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« Frères des frères » et « amis des frères »

Fin octobre 2023, s’est éteinte Elyette Loup, moudjahida contre la colonisation française. Dans la presse algérienne, agence nationale de presse APS en premier, elle est présentée comme une «amie de la Révolution». Le 28 décembre dernier, on déplore également la mort de l’éminent professeur Michel Martini, moudjahid digne de ce nom et un des pères fondateurs de notre médecine. Lui aussi est défini comme un simple «ami de la Révolution». Indépendamment de leur qualité commune de combattant de la liberté, deux autres points les caractérisent : ils étaient de racines françaises et communistes, l’une née en Algérie et l’autre en France.
En présentant ainsi des moudjahidine d’origine européenne, communistes par engagement politique, sans foi musulmane et parfois de racines ou de confession juives, la presse algérienne ne fait donc que traduire itérativement une culture dominante dans le pays. Et à exprimer une sorte de pensée unique qui veut que n’est moudjahid ou chahid que l’Algérien berbérophone, arabophone et musulman «certifiés hallal». On est en même temps en présence d’une culture de l’ingratitude et de la négation qui a pour pendant une inculture historique et pour soubassement un racisme endémique et latent qui refuse de dire son nom !
Face à une telle ingratitude, un tel déni et une telle injustice, la famille du héros de la guerre d’indépendance, Henri Maillot, est sortie de son long silence, en juin 2017, pour s’insurger contre «l'ostracisme et le déni de reconnaissance énigmatique que d'aucuns n'arrivent pas à expliquer». Au fond, une proscription et une scotomisation à la base de son «bannissement du panthéon réservé aux martyrs». Trop, c’était trop !
Et lorsque le chroniqueur parle ici de scotomisation, il ne force en rien le trait. La scotomisation, c'est bien ce processus de dénégation psychologique qui permet de refuser de voir des contenus, images et souvenirs par trop angoissants. Il y a alors formation d'un scotome psychique sélectif qui rétrécit le champ de conscience et favorise l'amnésie. C'est bien de cela qu'il s'agit, d'une certaine manière, à propos d'Henri Maillot et des autres combattants d’ascendance européenne pour notre indépendance. Synonymes de négationnisme historique, l'excommunication et la dénégation, avant qu'elles ne soient parfois le fait de l'autorité officielle, sont d'abord celles des mots des médias et de monsieur tout-le-monde.
Tenez, par exemple, au mois de juin 2015, comme le relevait alors la famille d'Henri Maillot, l'APS, l'auguste agence nationale, encore elle, avait publié une dépêche dans laquelle le chahid était qualifié «d'ami de la Révolution algérienne». Un «impair lourd de sens et qui illustre on ne peut mieux le sort réservé aux chouhada et moudjahidine d'origine européenne», soulignait, avec la profonde douleur que l'on peut imaginer, la famille du martyr. Cette marque d'ostracisme et d'inculture historique est malheureusement assez courante dans la presse privée et publique, comme on l’a encore relevé à l’occasion des disparitions en 2023 des moudjahidine Elyette Loup et Michel Martini.
Faudrait-il, comme l’a fait la famille Maillot, rappeler aux ignares en question certains faits historiques montrant l'enracinement et l'attachement d'Henri Maillot et des siens à notre patrie commune, l'Algérie ? Ces négationnistes, prompts à exclure tout Algérien non musulman et non arabo-berbère, ignorent probablement que «la famille Maillot est installée en Algérie depuis six générations et ne l'a jamais quittée malgré tous les drames qui ont secoué notre pays». Ils oublient ou feignent d'oublier que le moudjahid Henri a offert ce qu'il avait de plus précieux pour défendre sa patrie : sa vie.
Faudrait-il les convaincre, une fois pour toutes, de l'engagement patriotique d'Henri Maillot, mort, les armes à la main, le 5 juin 1956, au cœur du massif de l'Ouarsenis, en compagnie d'un autre chahid, Maurice Laban ? Il leur suffirait alors de lire sa lettre à la presse parisienne destinée à justifier sa désertion avec un camion bourré d'armes et de munitions, destinées à l'ALN. Il écrivait ceci : «Il y a quelques mois de cela, Jules Roy, écrivain et colonel de l'armée française, disait : “Si j'étais musulman je serais du côté des fellagas''. Moi je ne suis pas musulman mais je considère l'Algérie comme ma patrie et je dois avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils. Et ma place est au côté de ceux qui ont engagé le combat libérateur (…) Ce n'est pas une lutte de religion ni de race, comme voudraient le faire croire certains possédants de ce pays, mais une lutte d'opprimés contre leurs oppresseurs sans distinction de races ni d'origines (…) En désertant avec un camion rempli d'armes, j'ai conscience d'avoir servi les intérêts de mon peuple et de ma patrie.»
Par conséquent, et afin de mieux préserver la mémoire du martyr et les idéaux pour lesquels il s'est sacrifié, sa famille ne demandait rien d'autre qu'une «reconnaissance». Aussi simple que cela ! Elle aurait tant aimé «voir son nom gravé sur le fronton d'un lycée, d'une université, d'une cité ou bien lui dédier un lieu de mémoire pour que son sacrifice pour une Algérie libre, indépendante, fraternelle, tolérante et juste ne soit pas vain». Un geste tellement simple qui «le sortira de la nuit de l'oubli où il a été longtemps confiné, à l'instar d'autres martyrs algériens d'origine étrangère».
Mais il y a cependant pire que de qualifier de réels moudjahidine et de vrais chahid «d’amis de la Révolution» ou encore «d’amis de l’Algérie» : des tentatives de débaptiser des rues ou des frontons d’établissements publics portant les noms de martyrs d’origine européenne. Les exemples ne manquent pas à ce sujet : en 1990, à Ténès, la mairie FIS qui a supprimé d’une rue le nom de Pierre Ghenassia, enfant de la ville, mort au combat à Tiberguent dans l’actuelle wilaya de Mila, en février 1957. Il a fallu l’intervention déterminée de moudjahidine de la Wilaya IV, conduits par Mustapha El Blidi, officier du fameux «Commando Ali Khodja», pour remettre la plaque portant son nom. Dans ce cas précis, Pierre Ghenassia cumulait toutes les tares rédhibitoires aux yeux des édiles islamistes : il était communiste, portait un nom et un prénom français et était de racines juives par-dessus le marché !
Autre tentative d’effacement mémoriel, mise finalement en échec grâce à une mobilisation sans précédent d’une partie éclairée de l’opinion publique, la débaptisation en 2016, par la municipalité d’Oran, d’une rue portant le nom du moudjahid guillotiné en 1957, Fernand Yveton. Ce dernier, seul Algérien d’origine européenne à avoir été décapité, était lui aussi communiste. Fernand Yveton, ouvrier du PCA, enfant du Clos-Salembier (El Madania depuis 1962) comme son voisin de quartier Henri Maillot, avait été guillotiné au même titre que 198 prisonniers politiques «indigènes» condamnés à mort. Outre Oran, une autre rue à El Madania porte le nom de ce martyr emblématique de l’indépendance de son peuple.
Derrière Elyette Loup, Henri Maillot, Fernand Yveton ou Pierre Ghenassia, exemples symboliques, n'oublions pas par ailleurs et à titre illustratif d’autres moudjahidine, tels les frères Sportisse, Juifs communistes de Constantine. George de Compora, ex-condamné à mort qui n'a jamais quitté Bab-el-Oued. Félix Colozzi. Lucette Laribère et Evelyne Lavalette. Jean-Baptiste Peretto, ex-SG des dockers d'Alger où il est enterré. Jacques Salort, ancien directeur d'Alger-Républicain. Et les ecclésiastes Duval, Scotto et Béranger. Roland Siméon, officier de l'ALN. Georges Raffini et le Dr Georges Connillon, morts dans les Aurès. Roger Touati, autre juif algérien mort dans la wilaya IV. Sans oublier tous les moudjahidine de l’ombre, les fameux «Malgaches», notamment le grand Pablo Raptis, aujourd'hui disparu. Des noms de grands vaillants à rappeler contre le négationnisme, l’ingratitude, le racisme à connotation religieuse et la gangrène de l’oubli (formule de l’historien Benjamin Stora).
Ceci dit, la médaille de la négativité algérienne a, fort heureusement, son revers, la positivité qui s’exprime, à divers titres, à travers la reconnaissance officielle ou populaire de la lutte patriotique d’Algériens de souche européenne. Comme dans le cas du martyr allégorique Maurice Audin dont une place-phare d’Alger, l’École polytechnique d’Oran et la 38e promotion de l'ENA (Alger, juin 2005) portent aussi son nom.
Et comme il n’est jamais trop tard pour bien faire, il existe aujourd’hui, et c’est bien heureux, l’Association internationale des amis de la Révolution algérienne. Créée durant l’été 2023, à l’initiative de patriotes discrets, hommes de forte conviction, au demeurant serviteurs dévoués de la Révolution et de l’État algériens, cette association milite pour la reconnaissance de la contribution multiforme des étrangers qui se sont mobilisés pour dénoncer le colonialisme français et défendre l’indépendance du peuple algérien, à travers le monde entier. Par définition, engagée contre l’amnésie, l’ingratitude et le négationnisme. Elle est, au fond, mue par l’idée essentielle de faire le distinguo, net et subtil, entre les «amis de la Révolution» et les Algériens d’extraction européenne, mais de vrais moudjahidine ou d’authentiques chahid. De son juste point de vue, l’amalgame est injuste et intolérable.
Du point de vue de la réalité historique, les «Amis de la Révolution» algérienne furent des milliers à travers les cinq continents. Ce sont notamment les insoumis, les objecteurs de conscience, le Groupe Nizan, les Non-violents, les Libertaires, les «Camarades des frères» (trotskystes et maoïstes), les pétitionnaires (mémorable Manifeste des 121), les syndicalistes, les artistes et les intellectuels en France. Et, plus symboliques encore dans le même pays, les réseaux Jeanson, Curiel, Raptis et la Voie communiste. Et ce sont aussi les Anticolonialistes de tout bord, belges, suisses, hollandais, allemands, italiens, autrichiens, suédois, yougoslaves, japonais, argentins et brésiliens, d’entre autres pays.
D’où, désormais, la nécessité de ne plus confondre les «frères des frères», en l’occurrence les moudjahidine et chahid d’affiliation européenne, et les «amis des frères», formule de Rachid Khettab, sociologue algérien de formation, et titrant son précieux «dictionnaire biographique des soutiens internationaux à la lutte de Libération nationale algérienne» (Dar Khettab, 2018).
N.K

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