabo-islamique selon une méthode critique objective». Et c’est «cet esprit qui a motivé et, par suite, animé chaque ouvrage de Taha Hussein». Cette attitude «conciliatrice et harmonisatrice» est largement expliquée dans son ouvrage célèbre : L’avenir de la culture en Egypte. Il y souligne notamment que «l’Egypte ne deviendra une nation moderne, capable de se mesurer sans complexe d’infériorité aux nations européennes, que grâce à un enseignement organisé à tous les échelons selon les exigences actuelles». Taha Hussein admet le principe de l’adoption des diverses cultures occidentales, mais toute réforme de l’enseignement doit être rattachée, selon lui, au réformisme orthodoxe des salafiyya. Il reste convaincu que «l’Islam et l’enseignement islamique ne peuvent que conserver leur importance». Au contraire de cette idéologie culturelle, Taha Hussein ne s’est pas trop étendu sur ses idées politiques et sociales : «Partagé entre la nécessité de respecter le pouvoir du jour et le désir ardent de libérer la masse de sa condition pénible, il apparaît surtout comme un idéaliste, plus soucieux de réaliser des compromis.»
S’étant fait le champion de la culture et de l’éducation des masses, Taha Hussein s’est en fait attelé à une tâche très difficile. D’où la portée réelle de son réformisme. Pour Mohammed Arkoun, les lignes d’évolution proposées par Taha Hussein achoppent sur deux points fondamentaux et qu’il décortique dans cette étude. Le premier point à la base de toute réforme profonde et féconde de l’enseignement, c’est déjà de définir précisément la vocation intellectuelle et culturelle des peuples musulmans. Le deuxième point fondamental, c’est évidemment l’introduction et l’adoption de l’esprit critique «jusqu’à ses extrêmes conséquences», dans les pays musulmans. Or, pour les réformistes, y compris Taha Hussein, la seule ambition est d’évoluer dans les cadres que l’Islam a fixés, «et évoluer très vite». Ceux qui s’efforcent vers cet idéal offrent alors un bel exemple de dédoublement. Tel l’étudiant : «Tout ceci aboutit à irriter l’intelligence de l’étudiant qui, rebuté par des réalités sociales souvent pénibles, devient un aigri et un révolutionnaire. N’ayant qu’une demi-culture et une formation étriquée, il est plus exigeant qu’efficace. Voilà pourquoi les étudiants sont les premiers à descendre dans la rue dès qu’il s’agit de manifester. Incapables de penser seuls parce qu’une échelle de valeurs leur fait défaut, ils vont se joindre aux prolétaires mécontents pour rechercher un exutoire dans des luttes politiques aussi violentes que stériles.» L’analyse critique du réformisme de Taha Hussein aboutit aux deux objections suivantes : «Une définition partiale ou tout au moins équivoque de la vocation culturelle et intellectuelle de l’Egypte, un refus de porter sur la Tradition musulmane le même examen critique que sur la littérature et l’histoire afin de rompre avec les lieux communs de l’apologétique et de définir une base sûre d’évolution.» Pour finir, Mohammed Arkoun va mettre en relief «le caractère utopique et superficiel de son idéologie politique et sociale pour achever de montrer combien les réformes qu’il nous propose supposent de conditions préalables pour être pleinement réalisées».
Œuvre magistrale écrite, faut-il le répéter, à l’âge de 25 ans, L’aspect réformiste de l’œuvre de Taha Hussein éclaire bien des aspects du réformisme musulman et de son échec. Au-delà de la trajectoire des réformistes et de celle de Taha Hussein en particulier, le livre propose une «lecture novatrice de l’Islam basée sur sa muabilité et son historicité» (quatrième page de couverture). Un ouvrage «dès lors essentiel tant par sa démarche inédite pour la compréhension du réformisme musulman que par sa qualité de clé indispensable à l’appréhension de la pensée arkounienne». Tout est dit dans cette note de l’éditeur et qui invite à (re) découvrir l’éminent penseur d’un Islam humaniste. Mohammed Arkoun (1928-2010) avait toujours plaidé pour un Islam repensé dans le monde contemporain. Il y a d’ailleurs consacré de très nombreux ouvrages (en français, anglais et arabe) traduits en plusieurs langues. Militant actif du dialogue entre les religions, les peuples et les hommes, internationalement reconnu, ce spécialiste de l’Islam fut, entre autres, professeur émérite de la pensée islamique et enseigna l’«islamologie appliquée», discipline qu’il a développée dans diverses universités européennes et américaines. «Son concept fondamental était celui d’une raison émergente, qui tiendrait compte des impasses de la modernité et des clôtures dogmatiques des religions», résume Rachid Benzine, qui fut son élève.
Hocine Tamou

Mohammed Arkoun, L’aspect réformiste de l’œuvre de Taha Hussein, éditions Frantz-Fanon, Tizi-Ouzou 2019, 166 pages, 700 DA.

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