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Rubrique Le Soirmagazine

C’est ma vie Le triste sort de Ghania

PAR BELAID MOKHTAR
Petite, Ghania m’en a fait voir des vertes et des pas mûres. Colérique, capricieuse et paresseuse, elle m’obligeait à céder à tous ses caprices en échange de la paix. Les fessées, les punitions et autres privations n’avaient aucun effet sur elle...
Kader, mon mari, s’est caché derrière le fameux principe que l’éducation d’une fille doit être faite exclusivement par la maman, et que pour un garçon c’est le rôle du papa.
- Débrouille-toi avec elle, moi je m’en lave les mains ! me répétait-il.
Trois ans après la naissance de cette chipie, j’ai eu ma deuxième fille, Meriem. Contrairement à sa sœur, elle est sortie de mon ventre en douceur et sans me causer la moindre souffrance. Mais comme on dit, «jamais deux sans trois» ! Un peu plus tard, moi qui souhaitais de tout cœur avoir un garçon, c’est la jolie Yamina qui est venue compléter le trio qui sera la cause de mes dépressions et cheveux blancs prématurés. A l’adolescence, Ghania a été renvoyée de plusieurs établissements scolaires. Mauvaise élève, turbulente et plus bavarde qu’une pie, aucun enseignant(e) ne voulait d’elle dans sa classe. Bonjour la galère, et à moi de me la coltiner toute la journée. Pensez-vous que mademoiselle aurait pensé à m’aider à faire le ménage, à préparer à manger ou simplement surveiller ses petites sœurs durant sa longue période d’oisiveté ? Que nenni ! Elle passait sa journée à suivre des séries interminables à la télé, écouter de la musique assourdissante et se goinfrer de gâteaux et de sucreries. Je lui répétais souvent cette phrase prémonitoire : «Ma fille, sans instruction, tu finiras sûrement comme femme de ménage. Je me fatiguais pour rien, elle ne m’écoutait pas. Je ne pouvais même plus la corriger, son énorme gabarit et ses quatre-vingt-cinq kilos étaient plus que dissuasifs pour moi qui ne pèse que soixante kilos mouillée ! Ce qui me tracassait le plus, c’était l’influence néfaste qu’elle exerçait sur Meriem et Yamina. Elle leur répétait sans relâche que cela ne mène à rien de perdre son temps à l’école, qu’il suffit de se marier avec un homme ayant une bonne situation pour se la couler douce, que les diplômes ne servent à rien, que toutes ses copines qui sont sorties de l’université bardée de diplômes n’arrivent pas à décrocher un emploi... Et ce qui devait arriver arriva, Meriem et Yamina commencèrent à imiter Ghania, elles décidèrent donc à leur tour d’arrêter leur scolarité dès la fin du cycle primaire, alors qu’elles étaient de bonnes élèves. J’ai bien entendu essayé de les forcer à reprendre le chemin de l’école en usant de mon autorité maternelle. En vain. J’ai fini par baisser les bras pour m’occuper de la santé de leur père qui devenait de plus en plus préoccupante. Pêcheur sur chalutier, l’air marin a fini par lui détruire les poumons. Sa toux devenait de plus en plus inquiétante, et il lui arrivait même de cracher du sang. Les différents médecins et spécialistes qui l’ont examiné ne sont pas arrivés à bout de son calvaire qui a duré plus de huit ans. Puis la mort, comme une délivrance, est venue mettre fin à ses atroces souffrances. Le jour de l’enterrement, alors que nous étions toutes bouleversées par la disparation du pilier de la maison, j’ai surpris ma fille Ghania en train de se parfumer et se maquiller dans sa chambre. J’ai été horrifiée devant tant d’indifférence et de froideur. Je suis persuadée que lorsque mon tour viendra pour rejoindre mon époux, elle agira de même. Maintenant que notre seule source de revenus s’est tarie, il fallait se retrousser les manches et chercher du travail. J’ai pu en trouver par l’intermédiaire d’une amie un poste de femme de ménage au sein d’une banque. La tâche était ardue, j’ai donc obligé Ghania à m’épauler sous peine de lui couper les vivres. Elle n’avait pas le choix et c’était non négociable si elle voulait garder ses privilèges. L’une de mes plus grandes joies, je l’ai eue le jour où Ghania m’a raconté en pleurnichant et hoquetant, qu’en rentrant dans un bureau avec son seau et sa serpillière, elle a trouvé assis face à son ordinateur une ancienne copine d’école. Cette dernière l’a reconnue et lui a fait la bise, après quelques formules de politesse, il a fallu qu’elle fasse son travail. C’était toute honte bue qu’elle fut contrainte de se courber devant l’occupante des lieux pour nettoyer le sol. J’ai fait semblant de compatir alors qu’intérieurement je jubilais. La vie nous réserve souvent de petites vengeances sans que l’on s’y attende. Quand arriva l’âge de convoler, Ghania jeta son dévolu sur Atmane, un baratineur capable de vendre un peigne à un chauve. Il lui faisait miroiter l’espoir d’un mariage proche rien que pour profiter de ses charmes et du peu d’argent qu’il arrivait à lui soutirer. Et le jour où il a trouvé une autre idiote plus riche, il a déguerpi sans donner son adresse. Ghania a pleuré durant plusieurs jours après cette cuisante humiliation. Meriem et Yamina trouvèrent chaussure à leur pied. La première a épousé un chauffeur routier, la seconde un électricien auto. Evidemment, cela a rendu folle de jalousie Ghania. Elle multipliait les visites chez ses sœurs qui n’habitaient pas très loin de chez nous. Un jour, en se rendant chez Yamina, Ghania rencontra un homme de petite taille. Elle n’arrêta pas de le regarder du coin de l’œil et de pouffer de rire. Agacée, sa sœur lui demanda de la rejoindre dans la cuisine. Lorsqu’elles furent seules, Yamina dira to de go :
- Qu’est-ce que tu nous fais là ? Arrête de te moquer de notre invité, c’est gênant et mal poli !
- Où avez-vous déniché ce nabot, il est vraiment ridicule, il ressemble à un nain de jardin ?
- Sache que c’est un chef mécanicien, que c’est un collège à mon mari, qu’il procède une très belle maison à deux pas d’ici, que son salaire est dix fois supérieur au tien et qu’il est célibataire.
Après cette mise au point, la conduite de Ghania vis-à-vis de lui a radicalement changé. Elle commença à le complimenter à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, à rire de toutes ses boutades, à lui sourire. Le mécano, qui n’avait pas la cote avec la gent féminine, était ravi. Après trois ou quatre rencontres programmées avec la complicité de sa sœur, Ghania finit par envoûter sa victime qui ne tarda pas à l’épouser. Une fois mariée et installée dans sa luxueuse maison, elle jeta ses seaux et ses serpillières. Il n’était plus question pour elle de trimer comme boniche. Et du jour au lendemain, madame ne fréquentait plus que les salons de coiffure huppés, s’habillait plus avec des goûts de luxe, s’est achetée une belle voiture et ne venait presque plus me voir moi sa mère, ni ne rendait visite à ses sœurs. La plus blessée c’était Yamina qui l’avait aidée à mettre le grappin sur son conjoint. Ainsi, nous n’étions plus de son rang social. Cette exclusion dura plusieurs années. Durant la longue période où elle nous a snobées, elle mis au monde trois garçons. Nous étions mes filles et moi invitées à chaque naissance, mais c’était juste pour nous mettre plein la vue devant les somptueuses fêtes qu’elle organisait, puis ce fut la mise à l’écart pour nous de nouveau. En grandissant, ses galopins ont hérité de tous les mauvais penchants de leur maman. Ils étaient aussi bavards, paresseux, mauvais à l’école et peu respectueux des parents. C’était au tour de Ghania de se lamenter et de s’arracher les cheveux. Pour moi, c'était un juste retour de manivelle. Mais la vraie descente aux enfers pour Ghania débuta par un matin d’hiver froid et pluvieux. Elle qui nous avait presque bannies de son existence est venue toquer à ma porte, la mine déconfite et les larmes aux yeux, pour m’annoncer que son mari venait de perdre la vie dans un grave accident de voiture. Elle voulait que je l’aide financièrement durant cette mauvaise passe qui l’attendait. Sans prendre de gants ni essayer de la consoler, quoique j’ai eu de la peine pour le malheureux disparu, je lui ai jeté à la figure qu’elle n’aura pas un sou venant de moi ni de ses sœurs, qu’elle n’avait qu’à vendre sa voiture et reprendre ses seaux et ses serpillières pour redevenir ce qu’elle était. Elle reprendra son travail de femme de ménage pour nourrir ses enfants. Quelques mois plus tard, mes pressentiments n’étaient pas des paroles de vieille folle comme elle me le disait quand elle était encore jeune.
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